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URBAINES PHILIPPE GENESTIER

Dans le document La société urbaine au XXIe siècle (Page 75-78)

LABORATOIRE RIVES

Que peut-on dire de la notion de « ségrégation » ; de la notion en elle-même et non des faits qu’elle désigne (mais la science cognitive nous apprend que les faits sociaux ne sont pas qu’objectifs et matériels car ils existent aussi en tant que représentations, et pour cela ils doivent correspondre à des mots qui sont des catégories de pensée préconstruites qui structurent nos perceptions, nos appréhensions, nos évaluations) ?

Ségrégation/mixité. Voilà un couple de notions qui exprime une seule et même représentation, qui ressortit à un seul et même système de valeurs. Comment définir ce couple notionnel, quels en sont les fondements éthiques et politiques, quels en sont les usages pratiques et les effets sociaux ?

Lors d’une précédante recherche1 nous avions tenté de retracer les conditions d’émergence

et de diffusion de la notion de ségrégation dans la recherche urbaine (dans la géographie sociale et dans la sociologie urbaine en particulier) et le sens attribué à cette catégorie de pensée dans les raisonnements du Commissariat général au plan et du Conseil économique et social en particulier. L’objet de la communication à l’IAURIF consiste à prolonger et à radicaliser l’analyse critique en s’interrogeant sur les sources cognitives et conceptuelles du système de valeurs et de représentations qui permet aux pouvoirs publics d’avancer un argumentaire arguant de la lutte contre la ségrégation et entendant promouvoir la mixité des quartiers.

La raison de cette interrogation tient au fait que, si ces objectifs liés semblent aujourd’hui unanimement partagés par la classe politique (ces notions particulièrement mises en avant par la gauche2 ne sont pas désavouées par l’actuel gouvernement3), pour autant ils ne vont

de soi.

En effet, il faut procéder d’un certain imaginaire anthropologique et philosophique (de type holiste4) et d’une certaine conception politique (de type hétéronomique5 souverainiste6 et

1 Jean-Pierre Gaudin et Philippe Genestier, La ségrégation : aux sources d’une catégorie de raisonnement. Paris, éd. Recherches,

1996.

2 C’est lors de la campagne des élections municipales de 1977 que le nouveau PS (refondé au congrès d’Epinay en 1972)

utilisa massivement ces notions, puis il les utilisa de nouveau en 1990 avec la Loi d’Orientation pour la Ville et en 2000 avec la loi Solidarité et Renouvellement Urbain.

3 Cf. l’argumentaire de Gilles de Robien, ministre de l’équipement, à l’assemblée nationale en novembre 2002 pour

défendre l’objectif de mixité dans les politiques du logement.

4 Désignons par « holiste », selon la définition proposée par l’anthropologue Louis Dumont (Homo hierarchicus. Paris,

Gallimard 1972 et Les deux individualismes. Paris, Seuil, 1993), une pensée qui conçoit la société sur le mode d’un tout ; d’un tout qui précède et prévaut sur les parties.

5 Entendons par hétéronomie, selon la définition donnée par le philosophe Marcel Gauchet (La religion dans la démocratie.

Paris, Gallimard 1999), une vision qui indexe l’ordre social et le devenir historique collectif à un système de normes extérieures, antérieures et supérieure à la société présente.

6 Le souverainisme se caractérisant, selon l’historien des idées politiques Gérard Mairet (Le principe de souveraineté. Paris,

Folio Gallimard, 1996) par la théorie d’inspiration platonicienne, réitérée par la vision hégélienne de l’histoire, qui dote l’instance politique d’un monopole de la souveraineté. Que cette instance politique soit de nature autocratique (monarchie absolutiste, telle que l’a théorisée Thomas Hobbes) ou bien de nature démocratique (souveraineté populaire proposée par Jean-Jacques Rousseau) elle dispose d’un statut d’extériorité et de supériorité (et à ce titre relève de l’hétéronomie) par rapport aux autres instances constitutives du social, et notamment par rapport à la société civile

institutrice) pour lire les processus de distribution différentielle des catégories sociale dans l’espace en terme de ségrégation (c’est-à-dire en terme de manquement à un impératif de cohésion et d’homogénéité sociales). Plus, il faut procéder d’un cadre de pensée de type structurel pour voir dans la ségrégation à la fois un simple produit de déterminismes économiques et un facteur de concrétisation et de pérennisation dans la quotidienneté de ces déterminismes structurels.

A l’inverse, une lecture plus individualiste appréhendera cette distribution différentielle comme le fruit d’initiatives personnelles de ménages qui, s’agrégeant, produisent des tendances globales. Autrement dit, la lecture structurelle participe d’un système de pensée matérialiste et dialectique, inscrit dans une épistémologie du soupçon, et à ce titre considérera la ségrégation comme l’expression et un élément de reproduction d’un système socio-économique inégalitaire. L’usage dénonciatif du vocable « ségrégation » témoigne alors d’un cadre tout à la fois épistémologique, axiologique et idéologique posant l’égalité sociale en position d’idéal, pendant que le vocable optatif de « mixité » sert de référent normatif. Inversement, la lecture individualiste des faits urbains voit la ségrégation comme le résultat de décisions individuelles libres ou bien même comme la concrétisation de projets d’agrégation de la part de membres d’une communauté ethnique (suivant une perspective développée par la morphologie sociale et par l’école sociologique de Chicago). La notion de ségrégation ne sera alors guère utilisée car ce seront les vocables plus neutres de répartition ou de distribution dans l’espace qui serviront à exprimer ce point de vue.

