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Une sociologie du travail aveugle au salariat

On pourrait s’attendre à ce que la sociologie du travail, dont on sait qu’elle constitue une sociologie du travail salarié (Stroobants, [2002], 2007) nous fournisse de précieux repères pour cerner cette dynamique salariale que nous proposons d’explorer. En réalité, le salariat constitue le point aveugle dans cette discipline. Pierre Naville ([1954] 1967) et Pierre Rolle (1971 ; 1988) ont très tôt attiré l’attention sur ce point : l’orientation qu’elle a choisie l’a conduite à méconnaître cette question. La sociologie du travail s’est focalisée sur l’étude des collectivités de travail réunies, au sein de l’entreprise, dans l’atelier ou le bureau et « l’ouvroir » - l’atelier le plus souvent - est devenu son horizon. Pour comprendre ce resserrement de focale, il importe de revenir à l’origine de cette discipline. Nous rappellerons tout d’abord que la sociologie du travail s’est trouvée prise dans un découpage disciplinaire lui ayant imposé un cadre interprétatif, ce qui la conduisait à se centrer sur la description de l’aliénation d’un travailleur privé du fruit de son travail. Mais elle y a consenti d’autant plus facilement qu’elle a défini son objet à partir de la figure idéal-typique de l’ouvrier de production, irréductiblement attaché à une situation de travail et à la qualification censée en découler. Or la dynamique salariale demande au contraire de penser un travail détaché de la procédure de production et faisant l’objet d’injonctions à la mobilité, ce qui pose la question des conditions de sa mobilisation.

Du positionnement institutionnel à l’objet de recherche

La sociologie du travail telle que nous la connaissons en Europe a vu le jour a vu le jour aux Etats-Unis sous l’appellation « sociologie industrielle ». Bien qu’elle soit apparue dès le début du XXème siècle à l’initiative d’ingénieurs, le « fait fondateur » de cette sociologie industrielle (Desmarez, 1986 : 31-56), qui l’a notamment conduite à devenir une spécialité au sein de l’université, correspond aux expériences menées à la Western Electric en 19282 et 1932 sous la supervision d’Elton Mayo et le « groupe de Harvard ». Ces travaux, qui sont à l’origine de l’Ecole des relations humaines, revendiquent une validité scientifique et pratique. Selon eux, l’entreprise fonctionne comme un « système social » sur lequel il est possible d’agir : le fonctionnement des groupes de travail dans les ateliers, basé sur une « logique des sentiments », peut être régulé à l’aide d’une « distribution de satisfactions », pas uniquement monétaires. En dépit de l’accueil critique qu’elle leur a adressé3, la sociologie du travail française s’est inspirée de ces travaux en même temps qu’elle a pris appui sur une tradition européenne de

2 Ces expérimentations avaient en réalité débuté en 1924 mais Mayo n’a été sollicité qu’à partir de 1928. Source : Desmarez (1986)

3 Georges Friedmann (1946) a consacré de longs commentaires aux travaux menés à la Western Electric dans son ouvrage Les problèmes humains du machinisme industriel, qui pose les jalons de la sociologie du travail française. Il y a trouvé une source d’inspiration pour le développement d’une sociologie industrielle en France, notamment à travers le primat accordé au « facteur social sur le facteur humain ». De fait, en montrant que les conditions sociales de l’expérimentation comptent davantage que les changements apportés à l’environnement de travail et les incitations financières, cette étude invite à étudier conjointement les modes de régulation interne des collectifs de travail et les normes de production. Friedmann n’a toutefois pas manqué de souligner les limites de la doctrine sous-jacente à l’analyse proposée par E. Mayo. Ce dernier promeut le principe d’une collaboration non conflictuelle au sein d’une entreprise qu’il considère comme un système social replié sur lui-même et à l’abri d’enjeux politiques ou syndicaux, là où Friedmann revendique une analyse en termes de classes sociales. A ce titre, la sociologie du travail française trouve son fondement épistémologique dans l’historicité, tandis que la

