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PARTIE II : LA DERIVE JOURNALISTIQUE

Section 3 : Une thématique intemporelle et stéréotypée

« Pour toucher le public, il faut lui donner à voir le destin d’individus supposés lui ressembler. (…) comme la vie quotidienne, le fait divers se nourrit de la répétition. »1. Marine M’sili, auteur d’un ouvrage dédié à l’étude du fait divers dans son contexte historique, résume, à travers cette citation, les mécanismes régissant les faits divers. Les thèmes abordés ne font référence ni à l’ancien, ni au moderne mais à l’intemporel. Du XVIème au XXIème siècle, les faits divers traitent en toile de fond des mêmes sujets, même si certains détails des événements diffèrent en raison des progrès techniques ou de l’évolution des mentalités. De même, le langage et le vocabulaire employés reflètent l’époque de ces faits divers. « On remarquait combien ces récits, construits autour d’un petit nombre de thèmes, colportaient toujours la même histoire, produisant du semblable dans des structures figées. En variant l’aspect culturel ou « thème fixé », le récit de crime est notamment le fait divers, renverrait à quelques interrogations universelles ou aux compulsions majeures d’un imaginaire perçu comme fondamentalement an-historique. »2. Suite à une expérience de comparaison, cette supposition d’intemporalité sera révélée et, par la même occasion, validée de manière simple et inattaquable. Après sélection de plusieurs faits divers représentatifs d’un même thème, au fil de sa lecture, le lecteur se rendra compte par lui-même des correspondances évidentes entre les articles ci-dessous, en dépit des différences chronologiques.

Exemples de trois faits divers relatant l’arrestation de meurtriers en série :

PLACE BLANCHE

« Bingo. Le 26 mars 1998, vers 12h30, les inspecteurs Basdevant et El-Karim interpellent le tueur de l’Est parisien, un walkman sur les oreilles, à la sortie du métro. Guy Georges, né en 1962, abandonné à sa naissance et placé à la Ddass, avait tenté à 14 ans d’étrangler deux de ses sœurs adoptives avant d’accumuler les condamnations pour vols, agressions et viol.

Bénéficiant d’un régime de semi-liberté à Caen, il part en cavale et tue le 21 janvier 1991, Pascale Escarfail, 19 ans, rue Delambre. Puis Agnès Nijkamp, 32 ans, architecte d’intérieur, cours de l’Etoile-d’Or, le 10 décembre 1994 ; Elisabeth, rue des Tournelles le 16 juin 1995 ; trois semaine plus tard, l’étudiante en médecine Hélène Frinking, 27 ans, rue du

1 M. M’sili, Ibid., p. 99.

2 D. Kalifa, Ibid., p. 10.

Saint-Martin ; Magali Sirotti, 19 ans, étudiante, rue de Hautpol, le 23 septemebre 1997 ; et Estelle Magd, 25 ans secrétaire, rue de la Forge-Royale, le 16 novembre 1997. L’absence du fichier d’ADN n’avait pas permis de le confondre, malgré son arrestation au début de sa série de meurtres. Il purge une peine de prison à perpétuité. »1.

N°209 AVENUE DE FLANDRE

« Préparatifs. Jean-Baptiste Troppmann achète, à cette adresse, la pelle et la pioche qu’il utilisera le 20 septembre 1869 pour massacrer et enterrer Mme Kinck et ses enfants, dans le champ Langlois, aux Quatre-Chemins, à Pantin. Le « très épouvantable crime de Pantin » marque profondément la fin du Second Empire. La vie de Jean-Baptiste Troppman reste imprécise. Né vers 1848, peut-être à Cernay (Haut-Rhin), il devient mécanicien dans une usine de tissage à Roubaix, dévore Eugène Sue, rêve d’Amérique mais n’a aucun argent.

Ayant gagné la confiance d’un négociant, M. Kinck, Troppmann l’empoisonne et l’enterre en Alsace. Avec le carnet de chèques de sa victime, il file à Paris. Il attire Mme Kinck dans la capitale et la tue à Pantin, avec ses cinq enfants. On retrouve vite les corps, mal enterrés.

Troppmann est arrêté au Havre, avant d’embarquer pour les Etats-Unis. Il varie dans le récit de ses actes et incrimine des complices. Quelques témoins le disent accompagné d’un homme mais l’enquête n’approfondira pas. Tardivement lucide, Troppmann écrit : « J’ai cherché ma fortune et célébrité. Je n’ai eu que la célébrité et j’ai peur de la payer de ma tête. » La germanophobie ambiante et l’horreur du crime de Pantin médiatisée par les chromos des quotidiens le condamnaient d’avance. »2

N°76 RUE ROCHECHOUARD

« Le Barbe bleue de Gambais. Au cinquième étage, à l’aube du 12 avril 1919, les inspecteurs Belin et Braunberger surprennent au lit, en galante compagnie, Lucien Guillet, un ingénieur impliqué dans la disparition de plusieurs femmes. Leur mandat de perquisition porte plusieurs noms, mais c’est un permis de conduire qui permet d’identifier Henri Désiré Landru, arrêté le jour de son 42e anniversaire. Un entrefilet dans Le Petit Journal signale qu’un Henri Landru a été inculpé pour vols et escroqueries. Le surlendemain, les titres dévorent les unes : « Un Fregoli du crime », « Désiré Landru inculpé de dix assassinats ».

