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Unité de décision – Décision individuelle et décision collective

Débat sur l’économie paysanne

3. Elargissement du cadre théorique

3.3. Unité de décision – Décision individuelle et décision collective

Le choix de l’unité de décision a fait l’objet d’une vaste littérature où se croisent les regards d’économistes, de sociologues, d’anthropologues, de géographes et d’agronomes. Sans élargir aux autres disciplines, le concept d’unité de décision en économie revêt une multitude de configuration. Dans la majorité des manuels micro-économiques, le ménage est presque toujours considéré comme l’unité de décision élémentaire et l’objectif est d’évaluer l’impact sur le comportement du ménage des politiques économiques. Cette approche, où les préférences individuelles sont agrégées en un système de préférences sociales, est dite « unitaire ». Selon Samuelson (1956), le ménage peut se comporter comme un seul individu si les membres décident de maximiser une fonction de bien être social. L’hypothèse sous-jacente est qu’une répartition « optimale » des biens se produit au sein de la famille. Cependant cette hypothèse est relativement arbitraire si l’on ne spécifie pas comment cette fonction est dérivée de la confrontation des préférences individuelles. Dans le théorème de l’Enfant Gâté, Becker (1974) reconnaît que l’individu est l’unité de décision élémentaire et il suppose que le ménage est composé de plusieurs personnes, chacune caractérisée par ses propres préférences. Une de ces personnes, le chef de ménage, est altruiste dans le sens où son utilité dépend de celle de ses partenaires. Autrement dit les transactions prennent la forme d’un alignement sur les objectifs d’un chef de famille altruiste. La conséquence est que le ménage se comporte comme si la fonction d’utilité du membre altruiste était maximisée.

simplificatrices et ne permettent pas, par exemple, d’analyser les effets de changements extérieurs sur la sécurité alimentaire à l’intérieur du ménage comme de prendre en compte les effets variés d’une mesure d’amélioration des revenus si elle touche les revenus contrôlés par les femmes ou contrôlés par les hommes. Or, nombre de travaux dans les pays en développement montrent par exemple des liens plus forts entre l’augmentation des dépenses sociales (alimentation, soin, éducation) et l’augmentation des revenus contrôlés par les femmes qu’avec l’augmentation des revenus contrôlés par les hommes. Ainsi, un nombre croissant d’auteurs souligne les insuffisances de ce cadre d’analyse qui ne tient pas compte de la pluralité des décideurs dans le ménage et notamment des problèmes de négociation qui affectent la répartition et le mode de gestion des ressources entre les membres. Ainsi se sont développés des modèles basés sur une représentation collective de la prise de décision dans le ménage. Si ces modèles sont d’une grande diversité, ils partagent un même postulat : chaque individu dans le ménage doit être caractérisé par des préférences propres. On peut distinguer les modèles non coopératifs (ou stratégiques) fondés sur l’équilibre non coopératif de Cournot-Nash (ou un de ses raffinements) ou les modèles coopératifs de négociation (bargaining) (Chiappori et al, 2004).

Les premiers modèles, dits non coopératifs, datent des années soixante et sont essentiellement basés sur les concepts de la théorie des jeux, tels que le principe de Nash, à savoir que les actions des individus sont prises conditionnellement aux actions du(des) partenaire(s). Le principal inconvénient de ces modèles, dits non coopératifs, est qu’ils ne garantissent pas l’optimalité parétienne des allocations du ménage en raison du caractère statique du jeu sous jacent. En d’autres termes, il est généralement possible, à partir de l’équilibre, d’améliorer le bien-être d’un membre du ménage sans détériorer celui de son partenaire.

A côté, les modèles dits coopératifs (qui datent des années quatre-vingts) sont principalement fondés sur une approche axiomatique de la négociation. Sous l’hypothèse de symétrie d’information, cela implique que les choix du ménage sont nécessairement efficaces au sens de Pareto et la solution dépend du type d’équilibre considéré et du point de menace des membres du ménage (par exemple, niveau d’utilité pour chaque membre du ménage en cas de divorce). Cependant, ce point de menace est relativement arbitraire.

L’ensemble de ces modèles, dits non unitaires, s’est construit sur la notion de rationalité collective à savoir que les choix du ménage doivent être efficaces au sens de Pareto sans préciser comment cette efficacité est atteinte. « Néanmoins, la base d’information du problème de négociation se trouve

limitée par le fait qu’on se concentre exclusivement sur les intérêts individuels (…) et qu’on suppose que ces intérêts individuels sont perçus de manière claire et non ambiguë » (Sen, 2002, p242).

