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Nous commencerons notre développement par définir l'objet de notre recherche. L'historien contemporainiste Christophe Prochasson considère l'enquête comme étant une « compilation de données suivant des règles procédurales rationnellement établies90..». Le dictionnaire le

Littré, paru à la Belle Epoque en donne quant à lui la définition suivante: « Études,

recherches, en matière de haute administration, faites par ordre de l'autorité. Enquête commerciale. Enquête sur les fers, sur les sucres91. Son étymologie provient du latin

«inquirere» qui signifie «recherche» ». A la lecture de ces propos, nous ne pouvons qu'observer la polysémie du concept et nous interroger encore davantage sur ce qu'est 89 HURET, Jules, Enquête sur l'évolution littéraire, Charpentier, Paris, 1891

90 PROCHASSON, Christophe, «L'enquêteur, le savant et le démocrate. Les significations cognitives et politiques de l'enquête», «Enquête sur l'enquête», Mil neuf cent, n°22, 2004, p.7-14

l'enquête à cette période. Ainsi, est-il nécessaire de parler de celle-ci au singulier ou, au contraire, y adjoindre un pluriel ? Pourquoi enquêter et comment procéder pour la mener à bien ? Qui dirige l'investigation ? De toute évidence, il existe autant d'enquêteurs que de types de recherche précises.

1- L'apport de la sociologie et de la psychologie dans la pratique de l'enquête

L'enquête scientifique implique une démarche de recherche rationnelle, construite et solidement argumentée. Réaliser une enquête implique fréquemment pour ceux qui choisissent ce moyen de collecte d'informations, de se rendre sur le terrain pour expérimenter eux-mêmes. Ils appliquent ainsi les théories édictées au XVIIIe siècle par le philosophe

écossais David Hume. Auteur d' une Enquête sur les principes de la morale et d'une Enquête

sur l'entendement humain, il défend notamment le fait que l'impression prime sur l'idée.

Hume est un empiriste comme le fut Francis Bacon un siècle avant, puisque selon lui, le savoir provient de l'expérience. Enquêter nécessite d'utiliser de façon approfondie ses sens afin de s'imprégner le plus possible de son environnement et Jules Huret applique ces méthodes dans ses reportages. Ainsi, le grand reporter souhaite communiquer ses états d'âme et d'esprit aux lecteurs. L'ouvrage Tout yeux, toutes oreilles en est sans aucun doute l'illustration la plus éloquente. Nous aborderons plus en détails ce point dans notre rédaction. Les sciences humaines et sociales sont quant à elles en plein essor, les savants souhaitant comprendre la place occupée par l'individu, seul ou en groupe dans le monde où il vit. La doctrine positiviste énoncée par le philosophe Auguste Comte à partir de 1830 va marquer ses contemporains dans le domaine politique, juridique et social. Proche des saints-simoniens qui souhaitent réorganiser la société en se basant notamment sur la science, Comte énonce la loi des trois états, le plus abouti d'entre eux étant l'état positif. Dans celui-ci, la raison permet d'expliquer les faits, chaque action en déterminant une autre. En 1839, Auguste Comte démocratise le concept de sociologie, alors forgé par Emmanuel-Joseph Sieyès. Cette science qui a pour mission d'étudier les phénomènes sociaux, en est alors à ses balbutiements et peine à se distinguer de la politique ou de la philosophie jusqu'à la Belle Epoque avec les travaux d'Emile Durkheim.

La pratique de l'enquête dans un cadre scientifique se développe également suite aux travaux du médecin Claude Bernard. En 1865, il publie son Introduction à l'étude de la médecine

expérimentale où il expose sa vision de la recherche médicale. Selon lui, les scientifiques

devraient laisser une place au doute ainsi qu'à l'observation: « L'observateur, avons-nous dit, constate purement et simplement le phénomène qu'il a sous les yeux. Il ne doit avoir d'autre souci que de se prémunir contre les erreurs d'observation..92 ». Ces théories ont influencé Emile Zola pour

l'écriture de ses ouvrages.

Le monde anglo-saxon participe également à l'émergence de l'enquête. Ainsi le britannique Charles Booth choisit de se rendre dans l'est londonien, l'East End, peuplé de nombreux ménages misérables. Son enquête entreprise en 1886 s'intitule Life and Labour of the People. Minutieusement préparée des années durant, elle a pour objectif celui d'apporter un regard novateur et précis sur la pauvreté de ces quartiers93. Afin de mener à bien ce travail, Charles

Booth procède à des entretiens avec des habitants ainsi qu'à des études statistiques qui les classent selon des catégories précises. Son souhait est de donner l'opportunité à ses contemporains expérimentés, la possibilité d'utiliser des données établies scientifiquement. La part accordée à l'observation est grande, et le sociologue note les éléments qu'il rencontre autour de lui dans ses carnets de notes, quarante-six au total.