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science du travail4. Elle a vu le jour en se positionnant dans une division du travail académique régie par l’économie et la psychologie (Rolle, 1971). Elle s’est ainsi trouvée prise en sandwich entre d’un côté, le donné de « l’entreprise », considérée par l’économie comme le « seul travailleur véritable » et, de l’autre, l’individu, « représentant d’un facteur irréductible de la production ». Il lui a donc fallu concilier deux systèmes d’interprétation opposés mais relevant d’un même paradigme libéral (Tripier, 1999 : 92-93) : à la légitimité de l’entrepreneur de s’approprier, en tant que possesseur des moyens de production, les fruits du travail s’oppose le droit naturel de l’individu à en disposer également. Ainsi défini, l’objet de la sociologie du travail se situe au carrefour de deux légitimités, ce qui conduit à postuler qu’il se caractérise par une situation génératrice d’aliénation pour les producteurs privés du fruit de leur travail. Il s’agit donc d’envisager des remèdes à cette situation problématique, remèdes d’ordre macrosociologique (par ex. : « prescrire une société sans classes ») ou microsociologiques, comme l’aménagement des conditions de travail en faveur de davantage d’autonomie pour les salariés.

Ce cadre interprétatif a permis à la sociologie du travail française de s’adonner à sa double fonction « consultative » et « futurologique » (Tripier, 1999 : 99-101), fonction qui ne lui est aucunement propre car elle concerne l’ensemble de la sociologie5 mais qui prend chez elle une configuration particulière. L’entrée par la « situation de travail » se prête à la « fonction consultative » en ce que son étude permet de donner au donneur d’ordre, le plus souvent la direction de l’entreprise, « des instruments d’intervention qui soient sous son contrôle ». L’étude des réactions des salariés à la rationalisation du travail6 ou l’identification des raisons d’une moindre efficience productive, etc., constituent autant de missions qui ont permis la création d’une nouvelle profession de psychosociologue des organisations. Bien que positionnée sur le marché de l’intervention en entreprise, elle a influencé sur les énoncés académiques de la sociologie du travail. Ses objets d’étude, « imposés par la position de consultation » et ses résultats, qui visent à « répondre aux attentes du bailleur de fonds » (Tripier, 1999 : 94) sont là pour en attester. Le sociologue du travail proche de ce pôle est amené

psychosociologie américaine le trouve dans l’opérationnalité. Sur ce sujet, voir Desmarez (1986 : 52-53) ; Pillon (2009) ; Pillon et Vatin ([2003]2007).

4 Georges Friedmann a également alimenté sa critique du taylorisme et de la conception mécaniste du travail humain sur laquelle il repose en s’appuyant sur toute une tradition européenne de science du travail, largement inspirée de la psychophysiologie, qui reprochait à Taylor son absence de prise en compte de la question de la fatigue. Il s’est notamment inspiré des travaux de Jean-Maurice Lahy, connu pour être le fondateur de la « psychotechnique » mais plus généralement promoteur d’une analyse de l’activité humaine dans le milieu de travail - tout en ayant promu la mesure des « aptitudes » sur la base de tests et de tout un outillage statistique déconnecté du terrain. Sur ce point, voir Vatin (1999) et Pillon (2009).

5 Pour Pierre Tripier (1999), la sociologie constitue ses énoncés scientifiques à partir de « trois paradigmes, individu, classe et nation » et la tension contradictoire entre ces trois paradigmes constitue sa « matrice disciplinaire ». Mais les usages sociaux de la sociologie, notamment dans les pans de la discipline en interaction avec les problèmes sociaux, la conduisent à être tiraillée entre le « pôle consultants », qui doit répondre à des questions pratiques (par ex. : « pourquoi mes titulaires de CAP ne trouvent pas à s’insérer ? »), et le « pôle futurologues » qui répond à des questions plus politiques (par ex. : « la délinquance connaîtra-t-elle une expansion ? » (p. 85-86). Le travail est bien évidemment en première ligne face à ces deux types de « demande sociale ». C’est pourquoi, pour Pierre Rolle, « la sociologie du travail ne sera devenue pleinementscientifique que le jour où elle n’acceptera plus de résoudre les problèmes qu’on lui pose » (Rolle, 1988 : 9).

6 Nous pensons notamment à la fameuse enquête sur « les attitudes des ouvriers de la sidérurgie à l’égard des changements techniques » de Mont-Saint-Martin (Dofny et alii, 1957) présentée dans Borzeix et Rot (2010). Pour une présentation du travail de deux des enquêteurs, J. Dofny et B. Mottez, voir Rot et Vatin (2008).

