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Débat sur l’économie paysanne

1. Approche du développement durable

1.3. Perspectives de recherche

Ces différents travaux montrent comment au cours des quinze années de recherche, je suis passée progressivement d’une thématique sur la viabilité des exploitations -largement axée sur la reproduction des systèmes d’exploitation- à une thématique sur la durabilité -avec la prise en compte progressive de la dimension environnementale (gestion de l’eau en Inde, gestion des ressources naturelles en Afrique du Nord et gestion des effluents à La Réunion). Ce passage s’est fait de façon largement inconsciente et correspond plus à un besoin des partenaires d’intégrer la dimension environnementale qu’à une démarche personnelle. Si ma démarche de recherche m’a permis de m’ouvrir à la question de la durabilité sans rupture profonde, il est intéressant aujourd’hui de la re-questionner par rapport aux principaux débats scientifiques qui animent la recherche autour du concept de développement durable.

La revue bibliographique précédente soulève deux principaux enjeux auxquels j’ai été confrontée au cours de ma recherche et qui méritent une attention plus approfondie. Le premier concerne le système de normes ou modèles qui fait référence dans les objectifs de durabilité et le second concerne davantage la dimension sociale et territoriale du développement durable.

contraintes de renouvellement ou de stock limité des ressources), les décisions des acteurs (notamment des producteurs) à des changements sont variables selon le poids subjectif accordé à chaque dimension du développement durable. Et ce poids est susceptible de varier dans le temps en fonction d’événements prévus ou imprévus, d’événements de nature sociale, économique ou naturelle. Ce poids varie aussi en fonction des capacités d’anticipation des agents et de la gestion courante de l’exploitation. Il serait intéressant d’utiliser la méthode du taux d’actualisation basée sur le risque endogène comme coefficient de pondération, en supposant que ce poids est largement fonction de la gestion des risques. Pour l’instant, nous n’avons jamais pu tester cette hypothèse. De plus ceci demanderait un travail de terrain approfondi sur la perception par les agents des différents enjeux du développement durable et des risques qu’ils perçoivent et tentent de gérer.

Mais, ces approches sont principalement basées sur un référent, un modèle, pour lequel on fixe des seuils pour les indicateurs (revenu seuil de survie, quantité maximum d’azote par ha, etc.). Les seuils relatifs aux conditions de vie des ménages sont les plus ambigus et subjectifs. Généralement les indicateurs de sécurité alimentaire se réduisent à une certaine production agricole qui satisfasse les besoins de consommation du ménage (besoins nutritifs) et les indicateurs économiques se réduisent au revenu ou à l’endettement. Or les études dans les pays du sud montrent des mécanismes complexes de survie en deçà des seuils de pauvreté définis, liés en partie au capital social (réseaux familiaux ou extrafamiliaux, activités informelles, systèmes de don contre don). Mais la formalisation de ces mécanismes nécessite tout d’abord un changement d’échelle qui peut être la communauté, le territoire, voire les relations transnationales par le biais de la migration. De plus, ces relations sont très individuelles même si elles participent à une dynamique collective. Ainsi ceci interroge le modèle et le mode de l’agrégation.

Dès que l’on parle de développement durable avec la dimension environnementale et sociale, l’unité d’analyse de l’exploitation montre rapidement ses limites. Tout d’abord les dynamiques des écosystèmes ne se cantonnent presque jamais à l’exploitation. Dans le cas de la technologie du cactus intercalaire en Tunisie, même si cette technologie est adoptée sur des terres privatives, les effets environnementaux excédent largement les surfaces plantées. Dans les systèmes agropastoraux, la gestion des parcours est une question récurrente qui implique bien souvent une gestion collective et dépasse le cadre de l’exploitation. Dans les systèmes laitiers européens (comme à La Réunion), la gestion des effluents nécessite des solutions régionales. A La Réunion, la Coopérative laitière propose de transformer le lisier en compost pour fertiliser les plantations cannières qui produisent elles mêmes des sous-produits (paille de canne et chou) qui sont très demandés par les éleveurs. Ces différents exemples montrent, d’une part, qu’il est difficile de dissocier la composante environnementale de la composante sociale à savoir que la durabilité environnementale est largement dépendante des facteurs sociaux (régulation, entente, organisation, association) ; et, d’autre part, que la gestion environnementale et sociale excède l’unité de l’exploitation et nécessite de prendre en compte des unités territoriales qui croisent à la fois la diversité biophysiques, les effets environnementaux et les systèmes de régulation sociale.

