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La mémoire dans le discours social : prégnance, globalisation et itération

Chapitre 1 PROBLÉMATISER LE MÉMORIEL

2. DE LA MÉMOIRE AU MÉMORIEL

2.1 La mémoire dans le discours social : prégnance, globalisation et itération

L’esquisse que je viens de brosser montre la mémoire - dans son articulation à l’histoire, au patrimoine, au passé, à la culture, notamment - comme objet du discours social. Elle ne prétend pas être un portrait exhaustif, loin s’en faut, du discours social sur la mémoire au Québec. Elle se veut plutôt comme ayant trait à « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de

société; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd’hui dans les [médias] électroniques » (Angenot, 1989, p.13). Cherchant à explorer

et mieux comprendre la mémoire, je dégage de cette esquisse trois principaux constats étroitement liés. Le premier met en évidence que d’emblée, cette esquisse atteste de la prégnance, de l’importance, de l’abondance et de la multiplicité des produits, institutions,

82 Télé-Québec, site Internet de l’émission Cinéma québécois [en ligne], À propos de l’émission [en ligne]

http://cinemaquebecois.telequebec.tv/#/a-propos-emission/9/Default.aspx (page vérifiée le 3 octobre 2009). Une rediffusion de la série a eu lieu au printemps 2009.

83 Elephant [Quebecor] (18 novembre 2008). « Quebecor annonce le lancement officiel de Éléphant: mémoire du cinéma québécois sur la vidéo sur demande et le Web » [en ligne],

http://elephant.canoe.ca/nouvelles/quebecor-annonce-le-lancement-officiel-de-i-elephant-memoire-du- cinema-quebecois-i-sur-la-video-sur-demande-et-le-web_86/ (page vérifiée le 3 octobre 2009).

objets, discours, activités et pratiques qui participent de la mémoire au Québec. Le deuxième, c’est qu’elle rend aussi manifeste que souvent, la mémoire paraît avoir des contours plus ou moins précis. Plus encore, dans la foulée de l’anthropologue Joël Candau (1998), mon esquisse laisse voir qu’il est possible de considérer la mémoire produite au Québec comme comptant parmi ce qu’il appelle les rhétoriques holistes, lesquelles désignent

[des] totalisations auxquelles nous procédons en employant des termes, des expressions, des figures visant à désigner des ensembles supposés à peu près stables, durables et homogènes, ensembles qui sont conceptualisés comme autre chose que la simple somme de leurs parties et qui sont censés agréger des éléments considérés, par nature ou par convention, comme isomorphes. On nomme ainsi aussi bien un regroupement d’individus (e.g. [i.e.] la communauté, la société, le peuple) que de représentations, de croyances, de souvenirs (e.g. l’idéologie x ou y, la religion populaire ou la mémoire collective) ou encore de caractères réels ou imaginaires (e.g. l’identité ethnique, l’identité culturelle) (Candau, 1998, p.21-22).

Les rhétoriques holistes sont traitées comme si elles avaient un caractère globalisant,

« comme des termes renvoyant plus ou moins à une réalité mais sans avoir une idée précise de ce qu’ils impliquent » (idem). Ce caractère globalisant me semble être d’autant plus

marqué que des liens sont constamment établis entre mémoire, histoire et culture (ces deux derniers ne peuvent-ils d’ailleurs pas être aussi considérés comme des rhétoriques holistes ?). Plus précisément, il me semble que les questions de mémoire sont si souvent entrelacées à des enjeux de culture et d’histoire qu’elles paraissent même les recouvrir ou pouvoir les contenir, en quelque sorte. Les deux termes recouvriraient-ils les mêmes réalités ? Soulèvent-ils les mêmes enjeux ? En produisant la mémoire, certaines expositions muséales (comme celles dont j’ai parlé dans l’esquisse, qui ont été présentées par le Musée de la civilisation à Québec, par exemple) mettent de l’avant tantôt la culture en tant qu’ensemble de moyens variés qui permettent de l’appréhender (Mémoires), tantôt l’histoire en tant que discipline qui permet de l’organiser (Le Temps des Québécois). S’il