La Belle Epoque est également celle de l'avènement de la psychologie du « discours de l'âme » en grec. Discipline aux confins de la neurologie et de la psychiatrie, elle vise à étudier le fonctionnement du comportement humain. En 1889 à Paris, durant l'exposition universelle, se tient le premier congrès international de psychologie94. En 1891, l'année où Jules Huret

réalise son Enquête sur l'évolution littéraire, le philosophe et psychologue Théodule Ribot lance un questionnaire (qui paraîtra dans son Evolution des idées générales en 1897). Selon Jacqueline Carroy, ce dernier « constitue un compromis entre l'interrogatoire médical, puisqu'il revêt un caractère oral , et la grande enquête à l'anglo-saxonne puisqu'il porte sur un grand nombre de questionnés (103 en 1891)95 ». Quelques pages plus loin, l'historienne cite Marcel Proust

répondant à des questions autour de sa personne. La psychologie, et de façon plus générale la science, part à la rencontre de la littérature.

Ces influences se ressentent dans les enquêtes produites par Jules Huret. Ainsi, lorsqu'il présente les écrivains rencontrés dans son Enquête sur l'évolution littéraire de 1891, il se réfère à la physiognomonie, alors en vogue à la Belle Epoque. La méthode, parfois décriée et qualifiée de pseudo-science par ses détracteurs, permettrait de pouvoir décrire la personnalité d'un individu grâce à l'étude de son visage. Lorsqu'il rencontre Paul Verlaine, il en dresse la description suivante : « Son crâne énorme et oblong entièrement dénudé, tourmenté de bosses énigmatiques, élisent en cette physionomie l'apparente et bizarre contradiction d'un ascétisme têtu et d'appétits cyclopéens96 . »

93 TOPALOV, Christian, «Raconter ou compter ? L'enquête de Charles Booth sur l'East End de Londres (1886- 1889)», «Enquête sur l'enquête», Mil neuf cent, n°22, 2004, p. 119. 8Op.cit. p.124

94 CARROY, Jacqueline, «Premières enquêtes psychologiques françaises. L'introspection, l'individu et le nombre», «Enquête sur l'enquête», Mil neuf cent, n°22, 2004, p.61

95 Op.cit. p.62

2- La contribution naturaliste

Le XIXe siècle est celui de l'attribution de concepts, qu'ils soient connus ou découverts. De

nouveaux mots apparaissent, reconnaissables par leur ajout du suffixe «-isme». Ainsi, dans les disciplines artistiques et littéraires, le romantisme laisse la place au réalisme puis au

naturalisme. Cela tient sans doute à cette volonté scientiste de vouloir définir les concepts et

les courants existants97.

Nous nous intéressons à présent à la place occupée par le naturalisme dans l'enquête à la Belle Epoque. Paul Alexis, membre de ce courant le définit comme étant « une méthode de penser, de voir, de réfléchir, d'étudier, d'expérimenter, un besoin d'analyser pour savoir, mais non une façon spéciale d'écrire98». Dans son Enquête sur l'évolution littéraire publiée en 1891, Jules Huret

attache une grande importance à la question de la subsistance, ou non, du courant naturaliste. Ainsi dès la première de ses soixante-quatre interviews, la première question posée à Anatole France, considéré comme étant un « psychologue » est – Le naturalisme est-il malade ?99 Le

mouvement naturaliste apparaît en 1865 sous la plume d'Emile Zola, jeune écrivain et journaliste. En 1880, l'auteur présente son projet de littérature dans Le Roman expérimental, titre qui n'est pas sans évoquer l'ouvrage de Claude Bernard vu précédemment. Cela s'explique par l'étude des théories du savant par l'écrivain. Dès la seconde page de son roman, Zola l'explique, il « compte sur tous les points me (se) retrancher derrière Claude Bernard. Le plus souvent, il me suffira de remplacer le mot «médecin» par le mot «romancier»100 ». Il n'est donc guère

surprenant de constater la présence d'un champ lexical du corps dans ses textes, avec des personnes décrites souvent comme étant meurtries, victimes de l'alcool, de la pauvreté et des «tares héréditaires». Afin de produire un récit naturaliste et donc dans un souci constant de véracité, Zola se déplace carnets à la main pour enquêter. Ses travaux préparatoires sont fournis, le moindre détail relevé est susceptible de le renseigner sur les conditions de vie des classes ouvrières, sujet de prédilection de ses ouvrages. L'écrivain part à la rencontre des mineurs du nord de la France, discute avec des habitants des corons et s'appuie sur des documents avant de rédiger un de ses ouvrages les plus emblématiques des Rougon-

Macquart, Germinal101. Zola applique ses théories exposées cinq années auparavant.

