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Chapitre 1 PROBLÉMATISER LE MÉMORIEL

2. DE LA MÉMOIRE AU MÉMORIEL

2.2 La mémoire-réservoir

2.2.3 L’approche présentiste

Cette approche appréhende quant à elle plus directement la mémoire comme une construction informée par des rapports sociaux de pouvoir. Les chercheurs qui travaillent dans cette perspective proposent notamment d’examiner les manières par lesquelles certaines institutions et pratiques - comme les médias ou les systèmes d’éducation, par exemple - sont mis à profit par certains groupes ou secteurs dominants d’une société pour fabriquer des rituels publics et un certain passé, ce qui leur permet par le fait même d’assurer un contrôle social qui sert leurs intérêts présents. La mémoire aurait donc un caractère idéologique, dans le sens marxiste du terme, étant façonnée et utilisée par certains groupes dominants pour naturaliser un ordre social, légitimer leur position au sein de cette société et faire accepter cette domination par d’autres groupes qui seraient dominés. Les membres des groupes se souviendraient donc - ou oublieraient - dans la mesure où des groupes en contrôle dans une société (ou l’État, en ce qu’il serait mené par certains groupes sociaux en contrôle ou en tenant compte d’eux) présideraient à l’organisation sociale de la mémoire, tantôt en favorisant certaines célébrations et commémorations, tantôt en en censurant d’autres.

Les historiens Hobsbawm et Ranger ont particulièrement marqué cette approche avec leur ouvrage The Invention of Tradition (1983), dans lequel ils montrent comment des phénomènes comme l’industrialisation, la démocratisation et l’électoralisme ont favorisé et marqué le développement de traditions singulières en Europe, aux XIXème et XXème siècles, mais aussi en Afrique et en Inde, des continents marqués par la colonisation. Selon eux, de nombreuses traditions (comme celles qui ont trait à l’apparat de la monarchie britannique, par exemple, ou encore à la pratique du cricket comme sport national indien) apparaissent comme étant authentiques et anciennes alors qu’elles seraient relativement récentes et

90 Comme le souligne Misztal (2003), cette approche est aussi parfois appelée l’approche de l’invention des traditions, ou encore la théorie des politiques de la mémoire.

inventées. Car dès lors qu’il fallait acquérir l’adhésion des individus d’une société pour légitimement prendre et exercer le pouvoir, il devenait important pour les groupes qui se voulaient dominants dans ces sociétés d’établir et de contrôler des représentations du passé et des pratiques symboliques leur permettant d’installer rapidement un certain ordre social. C’est à ces fins que certaines traditions auraient été inventées - d’où l’expression invented

tradition, qui désigne un ensemble d’outils façonnés par des groupes qui contrôlent une

société afin d’inscrire un certain ordre social en continuité avec un certain passé :

a set of practices, normally governed by overtly or tacitly accepted rules and of a ritual of a symbolic nature, which seek to inculcate certain values and norms of behaviour by repetition, which automatically implies continuity with the past (Hobsbawm and Ranger, 1983, p.1).

Particulièrement lorsque de nouvelles situations surviennent, afin d’assurer une certaine continuité, ces outils mettraient de l’avant la répétition d’anciennes situations (politiques, notamment) et constitueraient ainsi « [an] attempt to structure at least some parts of the

social life within it as unchanging and invariant » (ibid, p.2). Plus encore, ils seraient

parties prenantes d’un processus idéologique de formalisation et de ritualisation du passé, qui ferait la légitimation d’un certain passé historique garant de l’ordre social. En cela, les traditions inventées serviraient à établir et consolider des rapports sociaux de pouvoir tant au plan collectif qu’au plan individuel : « invented traditions are used as a means of

exercising power, to establish or legitimize institutions, to symbolize social cohesion and to socialize individuals to the existing order. » (Misztal, op. cit., p.57)

Cette approche me semble utile pour souligner que l’établissement de certaines représentations du passé constituent des enjeux de pouvoir et peuvent contribuer à façonner un groupe de certaines manières plutôt que d’autres. Elle me semble néanmoins laisser dans l’ombre les manières par lesquelles le processus même de représentation opère. Tout particulièrement, le fait de concevoir l’idéologie comme étant fondamentalement une manipulation semble fortement influencer cette conception de la mémoire collective. Celle- ci est d’ailleurs posée comme une forme de l’idéologie, voire comme une « fausse

conscience », ce qui mène à réduire l’effectivité de la mémoire à une fonction de reproduction et de cohésion sociale. Cependant, comme le souligne Misztal, toutes les traditions ne sont pas aussi prégnantes et effectives les unes que les autres, tant au plan de leur intégration dans les mémoires individuelles qu’à celui des idéologies qu’elles véhiculeraient : « What is remarkable about traditions is not that they are invented, as

almost all of them, at least to some degree, are, but why so many of them work and are accepted as ‘real’. » (Misztal, 2003, p.60 - c’est l’auteure qui souligne)

