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L'union de l'âme et du corps

Dans le document Introduction à la philosophie Idées (Page 98-102)

« Toutefois, j'ai ici à considérer que je suis homme. » (Première Méditation.)

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Que le cours de nos pensées dépende beaucoup de ces mouvements qui se font machinalement dans le corps, c'est ce que chacun éprouve par une fièvre, par une peur, par une colère. Qu'en retour, la volonté puisse changer grande-ment le corps, par le pouvoir qu'elle a de le mouvoir et de le retenir, c'est ce que connaissent ceux qui ont maîtrisé la peur et gouverné leur corps en des actions difficiles, et c'est ce que Descartes ne met jamais en doute. Et chacun sait bien que, dans les cas ordinaires, il peut allonger le bras, se lever, marcher, s'il le veut ; mais chacun sait aussi que, dès qu'il néglige de vouloir et qu'il reste dans l'irrésolution, le corps se charge de fuir, d'esquiver, de trem-bler, et même d'essayer, soit par des mouvements de coutume, soit par les seuls mouvements de la vie. Le problème humain se trouve ainsi posé en chacun. Il n'y a que l'extrême maladie et l'extrême terreur qui réduisent l'homme à l'état de machine pure. Et, comme cette limite de la volonté dépend beaucoup aussi de ce qu'on ose, il faut donc toujours, sans se préoccuper de la limite, se gouverner soi-même le mieux qu'on peut. C'est pourquoi Descartes,

allant ici au bout du problème, appelle générosité, dans son Traité des Passions, le sentiment que l'on a de son libre arbitre, joint, selon sa forte expression, à la ferme résolution de n'en manquer jamais. Par cette vue hardie et sans précédent, Descartes est homme d'action, et maître de pratique pour tout l'avenir humain ; car, quelques doutes que l'on puisse former concernant la puissance de la volonté, ces doutes n'ont de sens ni de limites que sous la condition que l'on essaie de tout son cœur. Quand on ne fait que mettre en lumière une fois de plus cette idée royale, c'est une raison suffisante pour écrire sur Descartes après tant d'autres.

Que l'âme agisse sur le corps, et le corps sur l'âme, c'est donc un fait de l'homme. Mais ce n'est qu'un fait. Le premier courage et le plus profond courage est de se tenir là. Essayons de construire une représentation mécani-que de cette union ; il est clair mécani-que nous ne le pourrons pas, parce qu'un des termes, la pensée, comprend, enveloppe, et d'une certaine manière contient l'autre, le corps ; l'autre et l'univers autour. Cet immense pouvoir, qui mesure les lieux et les distances, ne peut revenir à s'accrocher comme une chose à ce petit mécanisme. Enfin ce qui conçoit la mécanique repousse le rapport mécanique. Il faut un corps pour pousser ou heurter un corps ; l'action mécani-que se joue de partie à partie. Cette âme, qui connaît son propre corps, le monde et Dieu, ne peut connaître qu'elle pousse le corps comme un doigt pousse un rouage, ni se voir logée dans le corps comme un pilote invisible.

Qu'on y pense bien, il y a une contradiction ridicule à enfermer l'âme dans le corps, dans ce même corps qu'elle connaît limité et environné par tant d'autres choses. Et comment ce qui enferme d'avance tous les lieux possibles, qui en fait la comparaison, pour qui le loin et le près sont ensemble, c'est à-dire en rapport, qui ne sépare jamais sans joindre, qui ne peut rien. penser hors de soi sans le penser par cela même en soi, qui ne connaît la limite que dépassée, qui est enfin le tout de tout, et même encore le tout des possibles, comment cet arbitre universel serait-il prisonnier dans une partie, et borné là ? Attaché là, oui ; mais ce n'est pas la même chose. Que la suite de nos pensées dépende de ce sac de peau, dont les limites nous sont si familières ; que nous ne puissions contempler le tout que du poste où nous sommes, que cette position ne puisse être changée que par mouvement et travail, avec peine et risque, nous le savons d'abord confusément, par la sommation de la douleur, et nous ne cessons jamais de l'apprendre. Mais cette dépendance ne ressemble nullement à cette condition des corps, qui est que chaque partie est limitée et portée et mue par les autres. Notre corps est soumis à cette loi de l'existence, idée que Spinoza développera amplement ; c'est par ce frottement et cette usure que nous serons chassés quelque jour de l'existence ; mais ce n'est nullement ainsi qu'une pensée suit une pensée ; car c'est le tout de l'univers qui devient autre en notre représentation, -pendant que dans notre corps une partie chasse l'autre. Et c'est ce que l'expérience fera finalement sentir à ceux qui cherchent sans préjugé. Toutefois ne pas savoir où est l'âme, ne pas pouvoir dire si la volonté, la mémoire, la combinaison sont ici ou là, ce n'est rien encore, et ce n'est que sagesse forcée. Il faut savoir que ces questions n'ont point de sens et que toute l'âme est liée à tout le corps. Là-dessus, Descartes est ample et suffisant, allant jusqu'à dire, et plus d'une fois, que c'est seulement par la vie de société, de divertissement, d'action et de voyage, que l'on connaît l'union de l'âme et du corps. Avis donc aux hommes de cabinet. À force de chercher, bien vainement, comment cela est possible, ils oublieront que cela est.

