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Des systèmes d’exploitation à la gestion des risques

2. Référentiel théorique

2.3. Le concept de « stratégie des ménages »

Enfin, mon analyse du processus de décision des producteurs s’appuie largement sur le concept de « Stratégie des ménages » qui m’est apparue comme un bon compromis pour prendre en compte des décisions des agents pris dans une organisation sociale. Nombre d’économistes ont tendance à assimiler les stratégies des ménages à des choix rationnels, bien souvent axés sur la génération de surplus monétaires. Cette approche est fortement discutée par les sociologues.

Tout d’abord, ce concept a eu autant de succès chez les francophones que les anglophones pour étudier le comportement économique des ménages dans les pays en voie de développement. Il est devenu un objet d’étude dans les pays du Nord pour étudier les changements économiques, notamment liés à la montée du chômage et au développement de l’économie informelle. Le concept de stratégie de

ménage met en exergue le fonctionnement plutôt que la structure, le ménage plutôt que l’individu

comme unité d’analyse décisionnelle et le travail domestique et informel autant que le travail formel. Dès lors ce concept a été fortement discuté voire critiqué en sociologie en remettant en cause certains paradigmes relatifs à la structure sociale et au changement social largement ancrés dans la vision structuraliste de Karl Marx où seuls les changements globaux ou « macro » de société ont un impact sur les stratégies des ménages et non les stratégies de ménages sur la dynamique sociale. Pour Palh (1980) comme Wallace (2002), les décisions individuelles ne sont pas seulement le produit de forces externes tels que le capitalisme mais sont aussi la conséquence de choix actifs et non induits. Le

s’organisent pour se reproduire et faire face aux changements de l’environnement économique global. Utilisé comme inductif dans une approche bottom-up, il permet de trouver un compromis entre une conception sur-socialisante (la culture et le social domine l’économique) et une conception « économiciste » (comportement calculateur, optimisateur de l’homo-economicus) (Wallace, 2002). Il permet aussi d’intégrer les variations sociologiques liées aux normes et cultures, qui constituent le cadre dans lequel les agents prennent leurs décisions.

Warde (1990) suggère qu’il y a deux façons de définir la stratégie : une définition « forte » dans laquelle les ménages planifient leurs activités en vue de répondre à certaines demandes telles qu’ils les perçoivent et une définition « faible » dans laquelle la stratégie peut être déduite des activités des ménages, qu’elles sont planifiées intentionnellement ou pas. Dans cette deuxième vision, l’approche des stratégies des ménages devient également une méthode d’analyse, particulièrement pour comprendre l’organisation des activités formelles, informelles et domestiques au sein des ménages, y compris les échanges non marchands ou de réciprocité (Mingione, 1988), qui dépassent bien souvent la sphère économique « classique » impliquant de nouvelles formes et nature de rationalité et de règles d’échange. C’est bien dans ce sens que j’utilise le terme de stratégies des ménages.

Toutefois, si le ménage constitue une unité d’analyse très utilisée que ce soit en économie, sociologie, agronomie ou géographie, ce choix a été fortement discuté notamment dans les études empiriques des pays en développement par le groupe de recherche AMIRA (1987) mais aussi dans les instituts de recherche, comme par exemple l’ex-ORSTOM, le CIRAD ou encore l’Institut Sénégalais de Recherche Agricole. Premièrement, le ménage, comme unité d’analyse des stratégies, suppose que le ménage fonctionne comme un tout ou dit autrement que les membres du ménage agissent en fonction d’une stratégie globale ou d’une sorte de consensus qui représente les intérêts de tous les membres du ménage. Or nombre d’exemples montrent que les relations à l’intérieur du ménage sont faites de conflits, ententes, compromis, tiraillements. Deuxièmement, la composition du ménage est très fluctuante au cours du temps et donne une vision à très court terme. Ainsi à l’influence anthropologique marxiste des années 1960 et 1970 largement orientée sur la dimension historique, politique et conflictuelle des systèmes économiques agricoles et ruraux, les anthropologues néo-marxistes des années 1970 ont renoué avec une approche centrée sur les acteurs et davantage soucieuse de recherches empiriques (Olivier de Sardan, 1995 ; Chauveau, 1997).

En choisissant le ménage comme unité d’analyse, on a aussi tendance à associer le ménage à une famille. Or le ménage est souvent une unité bien plus complexe qui réunit des membres qui ont des liens qui dépassent la sphère familiale sans compter que la structure familiale évolue elle-même avec les changements culturels. Aussi, si l’unité ménage constitue une unité d’analyse intéressante pour analyser le comportement ou mode de fonctionnement des agents dans leur environnement, elle doit être utilisée avec une grande flexibilité pour prendre en compte la variété des structures familiales comme la variété des intérêts à l’intérieur comme à l’extérieur du ménage, cette variété étant un des pivots de l’analyse de la reproduction des sociétés (Ancey, 1975a ; Gastellu, 1978). Le ménage doit être une unité d’analyse autant économique que sociale pour prendre en compte le comportement des individus lié aux normes, cultures et valeurs.