est possible de remarquer un contraste entre ces deux expositions84, dans les deux cas - comme ce l’est souvent dans le discours social dans le Québec contemporain -, mémoire, culture et histoire ne sont pas clairement définies mais plutôt posées comme allant de soi, ce qui concourt à faire paraître chacune comme des domaines dont les contours et les frontières sont floues et qui peuvent s’interpénétrer jusqu’à presque se fondre ensemble. Cette incorporation de la mémoire, de l’histoire et de la culture me semble généralement entraîner deux ordres d’effets sur et dans le discours social. Le premier consiste en la production discursive de la mémoire comme si, d’une part, elle était toujours « déjà là », et d’autre part, elle avait un référent - en l’occurrence un groupe - qui est nécessairement stable à travers le temps et l’espace. Le deuxième est la production d’un champ de la mémoire qui est toujours un champ du même, du déjà constitué. Ce champ peut souvent paraître fermé, limité et même statique, ne se renouvelant que dans les limites de ce qui a été précédemment produit, réalisé, présenté, discuté, comme mû par une sorte de matrice qui la ferait toujours rester identique et fidèle à elle-même, en fin de compte.

Cela participe d’ailleurs d’un troisième et dernier grand constat que je fais à partir de cette esquisse : la mémoire semble avoir un caractère itératif, plus encore, elle semble faire une constante répétition d’elle-même. Cela est efficace d’autant plus qu’elle est souvent discutée comme étant l’objet et au coeur d’enjeux autour de l’importance de sa transmission et que ces enjeux sont eux-mêmes posés comme ayant trait à la pérennité d’un groupe. Dans cette optique, la perpétuation de la mémoire d’un groupe est souvent posée comme pouvant assurer celle de l’existence même de ce groupe à travers le temps et l’espace. Par exemple, plusieurs émissions télévisuelles qui utilisent des archives se présentent comme des manières de faire connaître le passé, la tradition, les souvenirs d’un

84 La commissaire de l’exposition Le Temps des Québécois distinguait ainsi les deux expositions :

«L'exposition Mémoires ne porte pas sur l'histoire du Québec mais sur la culture. C'est une exposition

sur la mémoire au sens nostalgique du terme. Elle montre comment on se souvient de notre passé. Avec l’exposition Le Temps des Québécois, on donne une synthèse chronologique. » (Porter, I. (3-4 juillet

groupe, et, ce faisant, de les transmettre aux membres de ce groupe. L’invitation de Radio- Canada à consulter ses archives sur Internet en invoquant l’importance de « savoir d’où

l’on vient pour savoir où l’on va » me semble d’ailleurs à cet égard exemplaire d’une façon

de présenter la mémoire comme un moyen de transmission dont un groupe disposerait pour durer à travers le temps.

Si ces constats de la prégnance de la mémoire, de son caractère globalisant et de son caractère itératif - me semblent pouvoir être établis à la lumière du discours social « en général », ils peuvent aussi être envisagés en regard du discours académique, qui, de quelque manière, en participe en particulier. Au sein du discours académique, la mémoire est l’objet de travaux chez des chercheurs d’horizons variés85. Et au sein de ces travaux,

comme le remarque la chercheure en communication Carole Blair (2006), différents concepts ont été élaborés, comme par exemple la mémoire culturelle, la mémoire sociale, la mémoire collective. Si les différents noms qu’ils ont indiquent que leurs points de vue, leurs postulats et leurs suppositions particulières se distinguent les uns par rapport aux autres, ces concepts partagent néanmoins le fait de prendre pour objet la mémoire en tant que phénomène collectif plutôt qu’en tant que phénomène individuel idiosyncratique :

what the perspectives represented by these different names have in common is their focus on memory as a collective or communal phenomenon, rather than as an individual, cognitive function (Blair, 2006, p.52).