Les plumes s’enflamment. Fernande Segret qui partageait le lit de Landru devient « la

1 S. Garde, V. Mauro et R. Gardebled, Guide du Paris des faits divers. Du moyen-Age à nos jours., Le cherche midi, 2004, pp. 143-146.

2 S. Garde, V. Mauro et R. Gardebled, Opcit., p. 310.

rescapée ». Et son séducteur, le « saigneur de Gambais », du nom de la commune des Yvelines où Landru invitait ses financées pour un voyage sans retour. Landru, alias Freymiet, Morice, Dupont, Forest de Bregieux, Guillet, Cuchet, Diart, Petit, Desjardins, Prunier, Perrès, Durant, Baizieux, et Tartempion, né à Paris le 12 avril 1867, marié et père de famille à 19 ans, accomplit ses deux années de service militaire avant d’entamer une carrière d’escroc médiocre. A sa septième condamnation, le 20 juillet 1914, sa mère meurt de honte et son père se pend dans le bois de Boulogne. Landru sélectionne ses proies par petites annonces. Il organise ses rendez-vous (parfois plus de dix par jour !) en homme d’affaires, notant tout sur son carnet. Il s’adapte à chacune des heureuses élues, devenant le dévot ou le libertin qu’elles espèrent. Lorsque, enfin séduites, elles sortent leurs économies, prêtes à convoler, Landru les invite dans sa villa isolée de Gambais, consignant sur son carnet un

« aller simple » pour elles et un « aller-retour » pour lui. Landru étranglait-il ses fiancées, après les avoir droguées ? Comment a-t-il pu faire disparaître tous les corps dans la petite cuisinière de la villa ? Emprisonné, il reçoit des centaines de lettres d’amour. Sa popularité suscite chansons et plaisanteries. On s’entasse dans la salle des assises, à Versailles, pour son procès, en novembre 1921. Landru assure le spectacle, avec un humour insoupçonné. Il est exécuté le 25 février 1922 à 5h25, après avoir refusé le traditionnel verre d’alcool et une dernière cigarette : « C’est mauvais pour la santé. » Ses onze crimes lui avaient rapporté 35 642 francs (3 500 francs par victime). Il avait régulièrement transmis des subsides à Marie-Catherine, sa véritable épouse, et à ses quatre enfants. Un bon père de famille…

Landru a inspiré Orson Welles et Charlie Chaplin pour le film Monsieur Verdoux. »1.

Ce rapide panorama souligne les ressemblances frappantes dues en partie à l’intemporalité qui caractérise ces récits. En fait, à chaque époque, les journaux proposent un panel élargi de faits balayant tous les domaines, des crimes passionnels aux catastrophes naturelles. Ces sujets sont volontairement plus ou moins accentués en fonction des années, des objectifs escomptés par les journalistes et même des volontés politiques. De nos jours, les journalistes accordent un traitement médiatique plus spécifique aux actes commis par les tueurs en série, considérés comme le paroxysme des actes criminels.

Les théoriciens du fait divers ne cessent de revendiquer sa portée intemporelle et universelle. Pourtant, au fil des siècles, cette rubrique s’intéresse essentiellement aux événements qui se sont déroulés en France. Devant une telle densité d’informations

1 S. Garde, V. Mauro, R. Gardebled, Ibid., pp. 158-159.

nationales, les faits divers en provenance de l’étranger sont abordés uniquement dans des cas particuliers, notamment dans une logique commerciale pour séduire un public friand d’exotisme et d’ailleurs. Les deux notions d’intemporalité et d’universalité impliquent logiquement un concept de structure. De ce raisonnement découle la présence de récurrences, de répétitions et, donc, de stéréotypes. En effet, les clichés et les schémas jouent un rôle dominant dans la mise en scène de ces faits. Par exemple, ces récits insistent sur le statut des victimes, désignées comme des « personnes faibles » telles que les femmes, les enfants et les personnes âgées insistant également sur l’aspect manichéen opposant le bourreau à ses victimes. Chaque élément du crime peut être sujet à ce type de représentations caricaturales.

Par exemple, dans l’imaginaire collectif, certains lieux paraissent propices au crime comme, entre autres, les ruelles sombres de la capitale, les quais de seine. Ces structures stéréotypées concernant les exactions du serial killer confèrent un caractère universel aux faits divers.

Personnages et situations stéréotypés fondent les archétypes de ces récits d’actualité, ce qui explique la permanence de la chronique à travers le temps, quels qu’en aient été les supports successifs depuis les récits oraux jusqu’aux récits détaillés de la presse spécialisée.

En appliquant les mêmes règles stylistiques, les journalistes espèrent entretenir le succès de cette chronique et continuer à fidéliser les lecteurs. Finalement, malgré leurs apparences déstructurées où l’extraordinaire domine, ces brèves se construisent sur l’application de principes simples qui structurent le récit dans l’unique but de satisfaire les consommateurs assidus de cette rubrique.