• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 PROBLÉMATISER LE MÉMORIEL

2. DE LA MÉMOIRE AU MÉMORIEL

2.3 Mémoire et mémoriel

2.3.1 Une pluralité de temps

Souvent, la mémoire est d’autant plus posée comme un ensemble fini d’éléments qu’elle est présupposée n’avoir trait qu’au passé. Or il m’apparaît pertinent de l’envisager, comme le fait l’historien Michel de Certeau (1990), « au sens ancien du terme, [comme désignant]

une présence à la pluralité des temps et [comme] ne se [limitant] donc pas au passé » (de

Certeau, 1990, p.12592). Le critique culturel Martin Allor (1997) a aussi mis de l’avant

l’idée que des objets, des monuments et des pratiques actuels puissent garder mais aussi rendre actuels des traces de passés précédents qui les ont façonnés - d’où l’expression

‘present’ pasts pour souligner que ces objets et pratiques font exister des passés dans

l’actualisation du présent. Autrement dit, les passés qui sont « présents » par des traces qui sont sédimentées - dans des édifices, par exemple, mais aussi dans des discours et des pratiques - contribuent à organiser et articuler les façons par lesquelles, dans le présent, ces édifices, ces discours et ces pratiques sont présentés et mis en valeur.

Pour bâtir cette dimension temporelle élargie du mémoriel, je me nourris en partie d’une proposition formulée par Joël Candau (1998, op.cit.) autour d’une notion de travail de mémoire, qui met l’accent sur la mobilisation de différentes directions temporelles dans la production de la mémoire. Plus précisément, Candau identifie trois formes de mémoire, en quelque sorte - une mémoire du passé, une mémoire d’action et une mémoire d’attente (ces deux dernières pouvant vraisemblablement être assimilées, respectivement, à une mémoire du présent et une mémoire du futur) -, qui aurait chacune des stratégies et des projets différents, tout en contribuant, chacune, à ce qu’un individu puisse revenir sur lui-même :

[les] rapports de soi à soi, le travail de soi sur soi, le souci, la formation et l’expression de soi supposent tout un travail de la mémoire qui s’applique dans trois directions différentes : une mémoire du passé, celle des bilans, des évaluations, des regrets, des fondations et des ressourcements; une mémoire d’action, absorbée dans un présent toujours évanescent; une mémoire d’attente, celle des projets, des résolutions, des promesses, des espoirs et des engagements, tournée vers le futur. (Candau, 1998, p.50)

Candau n’insiste pas tant sur les différences entre ces formes de mémoire que sur le fait qu’elles seraient continuellement en interaction, ce qui concourrait à produire une continuité et à y inscrire un individu ou un groupe : « [seule] l’action unifiante de ces

différentes mémoires peut nous aider à conceptualiser, pour l’accepter, notre inscription dans un temps » (idem). Mais par ailleurs, la notion de travail de mémoire semble aussi être

imprégnée de celle de mémoire de travail, utilisée en psychologie. Dans ce domaine, cette forme de mémoire est considérée comme faisant partie de la mémoire à court terme, qui en comprendrait deux autres, par ailleurs :

[il y aurait] une mémoire iconique, à très court terme (une seconde environ), une mémoire immédiate de quelques secondes - qui est facilement identifiée à la conscience (Edelman et Tononi, 2000 : 37) - et, enfin, une troisième forme de mémoire brève, la mémoire de travail, « qui désigne le stockage

temporaire d’informations en vue de réaliser des tâches cognitives diverses » (Buser, 1998 : 170-171). » ([dans] Candau, 2005, p.25)

De cela, Candau me semble surtout garder l’idée que la mémoire de travail est « une

mémoire en train de se faire, labile, [qui] sert soit de transition vers une fixation à long terme de l’information, soit [d]’intermédiaire dans la préparation d’une action » (Candau,

2005, p.25), et que son rôle consiste à

préparer l’action future, non pas en étant simplement agi par le passé mais en étant capable d’en tirer des leçons, de prendre appui sur un répertoire d’actions pour décider d’une stratégie appropriée. (ibid, p.26)

En cela, Candau considère que la mémoire est « à la fois rétrospective et prospective,

retour sur le passé et projection dans le futur, bilan et projet, origine et horizon d’attente »

(idem). Dans cette perspective, la mémoire est donc mise de l’avant comme une activité qui n’exprime pas le passé, mais le constitue, plutôt, par le biais de stratégies et de projets - comme une rétrospective, par exemple, ou encore le retraçage d’une origine93. De plus, cette activité est posée comme constituant d’autres temporalités - nommément, le présent et le futur -, par lesquelles elle se réalise simultanément, selon plusieurs orientations. Toutefois, la production de ces mémoires peut apparaître comme se réalisant dans une linéarité passé-présent-futur, d’autant plus que la mémoire du passé peut sembler être un réservoir à partir duquel les autres mémoires - du présent et du futur - seraient effectuées. Pour ma part, ce n’est pas tant la dynamique combinatoire de différentes mémoires que je retiens de cette notion de travail de mémoire. J’intègre plutôt au mémoriel son accent sur une continuelle mobilisation de différentes orientations temporelles dans la production de la mémoire. Cela me permet de souligner que la production de la mémoire est aussi concomitante de la production de temporalités plurielles qui constituent autant de points de vue à partir desquels un groupe se constitue et se considère. Plus précisément, cela permet

93 Si la critique culturelle Annette Kuhn souligne aussi le caractère d’activité du travail de mémoire :

« [memory work is] an active practice of remembering which takes an inquiring attitude toward the past and the activity of its (re)construction through memory. [It] undercuts assumptions about the transparency or the authenticity of what is remembered » (Kuhn, 2000, p.186), pour sa part, Candau n’envisage pas

et incite à examiner comment, alors qu’un groupe s’envisage de ces différents points de vue temporels simultanément, une continuité se trouve établie et stabilisée de manières singulières. Parfois, cela peut faire en sorte qu’une dominante temporelle est ce qui est stabilisé - par exemple, le passé peut être mis de l’avant de telle manière qu’il soit posé comme un bassin d’éléments à partir duquel le présent et le futur sont façonnés. C’est ce que la mémoire-réservoir et les approches que j’ai présentées dans la section précédente permettent de distinguer. Mais à mon avis, il est possible que ce soit le présent ou le futur qui soit accentué dans la production de la mémoire, ou encore que plusieurs temporalités à la fois soient mises de l’avant. Et il m’apparaît que si cela peut varier dans et à travers le temps, c’est parce que des conjonctures et des rapports sociaux favorisent la production de certains points de vue temporels. En cela, le mémoriel se veut une approche qui met l’accent sur le fait que les processus qui concourent à constituer la mémoire comme un réservoir convoquent et modulent des visées et des objectifs « temporalisés », c’est-à-dire qui participent de ces différents points de vue par lesquels des collectivités sont instaurées de concert avec la production de leurs continuités.