De plus, ces concepts partagent le fait de considérer « one of the most basic predicates of

communication - representation - to be at the heart of how groups of people remember »

(idem). Toutefois, à mon avis, plusieurs de ces concepts permettent surtout d’examiner des représentations établies de la mémoire, et ce faisant, ils portent moins attention aux

85 Henry L. Roediger III et James V. Wertsch (janvier 2008) identifient l’histoire, la littérature, la philosophie, la psychologie, l’éducation comme les principaux champs disciplinaires qui prennent la mémoire pour objet, mais ils notent aussi que les domaines de la politique, de l’architecture, du droit, de la sociologie, des études sur les médias, de la communication, des affaires, des neuro-sciences et de l’anthropologie s’intéressent aussi grandement à cet objet.

processus de représentation qui constituent la mémoire - je reviendrai plus en détail à cela

dans les prochaines sections.

Au sein de ces travaux également, la diversité des approches sur la mémoire me semble souvent aller de pair avec le caractère holistique qu’aurait la mémoire. Comme le souligne la politologue Marie-Claire Lavabre, la mémoire semble difficilement être délimitée, étant donné qu’elle paraît toujours excéder et échapper à ces préoccupations et questionnements :

« la « mémoire » embrasse décidément trop et signale par là même le caractère métaphorique de son usage » (Lavabre, 2000, p.48). Ce qui est désigné comme « la

mémoire » est en effet l’objet de préoccupations et de questionnements diversifiés qui peuvent toutefois apparaître comme les facettes de quelque chose de global qui a des contours imprécis – ce qui fait d’ailleurs écho à l’esquisse que j’ai présentée en début de chapitre et au statut de la mémoire comme rhétorique holiste que j’ai constaté à partir de cette esquisse :

…l’intuition partagée qui préside à l’usage de la notion [de mémoire] ne résiste guère à la complexité et à l’hétérogénéité des phénomènes qu’on nomme tout uniment « mémoire ». Souvenirs de l’expérience vécue, commémorations, archives et musées, mobilisations politiques de l’histoire ou « invention de la tradition », monuments et historiographies, conflits d’interprétations, mais aussi oublis, symptômes, traces incorporées du passé, occultations et falsifications de l’histoire (idem).

Enfin, ces travaux envisagent souvent aussi la mémoire comme faisant l’objet d’une construction orientée aux fins d’une transmission qui serait cruciale dans la vie et la perpétuation des groupes - je reviendrai également, dans la prochaine section, à ce point de vue qui est régulièrement posé comme un trait de la mémoire.

À travers ces constats que je dresse en regard du discours académique en particulier, il me semble possible de dégager un concept principal qui fait de la mémoire un bassin dans lequel les individus n’auraient qu’à puiser pour en ressortir une multiplicité d’éléments caractérisant un groupe et par le fait même, perpétuer ce même groupe : j’appelle ce

concept la mémoire-réservoir. Plus précisément, le discours académique en sciences sociales86 ne m’apparaît pas tant produire différents concepts de mémoire qu’un même concept de mémoire-réservoir configuré et mobilisé dans et par différentes approches traversant à bien des égards les frontières disciplinaires qui recourent à des notions comme la mémoire culturelle, la mémoire collective et l’invention des traditions, par exemple, afin d’examiner des aspects variés de la mémoire. Dans la prochaine section, je cerne les caractéristiques fondamentales de ce concept et j’expose ce que la mémoire-réservoir87

permet aux analystes s’inscrivant dans ces approches d’identifier comme propriétés et définitions de la mémoire, et de produire comme problématiques afférentes. Cet exercice m’apparaît important car il me permettra ensuite de proposer une approche qui, tout en mobilisant aussi la mémoire-réservoir, vise à attirer l’attention vers certains aspects de la mémoire qui me semblent être négligés par les autres approches, mais qui participent néanmoins de sa production.