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Utilisation de l'interview par Jules Huret dans son enquête sur l'évolution littéraire

en 1891

Lors de son Enquête sur l'évolution littéraire , Jules Huret interroge soixante-quatre écrivains appartenant à huit courants de pensées. En choisissant un nombre relativement élevé d'individus, Huret espère recueillir suffisamment d'avis, de bons mots qui enchanteront le lecteur. Selon le journaliste, chacun est digne de contribuer à sa façon aux articles qu'il rédige notamment lorsqu'il part en reportage à l'étranger. Passant ou homme assis à côté de lui dans le wagon, Huret profite des opportunités qui lui sont offertes. Cependant, il voyage avec un objectif précis, celui de « créer de l'information », selon les mots de Jean Royer127. En effet, le

reporter part à la source de celle-ci et ne se contente pas de documents déjà «transformés». Jouissant d'un statut particulier, tantôt membre d'une rédaction ou «ambassadeur informel» de la France suivant le lieu où il se trouve, le reporter peut malgré tout éprouver des difficultés pour recueillir des informations. Il contacte alors sa rédaction qui lui fournit une lettre de recommandation ou s'adresse à des personnes susceptibles de le mettre en relation avec celui ou celle qu'il désire interviewer. Lors de son séjour en Allemagne, Jules Huret confie bénéficier d'appuis importants : « On m'a raconté, dans le plus grand secret, tout près de l'oreille.. ou encore, un peu plus loin dans le même ouvrage, J'ai la chance de connaître un haut fonctionnaire d'Etat prussien128... ». L'interview se déroule la majorité du temps au domicile de l'écrivain, ou

125 CNRTL, définition de «interview», [http://www.cnrtl.fr/definition/interview] 126 Larousse

127 ROYER, Jean, «L'entretien», «La littérature et les médias», Etudes Françaises, volume 22 n°3, 1986, p. 118 128 HURET, Jules, En Allemagne, Rhin et Westphalie, Fasquelle, Paris, 1907, p. 486 et 496

plus rarement dans un espace public tel un restaurant, par exemple lorsque Jules Huret rejoint Maurice Materlinck en Belgique. Le récit de ces entretiens débute à des endroits divers, le quai de gare où l'auteur arrive, le salon de l'écrivain ou la rue : « Hier, comme j'allais me diriger justement vers la rue de Douai, j'ai croisé, devant le bureau des omnibus du boulevard des Italiens, le très aimable (…) directeur de la Comédie Française129 ». Jules Clarétie dont il est ici question

semble accessible à tous, du moins Jules Huret veut il nous en donner l'impression. L'interviewer dépeint à chaque fois la personne, excepté lorsque l'entretien n'est pas possible, et se transforme en missive de quelques lignes. Ses descriptions vont jusqu'à sonder l'âme des écrivains participants aux «conversations», à la manière d'un psychologue. Il ne peut interviewer sans connaître le mieux possible ses «sujets». Il est important de noter que les interviews s'effectuent dans le cadre d'un dialogue dialectique, ce qui signifie que les deux parties sont sur un pied d'égalité.

Comment se déroule l'interview? Jules Huret semble adopter un type d'entretien que nous pouvons qualifier de directif à semi-directif. Pour mener à bien son enquête, il établit ainsi une série de questions qui seront posées lors de la rencontre avec celui ou celle dont il souhaite connaître l'avis sur un sujet précis. Ces interrogations demeurent ouvertes, Huret refusant de contraindre son interlocuteur à adopter un discours quasi formaté. Dans son

Enquête sur l'évolution littéraire, la plupart des questions sont posées directement à la

personne en face de lui mais cela ne semble pas être systématique. En effet, des exemples nous indiquent que Huret présente à l'avance ses questions, par courrier ou sur un papier donné le jour même. Il n'a cependant pas toujours la possibilité de s'entretenir avec eux directement et adopte ainsi le genre épistolaire à treize reprises. Les interviewés sont de fait confrontés indirectement à l'enquêteur. Jules Lemaître, «Psychologue» consulté a reçu un courrier du journaliste la veille, « quicontenait toutes mes questions130». La part de l'oralité de

l'entretien, hésitations et autres marques de langage, s'efface ici au profit d'une réponse assurée. « – Heu ! Voyons vos questions. «Le naturalisme est-il fini ?» Bien sûr ,! «Pourquoi ? ...» Est-ce que je sais, moi !131 ». En agissant ainsi, Huret laisse le temps aux hommes de lettres de

mûrir leur réflexion. Dans l'Enquête sur l'évolution littéraire, il souhaite notamment savoir ce qu'il advient du courant naturaliste. Nous pouvons observer de nombreuses similitudes entre les interviews concernant les questions posées. De façon générale, Huret demande si le naturalisme est mort ou bien malade et quelle en est la cause. Puis, il interroge les écrivains autour d'éventuels bénéficiaires de cette disparition, et enfin, il aborde avec eux leurs 129 HURET, Jules, Enquête sur l'évolution littéraire, Charpentier, Paris, 1891, p.354

130 Op.cit., p. 11 131 Op.cit., p.10

courants respectifs. Cela n'empêche pas Jules Huret d'improviser des questions personnelles en fonction des personnalités rencontrées : « - Encore un mot, dis-je en me levant de table132..».

face à Gustave Kahn lorsqu'il s'entretient avec lui à Bruxelles. Lorsque les réponses obtenues ne sont pas assez détaillées ou si la personne demeure impassible face à l'insistance de l'interviewer, celui-ci doit être en mesure de ne pas se laisser impressionner. Il est l'animateur de cet échange et jouit ainsi d'une position de force tacite. Il est détenteur d'une certaine autorité, il n'agit pas seul puisqu'il est envoyé en reportage par une rédaction d'un quotidien de grande influence hors de l'Hexagone qui le légitime. En contrepartie, il est tenu à l'efficacité pour fournir au Figaro des enquêtes ou des reportages documentés. Il use donc de stratégies discursives : « Vous pensez que je leur posai des interrogations sans fin et leur posais toutes les «colles» possibles133».

Cependant, les interviews ne peuvent être totalement contrôlées du commencement à la fin par Huret, car celui-ci en sa qualité de médiateur entre les interlocuteurs et les lecteurs souhaite les laisser s'exprimer sur ce qu'ils désirent.

C- L'utilisation de l'interview par Jules Huret pour son enquête sur la question sociale