Un premier effort dans ce sens est actuellement mené dans le cadre du projet Marie Curie : « Regional

modelling of dairy sector and assessment for a sustainable development in a less-favoured region-Reunion ». Ce projet vise, entre autre, à intégrer les dimensions sociales et environnementales dans un

modèle d’aide à la décision sur la gestion de la filière laitière à La Réunion. Ces deux dimensions nécessitent le développement d’un modèle régional avec la prise en compte des différentes échelles de décision et l’intégration d’indicateurs de développement durable. Ce projet bénéficie du soutien d’un chercheur de Wageningen accueilli pour deux ans à La Réunion et du partenariat de l’Université de Wageningen. Deux ateliers de formation sont organisés pour débattre sur la prise en compte du risque environnemental dans les indicateurs de développement durable et sur le problème de l’agrégation dans les modèles régionaux.

Dans le cadre du projet Femise que j’ai coordonné sur « les obstacles à l’adoption technologique dans les petites et moyennes exploitations des zones arides du Maghreb », un travail de recherche en

l’innovation technologique sur les parcours collectifs dégradés d’une communauté du Maroc (Ait Ammar) [S23]. La méthode d’agrégation par types d’exploitation proposée par Buckwell et Hazell (1972) pose un certain nombre de problèmes pour saisir toute la complexité de la gestion des parcours collectifs. En effet, cette méthode d’agrégation se fonde sur une typologie d’exploitation qui a un caractère forcément statique. La fonction objectif du modèle agrégé consiste à optimiser l'utilité privée régionale (qui est l’utilité espérée à l’échelle de la communauté) par agrégation de l'utilité espérée provenant de chaque type de producteurs tout en garantissant le respect des normes en vigueur pour l'analyse de ces derniers, c'est-à-dire en gardant les contraintes individuelles et en incorporant les contraintes régionales ou communautaires. L’optimisation de cette fonction objectif se fait sur un horizon de planification supérieur à un an et ceci en tenant compte de l'information disponible sur le futur et des liens techniques et financiers « obligatoires » qui existent entre les périodes. Le principal inconvénient de la méthode est que la maximisation va favoriser les types d’exploitation ayant soit la plus forte utilité espérée, soit la plus forte représentation dans la population étudiée. Or la réalité est bien différente. Certains types d’exploitation ayant peu de poids dans la population ont un important pouvoir de négociation ou leur statut social leur donne un avantage dans l’usage du parcours commun. Ceci incite fortement à évoluer vers le développement de modèles multi agents (Boussard, 2004). Beaucoup de modèles agricoles sont basés sur la programmation linéaire (ou non linéaire) qui optimise sous contraintes la fonction ‘objectif’ d'un agent ou d'un type d'agent (par exemple, les agriculteurs). De tels modèles sont dits mono-agents, parce que, par construction, ils ignorent les éventuels conflits résultant des interactions entre les agents. Or les modèles multi agents permettent d’intégrer un ensemble de règles de régulation entre agents, comme de prendre en compte les questions de compétition, conflits ou non coopération sur un bien commun.

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En résumé, si ma démarche permet de bien représenter le comportement des agents, elle permet difficilement d’intégrer les interactions dynamiques entre agents quand elles concernent l’usage d’un bien commun. Or, bien souvent, les questions de durabilité se raisonnent à des échelles territoriales et nécessitent la prise en compte des interactions positives et négatives entre agents. Ceci constitue un enjeu essentiel.

Deuxièmement, les décisions des agents sont étroitement imbriquées dans leur perception de leur environnement économique, social et institutionnel. Cette perception s’inscrit dans une histoire des sociétés et des politiques. De même, l’innovation technologique ou institutionnelle en vue du développement durable ne doit pas bouleverser le système hiérarchique social ou encore aggraver les conflits fonciers. L’absence de régime foncier clairement défini et d’accès aux ressources dans les pays en développement constitue un obstacle important au développement agricole durable. Dans de nombreuses zones d’élevage, les systèmes traditionnels d’utilisation du pâturage à libre accès et sans restriction sont en train de perdre leur stabilité en raison de la croissance démographique, des politiques gouvernementales et des changements technologiques et sociaux. La demande croissante d’eau et le développement de systèmes irrigués non contrôlés remettent en cause dans bien des régions l’utilisation durable de cette ressource vitale, sa pérennité et elle est source d’importants conflits. Pour ces deux ressources, il existe un besoin de définir des politiques pertinentes et socialement acceptables pour une gestion partagée et durable des ressources.

Perception et risque apparaissent donc comme des facteurs clés de compréhension de l’évolution des systèmes et constituent un axe fort pour la compréhension des dynamiques des systèmes ruraux dans le cadre d’un développement durable. Comme il a été développé précédemment, le développement durable comprend le développement social (notamment en terme d’amélioration des conditions de vie) et le développement économique au sens large (diversification des activités marchandes et non marchandes). On se propose à présent de développer plus spécifiquement ces deux piliers du développement.