Toutefois Descartes n'ignore pas cette relation singulière qui ramène toujours au cerveau celui qui cherche le siège de l'âme. Il suit depuis les yeux jusqu'au cerveau la marche du choc le long des cordons nerveux ; il sait que la coupure du nerf supprime la vision, le toucher, la douleur, selon les cas ; et, au rebours, il sait que l'on peut souffrir d'un membre que l'on n'a plus. L'âme lui semble donc unie plus spécialement au cerveau, puisqu'il ne cesse de se répéter à lui-même que l'âme est jointe à tout le corps indivisiblement. Il cherche donc quelque partie du cerveau où tous les mouvements du corps viennent se rassembler ; il croit la trouver dans la glande pinéale, et, là-dessus, aucun physiologiste ne le suivra ; n'empêche que, par cette vue, il écarte tout à fait ce mirage des localisations cérébrales qui a vainement occupé tant d'hommes éminents, et qu'enfin il ne se lasse pas de dire que l'âme n'est pas en cette glande plutôt qu'en aucun autre lieu, que cela n'a point de sens, et qu'il faut seulement penser que tel mouvement de la glande, qui toujours rassemble tous les mouvements du corps, correspond à un certain changement dans nos pensées, et qu'inversement tel vouloir meut cette glande de telle façon, et, par cet intermédiaire, le corps entier toujours. D'où ressort, si l'on y fait attention, cette grande idée que, comme l'âme ne se divise point, et agit toute sur tout le corps, au rebours ce n'est jamais tel petit mouvement d'une partie du corps qui change telle de nos pensées, mais que c'est tout le corps, indivisible aussi en un sens par les nerfs et le cerveau, qui traduit les mouvements vitaux, la nourriture, les battements du cœur, les gestes et les actions ensemble, par une action sur l'âme qu'il n'est pas au pouvoir de l'esprit de représenter. Il ne manque point de physiologistes, et principalement dans l'école française, qui sont enfin arrivés, par les chemins de l'expérience tâtonnante, à prendre cette idée directrice comme la meilleure qu'ils sachent, jusqu'à considérer ce dualisme de Descartes comme la vérité expérimentale la mieux assurée. Au vrai, il s'agit moins ici d'une vérité d'expérience que d'une de ces présupposi-tions, comme sont les géométriques, qui relèvent de l'entendement législateur, et qui seules peuvent donner un sens à une expérience quelconque. Ainsi le Prince de l'Entendement n'a pas fini de gouverner nos pensées.

Comment psychologie et physiologie ainsi jointes conduisent à une doc-trine des passions, la plus vivante, la plus neuve, la plus accessible au lecteur cultivé, la plus obscure aux philosophes, c'est ce qu'il n'est point facile d'expliquer plus brièvement que Descartes lui-même. Le Traité des Passions de l'âme, si célèbre et si peu lu, est de toutes les œuvres de Descartes celle qui se laisse le moins résumer. Oeuvre d'homme, si fortement bornée à l'homme, d'emblée accessible à tout homme soucieux de se gouverner. Au reste il n'a fait qu’y mettre en ordre ce qu'il proposait, en ses lettres, à la princesse Élisabeth, contre les chagrins, contre l'ambition trompée, contre la fureur, contre la fièvre lente, enfin contre les tumultes d'une âme fière, toujours en querelle avec elle-même. Mais qui donc, en ce monde d'égaux, tous promus à la pensée, qui donc n'est pas prince et exilé ? J'annonce, sans crainte aucune de me tromper, que le lecteur, s'il n'est point gâté par la manie de réfuter, trouvera dans ce livre étonnant de suffisantes lumières sur la condition réelle de l'esprit humain, sur le jeu des, émotions et des sentiments qui ne cessent de colorer nos pensées, et, par-dessus tout, sur ce compagnon difficile, sur la mécanique étonnante qu'est notre corps, si près de nous, si intime à nous, et si étrangère. Mais aussi ce livre n'est point de ceux qu'on pourrait lire une fois et dont on garderait l'essentiel en sa mémoire. Soit dans l'analyse des pensées, soit dans la description des gestes et des mouvements secrets, c'est le détail

qui importe, et c'est la puissance du style rustique et beau qui soulève, Disons seulement ici qu'on trouvera trois choses dans ce Traité, et qui sont insépa-rables, quoique formant trois ordres distincts. Une physiologie des passions, d'abord, qui n'emprunte rien aux pensées, et qui dépend seulement des mouvements par lesquels le corps humain s'accroît et se conserve ; puis une psychologie des passions, qui n'emprunte rien aux organes, et qui fait connaître que les passions sont passions de l'âme ; enfin une doctrine du libre arbitre, sans laquelle il faut reconnaître que le nom même de passion, si énergique, n'aurait point de sens. C'est l'affaire du lecteur attentif de faire tenir ces trois ordres en un tout qui lui représentera fidèlement sa propre vie.

Idées. Introduction à la philosophie (1939) Troisième partie : Descartes

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