Il est aussi important de lier la dynamique de l’économie des ménages avec les changements de son environnement. En économie politique, les institutions sociales telles que le ménage s’inscrivent dans l’environnement économique, culturel, sociodémographique et naturel, lui-même faisant partie de la société. « Economy is embedded in social institutions » (Granovetter, 1985). Le concept d’enchâssement montre comment les transactions prennent place dans le contexte des institutions sociales telles que le ménage ou la famille élargie et se réfère à l’ensemble des normes qui définissent un ensemble de règles et obligations. Recquier-Desjardins (1994) recours à l’économie des organisations pour analyser la portée de la coordination non marchande des activités économiques dans le ménage et son articulation avec la coordination marchande. Dans le même sens, dans l’analyse

Enfin, il faut souligner l’apport spécifique des agronomes à l’approche en termes de stratégies des agriculteurs par l’analyse fine des pratiques agricoles et des itinéraires techniques dans les conditions réelles de l’activité des agriculteurs. Ainsi l’approche système et l’analyse de diagnostic qui en a découlé restent des outils d’analyse privilégiés par les agronomes de terrain (Sebillotte, 1974; Milleville, 1987; Landais et al, 1989; Landais, 1992).

La notion de stratégies des ménages a été appliquée à de nombreuses thématiques (Chauveau, 1997) : - Etudes des logiques paysannes et de la rationalité technique vis-à-vis des propositions des

développeurs (Pélissier, 1979)

- L’étude des pratiques des agriculteurs et modèles techniques en mettant l’accent sur la contextualisation (contextes personnalisés : accès aux ressources agricoles villageoises, et contextes sociaux et locaux liés à l’histoire des sociétés), la multiplicité et la variabilité des objectifs dans le temps

- L’étude des unités de production et logiques de reproduction sociale : « l’activité de

production agricole n’est qu’un élément dans un ensemble plus large de contraintes et d’objectifs, ensemble qui intègre la reproduction économique et sociale » (Chauveau, 1997,

p187). Dans ce volet, Gastellu (1978) montre comment les fonctions de résidence, de production, de consommation et d’accumulation correspondent à des groupes d’acteurs, à des statuts et à des rôles sociaux ainsi qu’à des modes de décisions économique et de régulation sociale très différents. Ancey (1975a, 1975b) insiste sur la position de chacun des agents au sein du groupe domestique, avec des intérêts différents. Il s’intéressa plus particulièrement à la place des cadets, des femmes et des aînés dans le ménage et la structure de leurs objectifs endogènes au sein de l’exploitation. Marty (1986) s’intéresse quant à lui aux trajectoires de déclassement et de promotion des exploitations au sein d’une même catégorie en combinant plusieurs sous systèmes de différentiation sociale : le sous-système politico-économique de domination (statut social), le sous-système de différentiation biologique (age, sexe, éducation, etc.) et le sous-système de fonctionnement et de reproduction.

- Le poids de l’environnement social, institutionnel et politique dans les stratégies de commercialisation, les stratégies de diversification et les stratégies migratoires des acteurs (Yung et al, 1992, Couty, 1987)

- Les stratégies des agriculteurs et l’innovation, en distinguant ce qui relève de l’adaptation contrainte aux changements de l’environnement et de ce qui relève de choix véritables d’innovation (Yung et al, 1992) et en soulignant les enjeux sociaux qu’implique toute innovation (enchaînement de négociations entre des réseaux d’acteurs sociaux hétérogènes, stratégies et manœuvres opportunistes vis-à-vis des interventions ou du contrôle de la répartition des ressources) (Olivier de Sardan, 1995).

De nos jours, la notion de « stratégies des ménages » reste importante à la fois comme un concept (pour comprendre l’organisation et le fonctionnement des ménages), comme une unité d’analyse (pour prendre en compte les interactions entre membres ainsi que la situation des ménages par rapport à la structure sociale) et enfin comme méthode d’analyse (car l’analyse économique des activités ne permet pas d’analyser le fonctionnement global des ménages et donc les changements sociaux qui affectent la société mais aussi son développement global). Cette approche constitue un outil important pour comprendre les dynamiques économiques et sociales comme pour entreprendre une recherche comparative. En effet, nombre de travaux montrent comment la structure des ménages (fragmentée ou solidaire) favorisent ou pas des stratégies individuelles opportunistes ou collectives et vice versa comment l’environnement fait de valeurs, normes, règles collectives influencent des stratégies individuelles ou plus collectives (Roberts, 1991; Mingione, 1994).

Les principes méthodologiques qui en découlent sont entre autres:

- une production de données empiriques à partir d’entretiens systématiques avec les agriculteurs mais aussi à partir d’une meilleure valorisation des travaux de recherche non finalisés (Dubois, 1989)

- prise en compte des dimensions sociales, culturelles et politiques

- importance accordée aux contingences, discontinuités sociales, conflits et changements

Ainsi le ménage permet de comprendre les décisions - résultats de règles et obligations morales au sein du ménage- qui conditionnent largement la stratégie globale. Le ménage est aussi l’unité de base où se développent les activités de production, reproduction, consommation et socialisation en fonction des besoins matériels et immatériels comme les motivations ou satisfactions. Enfin, le ménage n’est pas une organisation au temps t mais elles est le fruit d’une histoire et s’inscrit dans un projet de vie. C’est dans ce cadre que s’inscrit mon approche de la rationalité des agents et du fonctionnement de leur système. Cette analyse précède toujours l’approche systémique, qui constitue davantage une étape de formalisation [O1, M3, C4, C7]. Aujourd’hui l’enjeu serait d’intégrer les règles ou normes qui régulent les choix au niveau des ménages, non plus comme des contraintes ‘figées’, mais comme des contraintes dynamiques dépendant des objectifs individuels et collectifs.