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Une transition alimentaire : lipides et sucre

Graphique 7.8 : Cours des principales huiles en Grande- Grande-Bretagne, 1895-1915

GUERRES, GRAIN, GRAS

I) Une transition alimentaire : lipides et sucre

1) En Europe puis en Asie

L’évolution de la ration alimentaire en France de 1789 à 1964 a été étudiée par Toutain (1971). On passe ici en revue ses principaux résultats. Tout d’abord, et pour résumé, l’évolution de la ration alimentaire est caractérisée, sur un peu plus d’un siècle et demi, par la régression des céréales et des légumes, un accroissement de la consommation des produits animaux, et parmi les végétaux, des fruits et légumes, estimé au double de celui de la consommation totale ; enfin par un taux de croissance à long terme très fort (4 à 6 fois supérieur à celui de la consommation totale) du sucre, d’huiles et de pommes de terre. « Ce processus », écrit Toutain en 1971, « est conforme

à celui que l’on observe dans la plupart des pays aujourd’hui : croissance des aliments traditionnels dans un premier temps, l’amélioration de l’agriculture se produisant d’abord dans le cadre des structures existantes ; dans un deuxième temps, les aliments dits protecteurs (produits de l’élevage et des jardins) tendent à remplacer les produits du premier groupe ; dans un troisième temps, la part des matières grasses et des sucres tend à devenir prépondérante ». C’est en 1890 en France que s’observe l’accroissement préférentiel de la consommation des produits du second groupe (graphiques 8.1 et 8.2). A cette date, l’ensemble de la consommation calorique tend vers sa limite asymptotique.

Ce n’est en effet qu’une fois atteint « un certain niveau de saturation calorique (3200 calories environ, atteintes en France, d’après nos calculs, vers 1880) que s’opère, en même temps qu’un certain tassement du niveau calorique moyen, un remaniement du contenu du ‘panier de provision’, sous la pression conjuguée d’une certaine satiété ‘quantitative’ et d’un souci ‘diététique’ empirique de diversification de régime. » (Toutain, 1971).

Graphique 8.1 : Structure de la ration alimentaire en France en 3 groupes de produits, 1781-1964

0 500 1000 1500 2000 2500 1781-1790 1815-1824 1845-1854 1875-1884 1905-1914 1935-1938 1960-1964 Source : Toutain (1971) Calories Céréales, farineux Produits animaux, fruits, légumes

Dans un second temps, à partir des années 20 et 30, c’est le troisième groupe qui prend son essor. « Le résultat de ces transformations de structure est qu’en 180 ans, la part des farineux et céréales a baissé de moitié, celle des produits de l’élevage et des jardins a doublé, celle des matières grasses et du sucre a quintuplé. » (Toutain, 1971 : 2010-11).

L’étude historique de la contribution des lipides aux calories totales est éclairante : elle confirme le « coude » dans l’évolution de la consommation des huiles que l’on observe sur le précédent graphique autour de 1920-1930. L’évolution de la contribution des lipides (mesurés en grammes) dans l’alimentation (en calories) depuis la fin du XVIIIe siècle montre la rupture survenue dans le régime alimentaire durant l’entre-deux guerres (graphiques 8.3).

Graphique 8.2 : Consommation alimentaire par tête en France d'huiles, de beurre et de graisses, 1790-1964

0 2 4 6 8 10 12 14 1781-17901815-18241835-18441855-18641875-18841895-19041920-19241935-19381955-1959 Sources : Toutain (1971, 1997) kg / tête Huiles Graisses Beurre

Graphique 8.3 : Contribution des lipides aux calories alimentaires ingérées, France 1790-1964

1965-66 1960-64 1955-59 1935-38 1925-34 1920-24 1905-14 1895-19041885-94 1875-84 1865-74 1855-64 1845-54 1835-44 1825-34 1815-24 1803-12 1781-90 0 20 40 60 80 100 120 140 160 180 1750 1950 2150 2350 2550 2750 2950 3150 3350 3550 Calories

Source statistique : Toutain (1971)

Lipides (grammes)

Graphique 8.4 : Evolution de la consommation d'huile et du revenu par tête en France, 1789-1965

0 0,5 1 1,5 2 2,5 3 0 500 1000 1500 2000 2500 3000 Francs 1905-1913 Source : Toutain (1971 ; 1997) Ln (kg / tête)

Graphique 8.5 : Evolution de la consommation de céréales et du revenu par tête en France, 1789-1965