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à « restreindre le champ des variables explicatives à celles qui sont utilisables par le système décisionnel de l’organisation étudiée » (Tripier, 1999 : 95), en se centrant sur les problèmes internes dans une perspective d’adaptation des travailleurs à l’organisation.

Les vertus de la « situation de travail » ne se limitent toutefois pas à cette fonctionnalité consultative qui permet à la sociologie du travail d’accéder à des financements hors du monde académique. Elles lui permettent également de s’adonner à sa « fonction futurologique », davantage prisée par ses financeurs publics, en donnant à voir les dynamiques sociales en germe depuis l’activité des producteurs. C’est ainsi, selon Pierre Tripier, que Georges Friedmann s’est employé à extrapoler les évolutions de la société industrielle à partir de l’observation des situations de travail. Les notions de « milieu technique » et de « civilisation technicienne » qu’il a mobilisées lui permettaient « de passer de l’analyse sociologique du travail à la prévision du monde à venir » (Tripier, 1999 : 96), monde marqué en l’occurrence par le « triomphe de la technique ». Ces différentes lectures de la situation de travail7, véritable boule de cristal à partir de laquelle le sociologue du travail trouve matière à répondre aux attentes de ses clientèles, ont pris le dessus jusqu’à éclipser l’étude du fait salarial lui-même. C’est ici que se situe le paradoxe de la sociologie du travail : « le salariat, parce qu’il définit implicitement l’objet de l’étude, disparaît de son observation » (Rolle, 2007 : 82), il constitue donc un « objet manqué » (Bidet, 2007).

Le privilège accordé à la situation de travail

La sociologie du travail a été prise dans « l’œil du cyclone » (Vatin, 2007 : 15) non seulement pour ces raisons externes de positionnement institutionnel mais également pour des raisons internes. Elle était, en effet, disposée à accorder un « privilège épistémologique et méthodologique » à la « situation de travail » (Tripier, 1991 : 99) par l’objet qu’elle s’était défini, en l’occurrence l’étude des « collectivités humaines qui se constituent à l’occasion du travail ». Pour Friedmann, cet objet devait présenter « certains traits minima de stabilité » (Friedmann, 1961 : 26), les collectivités à étudier pouvant être « une entreprise industrielle aussi bien qu’un paquebot transatlantique ou un chalutier de pêche, une grande exploitation d’agriculture intensive mais aussi une ferme de petit exploitant où travaillent quelques commis avec la famille du fermier, un grand magasin Monoprix mais aussi une boutique employant quelques vendeurs, un atelier d’artisan et un bureau de préfecture, un équipage d’avion se reconstituant à intervalles réguliers sur une ligne aérienne ou le personnel d’une automotrice de la SNCF » (Ibid).

La sociologie du travail se centre ainsi sur l’étude des « relations de travail » qui se nouent dans l’industrie, le commerce, l’agriculture ou l’administration8. On notera que Friedmann prend soin de distinguer les « relations de travail » des « relations humaines comme interrelations d’ordre psychologique et social qui se produisent dans l’exécution d’un travail commun »

7 La situation de travail est ici définie par « le travail mécanisé, le niveau et la forme des salaires, les méthodes d’organisation et de gestion des entreprises », ce qui permet d’analyser les attitudes et l’action ouvrières. (Mottez et Touraine, 1962, cités par Tripier, p. 99).

8 Même si pour Friedmann, l’administration est intégrée à l’ensemble des secteurs et ne constitue pas toujours un segment à part (Friedmann, 1961 : 28).

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(Friedmann, 1961 : 28). Il prend ses distances avec l’Ecole des relations humaines par un élargissement de la fenêtre d’observation à l’échelle de l’entreprise voire du secteur. Il n’en reste pas moins que l’objet à étudier est circonscrit au système de relations qui se nouent dans ce cadre stabilisé. Or ce parti-pris méthodologique conduit la sociologie du travail à ignorer la temporalité dans laquelle s’inscrivent les groupes et les relations étudiés. Le travail est saisi dans un « présent indéfini », ce qui conduit à éluder « la question des différences de durées qui s’y coordonnent : durée du travail, durée de l’existence humaine, durée des processus productifs, des modes d’organisation, des collectifs qui se constituent » (Rolle, 1988 : 13). De fait, le cadre d’analyse de la sociologie du travail, parce qu’il écrase les temporalités de son objet9, se réduit à un « ici et maintenant » (Tripier, 1999 : 95) qui ne permet pas la prise en compte de la pluralité des temps sociaux et organisationnels en présence.

