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Comment passer de l'oralité à l'écriture ? Que doit retenir le lecteur des reportages et 146 HURET, Jules, Enquête sur la question sociale, Perrin, Paris, 1897, p.39

147 Op.cit. p.370

interviews de Jules Huret ? Le journaliste est un homme qui sait s'adapter, prendre des notes, trouver le bon angle d'approche face à une problématique complexe mais également communiquer avec celui qui lira ses articles. L'étape rédactionnelle ne doit pas être négligée puisqu'elle est l'une des raisons de l'adhésion, ou non, d'un lectorat à un quotidien, le public ne percevant le journaliste qu'au travers de l'article. Le reporter doit maîtriser à la perfection la langue française, réussir à capter son lectorat, en définitive le séduire. Mal rédigé, l'article peut aller jusqu'à invalider tout un travail de réflexion et de recherche mené en amont. Jules Huret choisit d'évoquer des anecdotes personnelles, ses impressions, ses humeurs et cherche à établir avec son lecteur une relation basée sur la confiance en lui révélant ses difficultés :

« Voilà des semaines que je me raconte des histoires à moi même pour ne pas commencer à écrire149 ».

Les écrits de Jules Huret, articles ou volumes publiés peu après, nous permettent d'entrevoir un homme usant de la dérision et du sarcasme, osant de bons mots parfois piquants peu importe la personne décrite : « Le prince de Lichtenstein socialiste ! Le même qui, riche à millions déjà, doit bientôt hériter de pays entiers, avoir à lui une garde princière 150! » A la lecture de ces

propos, nous constatons que la neutralité n'est pas de mise. Huret est spontané et exprime un avis qui pourrait être celui du lecteur. Il rompt la distance existante entre le journaliste et son lectorat marquée par l'objectivité et la neutralité de ton. Les dignitaires ainsi décrits paraissent moins distants, le reporter leur confère une proximité et une certaine humanité, malgré des titres ou des fonctions importantes. L'interview d'Alfred Dreyfus parue dans Le Figaro quelques années plus tard sera louée par Anatole France qui félicitera Jules Huret pour avoir redonné une humanité à un homme humilié en raison de sa confession juive. Les enquêtes et reportages à l'étranger ne se passent pas toujours comme prévus. Les interviewés refusent de s'exprimer autant que Jules Huret le souhaiterait ou bien le temps manque, notamment lorsqu'il s'agit d'envoyer ses articles à la rédaction parisienne. Ne craignant pas d'exposer ses faiblesses, il se confie aux lecteurs qui partagent ainsi son quotidien. En séjour aux Etats-Unis, il est en «Conversation avec sept femmes mormones», et se retrouve à court d'arguments : « Je ne m'attendais pas à cette sortie et l'argument, que je ne pouvais vérifier, me laissa coï151... ». Loin de désavouer le reporter sur son manque de

professionnalisme, ces propos le rapprochent du lecteur. Lors de son reportage en Allemagne, il ne peut s'empêcher de livrer ses impressions avec humour ou cynisme. Il devient alors un simple voyageur narrant les péripéties rencontrées : « Ne voudrait-on pas mourir à dix-huit ans pour reposer dans une telle bonbonnière ? (…) Ce n'est pas tout de mourir et d'avoir son cercueil152 ».

149 HURET, Jules, En Amérique : de New-York à la Nouvelle-Orléans, Fasquelle, Paris, 1904, p.1 150 HURET, Jules, Enquête sur la question sociale, Perrin, Paris, 1897, p.170

151 HURET, Jules, En Amérique : de San Francisco au Canada, Fasquelle, Paris, 1905, p.157 152 HURET, Jules, En Allemagne : Berlin, Fasquelle, Paris, 1913, p.134

Le lecteur peut assez facilement s'identifier à Jules Huret qui ne tait pas son identité et ses origines. Journaliste au Figaro, de tendance conservatrice et bourgeoise, il n'occulte pas son passé dans un milieu social modeste. Ainsi en visite dans sa ville natale, Boulogne sur Mer, dans le but de réaliser son Enquête sur la question sociale, il s'entretient avec un marin :

« C'est une population que j'ai beaucoup connue que celle de ces pêcheurs boulonnais aux mœurs si particulièrement simples et insouciantes153». Le narrateur s'exprime à la première personne en

nous indiquant des informations qui ne sont pas indispensables à la compréhension du reportage. Toutefois, nous pouvons comprendre avec plus de précisions la démarche de recherche d'informations menée par Jules Huret. En s'adressant à une personne qui pourrait être son père ou son oncle, l'enquêteur est en mesure de comprendre le raisonnement du pêcheur et ainsi anticiper ses réponses. Le lecteur de cet entretien ressent également de la proximité avec le reporter, davantage personnifié à ses yeux. Jules Huret est un reporter consciencieux, exposant aux lecteurs les récriminations dont il fait l'objet suite à son Enquête

sur la question sociale. L'étude de ses avant-propos, notamment celui de l'Enquête sur l'évolution littéraire nous présente un homme professionnel assumant ses erreurs en les

révélant dès le début au lecteur afin d'anticiper d'éventuelles critiques négatives. Il considère que celui-ci doit être traité avec tous les égards qui lui sont dû et évite d'instaurer dès l'avant- propos une relation hiérarchique. Son travail demeure expérimental et comporte logiquement des imprécisions. L'enquête parue dans L'Echo de Paris est un spectacle où des artistes (sont)

présentés en liberté154. Modeste, mais conscient de la portée novatrice de son œuvre, il se

félicite auprès des lecteurs. Jules Huret ne tient pas à se dévaloriser compte tenu de la difficulté à assurer sa subsistance en tant que journaliste en cette fin de XIXe siècle et face à

l'ampleur du travail réalisé. Il est convaincu de contribuer à la recherche scientifique : « ..sera, je n'en doute pas, précieuse aux psychologues et aux moralistes155».Son avant-propos est rédigé

avec un ton relativement hautain voire dédaigneux. Cependant il n'a pas pour objectif de se placer en supérieur. Il justifie l'emploi de ce ton par la peine éprouvée à bouleverser le paysage littéraire et journalistique de la Belle Epoque. Agissant avec honnêteté, il souhaite rendre hommage à ceux, peu nombreux, qui l'ont encouragé: « Ai-je besoin d'ajouter, puisqu'on en retrouvera le témoignage, que mon Enquête m'a laissé aussi des impressions de sympathie et d'admiration d'autant plus vives qu'elles ont été plus rares..156».

153 HURET, Jules, Enquête sur la question sociale, Perrin, Paris, 1897, p.158

154 HURET, Jules, Enquête sur l'évolution littéraire, Charpentier, Paris, 1891, avant-propos 155 Op.cit