0 50 100 150 200 250 0 500 1000 1500 2000 2500 3000 Francs 1905-1913 Source : Toutain (1971 ; 1997) Kg / tête

Au total, la consommation alimentaire d’huiles et graisses en France passe de 13 kg en 1920-24 à 19 kg en 1935-38 : sa croissance (46%) est le double de celle du revenu. Le calcul de l’élasticité revenu et de l’élasticité prix montre à cet égard que sur l’ensemble des données prix et volumes fournies par Toutain (1961, 1971, 1997), soit la période 1835-1964, l’élasticité revenu est supérieure à 1 ; l’élasticité prix calculé grâce à un indice des prix des oléagineux domestiques est faible mais non significativement non nul (tableau 8.2).

Tableau 8.2 : Calcul des élasticités revenu et prix de la consommation d’huile France 1835-1964

Variable Coeff Std Error T-Stat Signif ********************************************************************** 1. Constant -5.789546817 1.313713811 -4.40701 0.00226544 2. PRIXHUILES -0.087616446 0.106844366 -0.82004 0.43594394 3. REVENU 1.132503702 0.255511829 4.43229 0.00219030 R² centré = 0.83

Intégrées dans des produits vendus à bas prix - les margarines -, les huiles bénéficieraient d’un effet Giffen, en devenant un produit refuge en cas de crise. En Allemagne effectivement, la Vitello de Van der Bergh, créée dans les années 80, s’impose comme un produit de consommation populaire, de masse, dans les années 30, à côté des cafés, fromages, soupes, chicorées aux marques célèbres dont certaines existent toujours. Ce qui n’a pas échappé à Gunther Grass lorsqu’il décrit les devantures offertes aux yeux du Tambour Oscar : « Restée sur la faim [...] maman avec moi [...] remontait lourdement le Labesweg vers la boutique, les flocons d’avoine, le pétrole à côté du tonnelet de harengs, [...] les amandes et les épices à pudding, Persil reste Persil, Urbin les fromages, Maggi la soupe et Knorr les potages, la chicorée Kathreiner et le café Haag décaféiné, Vitello et Palmine margarines [...] » (Grass, 1961). La haute intelligence de Lever du marketing et de la publicité ont convaincu les plus réticents18. « Oscar portait son tambour à l’arrière-garde et considérait le couvercle du cercueil où il lisait : Vitello-Margarine - Vitello-Margarine - Vitello-Margarine ; cette inscription trois fois superposées à intervalles réguliers confirmait à titre posthume les goûts de la mère

18

Après avoir été décrite comme « just like the best butter » la margarine dans les années 30 est vantée pour ses propres mérites. Goût, fraicheur, parfum, tartinabilité. La mise en avant de tels mérites perdure encore.

Truczinski. De son vivant, elle avait préféré au meilleur beurre la bonne margarine Vitello exclusivement aux huiles végétales ; parce que la margarine est hygiénique, garde la santé, nourrit et rend gai. » (Grass, 1961).

Dans tous les pays industrialisés, la consommation d’huiles et graisses décolle en dépit du ralentissement de l’activité économique entre 1930 et 35 (tableau 8.3) avec substitution du végétal à l’animal (l’exemple du précurseur américain est fourni tableau 8.4).

Tableau 8.3 : consommation d’huiles et graisses par tête dans différents pays 1909-1938 1909-13 1932-1936 1934-1938 Allemagne 19,2 27,2 28,1 Argentinea 18 Autrichea 18 Danemark 31,7 32,9 Finlandea 15,1 France 16 22 Indea 4,8 Italiea 13,6 Japona 4,8 Norvège 34 Pays Bas 29,1 32,6 RU 22 27 29,8 Suède 27,1 USA 17,4 30,3 a

: consommation alimentaire uniquement.

Sources : IIA (1939) ; Bulletin des Matières Grasses ; Sedes (1964)

Quelque 50 ans plus tard, ce seront les pays en développement d’Asie (Pakistan, Inde, Chine) qui, les premiers, suivront une évolution similaire du grain au gras (graphique 8.6, cas de la Chine, à rapprocher de l’exemple français précédent). Deux chercheurs américains19 ont montré que la transition alimentaire des pays en développement, d’un régime riche en glucides lents et en fibres vers un régime riche en graisses et en sucre, survenait à seuil de revenu bien inférieur à celui observé lors de la transition alimentaire des pays industrialisés amorcée entre les deux guerres : le passage du grain au gras se fait beaucoup plus tôt aujourd’hui, i.e. plus bas dans l’échelle des revenus.