Une telle approche ne permet pas de saisir les processus de mise au travail en amont du moment observé. Au-delà du biais méthodologique, l’enjeu est épistémologique. Ainsi que le rappelle Pierre Rolle (1988), la scène du travail donnée à voir se caractérise par une unité de temps (le moment productif), de lieu (l’entreprise) et d’action (la collectivité de travail). Cette configuration correspond à un modèle de production de type artisanal dont la figure archétypale est l’ouvrier en mesure de maîtriser la totalité d’un procès de production. Or le travail ne saurait se limiter à cette seule modalité : « A chaque stade de l’industrie, on constate l’apparition de nouveaux travailleurs, de nouvelles institutions, de nouvelles techniques. Le prototype du travailleur fut tour à tour le fileur, le sidérurgiste, le cheminot, le mécanicien. C’est aujourd’hui, peut-être l’employé de l’informatique » (Rolle, 1988 : 6). Mais la sociologie du travail s’est implicitement fixé « un canon du travail » relevant d’une « transformation de la matière pour fournir un produit échangeable sur un marché » (Rolle, 1988 : 10-11). Fascinée par l’idéal proudhonien du métier où le travailleur est censé faire corps avec son travail, elle présuppose l’unité de l’ouvrier et de son ouvrage. Rien d’étonnant dans ces conditions qu’elle se soit employée à traquer les formes d’autonomie à la portée des travailleurs pour « reconstituer cette unité perdue » (Rolle, 1971). A ce titre, elle se donne à voir comme une « sociologie de l’attachement » (Bidet, 2007).

Cette conception du travailleur attaché à son outil de travail et aux produits qui en résultent est précisément celle que Marx dénonçait chez Proudhon dans les échanges musclés qu’il a eus avec lui dans Misère de la philosophie – ouvrage écrit en réponse à celui de Proudhon

Philosophie de la misère. Naville (1957) attire à juste titre l’attention sur l’importance de ce

débat pour la sociologie du travail, importance qui, comme nous le verrons plus loin, est également cruciale pour comprendre les débats qui agitent les sociologies du genre. Qu’est-ce que le travail ? Pour Proudhon, le travail est avant tout d’ordre moral et humain, il est « donné dans la conscience avant même que la nécessité l’impose » (cité par Naville, 1957 : 350). Le travail étant indépendant de la nécessité, il est donc libre par nature et cette liberté se manifeste

9 Cette tendance à une « méthodologie de l’immédiat », qui a également été soulignée par Sylvie Célérier (2013), n’est pas propre à la sociologie du travail mais est, selon Pierre Tripier (1999 : 95), « constitutive de la période structuro-fonctionnaliste de la sociologie mondiale ». La sociologie des organisations se distingue tout particulièrement au sein de la sociologie du travail par le brouillage des temporalités qu’elle opère dans son analyse des stratégies des acteurs en présence (Ibid), précisément au nom de l’autonomie qu’elle accorde au « fait organisationnel ».

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dans l’action et de l’usage de ses outils. C’est ainsi que, pour Proudhon, l’homme crée en travaillant – et il importe de rappeler ici que ce travail qui rend libre ne concerne, chez Proudhon, que les hommes car il considérait que la place des femmes n’était pas sur la scène productive mais uniquement au foyer10. Il faut trouver les conditions propices à l’expression de cette liberté, ce qui passe pour lui par un partage égalitaire et libre de son produit.