Autrement dit, la base d’information des modèles de négociation ne tient pas compte des ambiguïtés dans la perception des intérêts et aussi de certaines notions de légitimité à propos de ce qui est mérité ou qui ne l’est pas. Or les perceptions sont étroitement imbriquées dans la nature de la « technologie sociale », qui se réfère à la spécificité des rôles dans le ménage et à l’idée d’un ordre établi. Ainsi selon Sen (2002), la description des intérêts individuels doit tenir compte des notions de légitimité et de mérite qui fondent la perception des intérêts et influencent le pouvoir de négociation de chaque personne.

Dans ce sens, la recherche française en économie rurale offre de nombreuses analyses empiriques des sociétés rurales en Afrique paysanne qui mettent l’accent sur les multiples niveaux de décision qui coexistent au sein même des exploitations agricoles familiales (Ancey, 1975a ; Gastellu, 1978, Couty, 1987) et aux différents niveaux d’organisation des exploitations (Badouin, 1987 ; Recquier-Desjardins, 1994). Ces recherches soulignent l’importance des cadres sociaux et institutionnels qui régulent les décisions et les comportements des producteurs ruraux. Compte tenu de la position sociale et les intérêts particuliers des agents, Olivier De Sardan (1995) mettra l’accent sur les réseaux d’influence, de clientèle et de solidarité et sur les arbitrages et choix des « acteurs sociaux » qui se confrontent et négocient au sein d’arènes sociales multiples, tant au niveau local, régional que national. « Dans une certaine mesure, les objectifs agricoles sont aussi de simples moyens au service

L’approche « stratégie des ménage » consiste non pas à opposer mais à combiner des logiques sociales et des modes d’action différents en se basant sur un certain nombre de principes (Chauveau, 1997, p.196):

- « le caractère familial des exploitations se combine avec une composante non domestique et

des relations contractuelles (mobilisation de la main d’œuvre) (…)

- le recours généralisé au marché et au contrat coexiste avec des formes de coordination et des

conventions non marchandes (…)

- les activités agricoles vont de pair avec des projets de sortie de l’agriculture (…)et le recours ordinaire à la migration (rurale, urbaine ou internationale) (…)

- les stratégies explicites d’ordre économique et politique n’annulent pas des logiques plus

implicites d’ordre symbolique et cognitif (…)».

En outre cette approche permet (ou devrait permettre) d’éviter certains stéréotypes. Parmi ceux-ci : - la recherche de sécurité n’est pas synonyme d’autosuffisance

- L’aversion des agriculteurs pour le risque et l’incertitude n’est pas incompatible avec des stratégies de prise de risque

- Les préférences pour les techniques extensives ne sont pas incompatibles avec des choix d’intensification et d’accumulation dans certaines conditions foncières, de dégradation de la qualité de la terre et de garantie de débouchés

- Les stratégies « syncrétiques » des agriculteurs vis-à-vis des interventions extérieurs combinant rejet, adoption, sélective, appropriation.

En outre, la prise en compte des stratégies des agriculteurs a également contribué à changer la perspective des analyses concernant le domaine institutionnel, en soulignant la complexité et la forte flexibilité des institutions agraires africaines. Les exemples abondent dans le domaine des régimes fonciers où peuvent coexister des droits traditionnels et des droits modernes, ou du fonctionnement des marchés où l’accès social aux ressources est sécurisé par des réseaux, des contrats ou des conventions explicites ou implicites (Aubertin et al., éds, 1994).

Sans négliger certaines dérives à la démarche (caractère flou du terme stratégie, surinterprétation des comportements des agriculteurs, fétichisme sur le bon sens et la rationalité imparable du paysan, encensement de la flexibilité des agents, etc.), son rapprochement aux travaux théoriques de Bourdieu (théorie de l’Habitus), de Boltanski et Thévenot (théorie du compromis), de Hugon et al. sur la théorie des conventions (socialisation de l’incertitude) mais aussi aux travaux de recherche anglophone lui donne un usage théoriquement plus contrôlé en tant qu’outil de production de données et d’analyse. Entre l’individualisme méthodologique et la possibilité de concilier le raisonnement stratégique avec la nécessaire prise en compte des contraintes institutionnelles, je partage bien le point de vue de Chauveau (1997) sur le domaine d’investigation théorique particulièrement riche du développement rural pour l’étude des interactions entre les faits de structure, les prises d’initiative de multiples groupes d’acteurs et les processus et trajectoires des changements. En se recentrant sur les débats du « raisonnement stratégique », on souhaite contribuer à l’approfondissement de l’étude du processus de décision à l’échelle de l’exploitation familiale en combinant les travaux des anthropologues et économistes ruraux sur les instances d’arbitrage entre différentes fonctions économiques et sociales au sein des unités de production et les travaux de Sen sur la différentiation entre bien être (intérêts individuels qui découlent des « capabilités » d’une personne) et perception (notion de légitimité et de mérite au sein des ménages mais aussi de la communauté englobante).