Partant de là, on peut affirmer que c’est la façon dont est abordée la question de l’inégalité qui structure les représentations des faits socio-urbains. Mais la question de l’inégalité est elle-même complexe :

soit on a une conception absolue de l’égalité (« l’égalité arithmétique » d’Aristote) et on procède d’une idéologie égalitariste,

-soit au contraire on se réfère à une conception relative (« l’égalité proportionnelle ») et on relève d’une idéologie plus libérale, indexée elle-même à une vision plus rétributive que distributive de la justice.

Ainsi, dans la conception « arithmétique » la ségrégation est perçue comme une atteinte à l’égalité des conditions. Ce qui constitue un dysfonctionnement moralement scandaleux. De telle sorte que l’action publique va avoir pour mission de corriger la situation pour établir l’harmonie sociale.

En revanche, dans la conception « proportionnelle », l’expression du libre arbitre et du choix des acteurs de leur localisation ne pose problème que si elle contrevient à l’égalité des chances ou à l’égalité des droits. Dans cette optique, ce qui sera visé concernera précisément le rétablissement de l’égalité des chances et des droits, grâce aux diverses formes de discrimative action dont la logique relève de l’équité et pas de l’égalitarisme et dont le but ne saurait être de porter atteinte à la liberté reconnue aux individus de choisir leur localisation. Là c’est donc moins la mixité qui est recherchée que la réduction des contraintes matérielles et des désavantages concrets occasionnés par les différenciations sociales dans l’espace.

Selon cette perspective d’analyse on perçoit bien comment se clivent un imaginaire politique français, dont nombre d’auteurs affirment qu’il est marqué par le paradigme théologico-

1 Entendons par une conception « institutrice » de l’Etat, selon l’analyse que développe Pierre Rosanvallon (L’Etat en

France. Paris, Seuil, 1990), une conception qui attribue à l’Etat la tâche sacrée d’édifier une nation, d’instaurer la cohésion sociale et d’instruire les membre de ce « corps social » (selon la métaphore organique et corporelle développée par

politique de l’Un et par une conception « littéraire » de la politique, et un imaginaire, d’inspiration anglo-saxonne, influencé par le libéralisme philosophique de John Locke, et par l’utilitarisme des Lumières écossaises3. Dans le contexte européen actuel ces deux

conceptions sont en concurrence, et plus encore en situation de malentendu, les prémisses et axiomes de l’un étant inintelligibles à l’autre. Or, il convient de remarquer qu’aujourd’hui le système de représentations influencé par le libéralisme et par les valeurs individualistes semble gagner du terrain, y compris en France4. Cela produit un contexte de brouillage

conceptuel. En effet, les notions de ségrégation/mixité, quand elles sont utilisées à titre de justification et d’attendu proclamé par les politiques publiques urbaines, peuvent jouer des rôles contradictoires : à la fois elles servent à réaffirmer un idéal politique égalitariste (même si celui-ci est en perte de crédibilité) et elles permettent aux acteurs des politiques urbaines de ruser avec les faits. Ainsi, l’évocation de la mixité et de la lutte contre la ségrégation peut- elle servir à tenter le rétablissement d’un certain contrôle régalien sur les territoires des collectivités locales pour leur imposer un contingent de logements sociaux, ou bien peut-elle servir à des collectivités locales déjà dotées de logements sociaux à exclure des populations jugées par elles indésirables, voire à justifier la démolition d’une part de leur parc HLM. En pratique, on assiste souvent à un usage incantatoire de ces notions correspondant parfois à des jeux à fronts renversés. L’ambivalence sémantique et les indécisions idéologiques autorisent aussi bien une politique progressiste volontariste qu’une gestion malthusienne et xénophobe du logement social.

Cependant, au-delà contradictions idéelles et des clivages idéologiques, un facteur essentiel est à retenir et qui risque de mettre tout le monde d’accord devant la puissance du processus. Il s’agit de « la troisième révolution industrielle » et du « mode de production flexible »5, qui semble imposer une logique « d’appariemments sélectifs »6. Il se déploierait

alors une logique de fond produisant de facto de la fragmentation sociale dans l’espace7

puisque l’entre-soi deviendrait une façon pragmatique et nécessaire de gérer les incertitudes afférentes à la flexibilité.

1 Marcel Gauchet, « Croyances religieuses, croyances politiques », Université de tous les savoirs, vol. 6, éd. Odile Jacob, 2000 et

Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques. Paris, Seuil, 1986.

2 Alexis de Tocqueville définit une telle conception par la prégnance dans l’imaginaire du politique du thème du salut

collectif, alors qu’une conception pratique de la politique se détourne de la question des finalités, laissée au for intérieur de chacun, pour se concentrer sur la question des modalités concrètes de correction des dysfonctionnements constatés.

Cf. sur ce débat Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis. Paris, Seuil, 1972.

3 Remarquons toutefois qu’il y a une distinction à effectuer entre le libéralisme utilitariste philosophique et politique et le

libéralisme économique. Le premier peut fort bien s’accommoder d’un haut niveau de socialisation des richesses et d’une politique très redistributive, sans pour autant prétendre contrôler les formations sociales ou régenter les modes de vie.

4 Bruno Jobert, Le tournant néo-libéral en Europe. Paris, L'Harmattan, 1994.

5 Cf. Jean-Noël Giraud. L’inégalité du monde. Folio Gallimard, 1996, Pierre Veltz, Le nouveau monde industriel. Paris, Gallimard,

2000.

6 Cf. Daniel Cohen. Richesse du monde, pauvreté des nations. Champs Flammarion, 1998 et Nos temps modernes, Champs

Flammarion, 2001.

PLAIDOYER POUR UNE MIXITÉ REVISITÉE

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