Or, souligne Naville (1957 : 353-354), « façonner, est-ce créer ? On connaît la réponse d’Hegel : c’est seulement sublimer la contrainte : l’esclave exerce sur les choses le pouvoir qu’il ne peut imposer directement au maître ». Rien de tel chez Proudhon, qui cherche toujours, nous dit Naville, à écarter les « mauvais côtés du travail » : chez lui, le travail est mouvement, il suppose de transformer et de mouvoir la matière en vue d’une fin intelligente, et cette fin est affinée par la pratique. C’est la raison pour laquelle le travail est une circulation créatrice constante entre la pratique et la théorie. On devine ici ce que la théorie de Proudhon peut avoir de séduisant : elle revendique une fierté pour l’ouvrier, son travail n’est pas une malédiction mais au contraire une activité dont on pourrait dire qu’elle le rend semblable à Dieu. Parce qu’elle lui permet de réunir le monde des idées et de la pratique, cette activité productive est en mesure de lui procurer une félicité créatrice lorsqu’il parvient s’en rendre maître. Il faut donc qu’elle échappe aux contraintes sociales, à la domination du maître et qu’elle soit à elle-même sa propre fin : c’est ainsi qu’elle pourra briser le cercle de la servitude perpétuelle décrite par Hegel. Mais si le travail est « à la fois connaissance et action, il est aussi insurrection » et comme tel, il est essentiel à la liberté. C’est donc comme interprète de ce mouvement que Proudhon, rappelle Naville, a été, plus encore que Marx, et avant Bakounine, « le grand résonateur des revendications du travail dans la seconde moitié du XIXe siècle » (Ibid).

La position de Marx a sans doute été d’autant moins audible qu’elle a évolué au fil du temps. Pour lui, contrairement à ce qu’affirme Proudhon, le travail est avant tout une « œuvre imposée », dont les formes varient avec les modes et rapports de production. Il est donc nécessaire d’aboutir à son abolition, ce qui suppose de le rejeter sur l’appareil technique socialement approprié, afin de dégager pour les hommes – et les femmes - la possibilité de se consacrer non à un « travail libre », ce qui serait une contradiction dans les termes, mais à une activité libre, c’est-à-dire spontanée. Pour Marx, rappelle Naville, le travail n’est pas spontanéité, seule l’activité non productive peut l’être. Dans ces conditions, la « contradiction dialectique fondamentale n’est pas celle qui oppose le travail pénible au travail attrayant mais le travail au non travail » (Naville, 1957 : 351). Or, dans sa dispute avec Proudhon, Marx ne critique pas l’idée d’une aliénation originelle du travail qu’il s’agirait de faire disparaître, comme le revendique Proudhon. Pour Marx, le travail suppose des rapports sociaux déterminés et en dehors d’eux, il n’est qu’une activité qui vise l’usage immédiat. L’aliénation n’apparaît donc pour lui que dans un moment second, lorsque la valeur utile se transforme en valeur d’échange, autrement dit, lorsque la production ne s’effectue pas pour une autoconsommation mais pour le marché – et plus généralement dès qu’il est placé au service d’autrui. Le travail

10 Les voix qui défendaient la liberté des femmes et l’égalité des sexes au XIXe siècle étaient peu audibles dans le mouvement ouvrier en dehors de celles de Flora Tristan et des fouriéristes. Mais Proudhon s’est copieusement fait attaqué par les féministes de l’époque, qui n’ont pas manqué de dénoncer sa misogynie, au point de souligner que pour lui, « la propriété, c’est le viol ».

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n’a donc rien d’une malédiction en soi, il n’a rien non plus de salvateur en soi, il ne devient aliéné que dans le cadre de certains rapports de production et d’appropriation11.

Marx change d’ailleurs de vocabulaire au fil du temps puisque, souligne Naville, il emploie le terme d’aliénation, au sens philosophique du terme, en tant qu’extranéation, désaissement (entäussern) jusqu’en 1847. Par la suite, il parle d’aliénation par contrat (veräussern), le travail devenant une quantité valorisable, une grandeur mesurable, ce qui lui permettra d’élucider le mécanisme de production de plus-value (pas encore présent dans Misère de la philosophie). Reste qu’avec cette conception, Marx démystifie le travail, qui n’est en soi ni malédiction ni rédemption, mais qui devient aliénant quand il s’effectue pour le compte d’autrui12. Dès lors, si une liberté est à la portée des travailleurs, elle suppose une activité débarrassée de la nécessité – ce qui l’amènera à plaider en 1865 pour la réduction du temps de travail rendue possible par