L'investigation ou l'enquête est un des fils conducteurs du Roman expérimental. L'auteur se questionne : faire une enquête, est-ce expérimenter? Est-ce observer? « Il est indéniable que le

97 [http://www.academie-francaise.fr/construction-en-isme]

98 HURET, Jules, Enquête sur l'évolution littéraire, Charpentier, Paris, 1891. p.189 99 Op.cit. p.2

100 ZOLA, Emile, Le Roman expérimental, Charpentier, Paris, 1880, p.2

101 PAGES, Alain, MISSEMER, Antoine, «Les romans de l'économie (2/4) Zola et le rationalisme

économique», France Culture, émission du 9 janvier 2018. [https://www.franceculture.fr/emissions/entendez- vous-leco/entendezvous-leco-mardi-9-janvier-2018]

roman naturaliste, (…), est une expérience véritable que le romancier fait sur l'homme, en s'aidant de l'observation102». Tel Emile Zola, Jules Huret emploie la méthode statistique pour collecter ses

données. Ainsi, lorsqu'il part en reportage en Amérique du Nord, le grand reporter souhaite nourrir ses enquêtes de faits quantifiables et évaluables : « J'ai causé avec beaucoup d'Américains, je veux dire avec quelques centaines d'hommes de tous âges et de toutes les positions, je peux même dire de toutes les intelligences103 ».

3- L'enquête judiciaire

Les grands reporters sont les héritiers des faits-diversiers, journalistes envoyés hors des rédactions à la quête de l'information et parcourent pour cela les commissariats et les scènes de crimes. Leurs investigations se font au grand jour et font parfois la une des quotidiens tandis que celles des enquêteurs, des juges, aux policiers et gendarmes, demeurent le plus possible secrètes. Le poids sans cesse grandissant occupé par la presse française de la Belle Epoque amène certains faits-diversiers à violer le secret de l'instruction, pour s'assurer un scoop. Les crimes et délits commis par les anarchistes font les grands titres. Les symboles du pouvoir en place sont attaqués, une religieuse est assassinée à Marseille en 1884. Le pays vit au rythme des violences à caractère politique, celles-ci connaissant leur apogée dix années plus tard, lors de la mort du président Carnot, victime de Caserio. L'enquêtecriminelle associe les inspecteurs, les policiers ou gendarmes, qui s'entourent de médecins et psychiatres afin de déterminer les profils-types de criminels. Les progrès scientifiques, notamment les théories positivistes, permettent l'émergence de la criminologie. Les théoriciens racialistes, les anthropologues et les médecins étudient les caractéristiques physiques des criminels dans le but d'établir des profils-types. L'anthropométrie doit limiter au maximum la part du hasard. Mis au point en 1879, le système Bertillon inaugure la collecte des données physiques de suspects et nourrissent les dossiers d'enquêtes judiciaires. Les éléments recueillis au fil des interrogatoires et des enquêtes de terrain sont sans cesse plus nombreux : « Procès-verbaux, télégrammes, notes, rapports, interrogatoires, vérifications, recoupements, reconstitutions tendent à se multiplier 104 ... ». Les témoignages recueillis auprès des observateurs, des victimes ou des

proches des suspects permettent d'établir ou de réfuter une culpabilité. Le « témoin oculaire » a vu la scène se dérouler devant lui. Il est nécessaire pour les enquêteurs de les rencontrer afin de prendre en note leurs récits. Selon Dominique Kalifa, le reporter est également un héros dans le sens où il rend service à la société105.

102 ZOLA, Emile, Le Roman expérimental, Charpentier, Paris, 1880, p.9

103 HURET, Jules, En Amérique : de San Francisco au Canada, Fasquelle, Paris, 1905, p.103

104 KALIFA, Dominique, «Policier, Détective, Reporter. Trois figures de l'enquêteur dans la France de 1900», «Enquête sur l'enquête», Mil neuf cent, n°22, 2004, p.18