Par ailleurs, le postulat de cette approche - les traditions et la mémoire des sociétés modernes sont forcément fabriquées - se confond parfois avec un autre postulat, selon lequel toute fabrication est forcément le gage d’une manipulation et dès lors, l’indice d’un caractère « faux » :

It is clear that plenty of political institutions, ideological movements and groups - not least in nationalism - were so unprecedented that even historic continuity had to be invented, for example by creating an ancient past beyond effective historical continuity, either by semi-fiction (Boadica, Vercingetorix, Arminius the Cheruscan) or by forgery (Ossian, the Czech mediaval manuscripts). (Hobsbawn et Ranger, op.cit., p.7)

Or l’invention n’a pas nécessairement à être conçue comme synonyme de manipulation. Comme le remarque l’historien Benedict Anderson, loin de subir l’imposition de certaines mémoires et traditions, des communautés font plutôt preuve de créativité et d’imagination dans leur constitution. La nation, par exemple, s’envisage selon lui comme une communauté politique imaginée (an imagined political community), puisque, notamment, il est impossible pour chacun des membres d’une nation d’en connaître tous les membres, et pourtant, ils ressentent souvent avec eux une communion :

It is imagined because the members of even the smallest nation will never know most of their fellow-members, meet them, or even hear of them, yet in the minds of each lives the image of their communion91. (Anderson, 1996

[1983], p.6) - c’est l’auteur qui souligne)

Plus encore, l’imagination qui concourt à établir une communauté en tant que nation participe aussi à définir cette dernière sous l’égide de la fraternité : « regardless of the

actual inequality and exploitation that may prevail in each, the nation is always conceived as a deep horizontal comradeship » (ibid, p.7). Cela participe d’ailleurs aux sacrifices de

tant d’individus au cours des quelques siècles depuis lesquels la notion de nation a été établie. Plus largement, Anderson estime que « all communities larger than primordial

villages of face-to-face contact (and perhaps even these) are imagined » (ibid, p.6), et qu’il

s’agit d’analyser comment des communautés s’imaginent plutôt que de chercher ce que serait une « vraie » communauté, à l’aulne de laquelle il serait possible d’évaluer un degré de fabrication et de fausseté d’un groupe qui s’imaginerait ou serait imaginé comme une nation. En cela, « [communities] are to be distinguished, not by their falsity/genuineness,

but by the style in which they are imagined » (idem).

Par ailleurs, la mémoire n’est pas toujours imposée par des groupes « dominants », elle est aussi parfois formée par et dans des groupes « subordonnés » même marginaux qui peuvent éventuellement la faire prévaloir, de manière telle, d’ailleurs, à diviser et déranger un ordre social établi. Le philosophe Michel Foucault a d’ailleurs développé une conception du pouvoir selon laquelle celui-ci n’est pas une substance qui peut être possédée par quelqu’un ou une entité, et qui pourrait dès lors être localisée - en tout cas, pas en un seul endroit (par exemple, l’État ou un souverain). Il le conçoit plutôt comme un ensemble de relations qui sont diffuses et par et à travers lesquelles le pouvoir s’exerce. Dès lors, il est possible d’analyser des lieux où et à travers lesquels le pouvoir s’exerce :

91 Note de bas de page 9 dans le livre: « Cf. Seton-Watson, Nations and States, p.5 : “All that I can find to say

is that a nation exists when a significant number of people consider themselves to form a nation, or behave as if they formed one.’ We may translate ‘consider themselves’ as ‘imagine themselves.” »

le pouvoir, ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés: c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée (...) le pouvoir n’est pas quelque chose qui s’acquiert, s’arrache ou se partage, quelque chose qu’on garde ou qu’on laisse échapper; le pouvoir s’exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles. (Foucault, 1976, p.123)

Considérer que le pouvoir ne se possède pas, c’est aussi considérer que tous les individus -

« peu importe leur position par rapport aux effets du pouvoir (dominés ou dominants, gouvernés ou gouvernants) » (Gagnon, 1999, p.7) - peuvent faire partie de ces points

innombrables par lesquels le pouvoir passe, et par conséquent, peuvent l’exercer. Dans cette optique, l’exercice du pouvoir peut se réaliser de plusieurs façons: « [le pouvoir]

incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable; à la limite, il contraint ou empêche absolument » (Foucault, 1984,

p.313). Mais il peut aussi « répartir dans l’espace, ordonner dans le temps et composer

dans l’espace-temps » par exemple (Gagnon, op.cit., p.6).

Foucault a aussi développé, avec cette conception du pouvoir, une notion de pouvoir- savoir, qui présente les formes de savoir et les exercices du pouvoir en tant qu’étant articulées. Plus précisément, plutôt que de concevoir le savoir comme étant subordonné et conditionné par le pouvoir (qui déciderait de l’existence et délimiterait certains domaines, et favoriserait - ou empêcherait - la production de certains savoirs), le pouvoir-savoir met en évidence que les rapports de pouvoir et la production de savoirs sont co-constitutifs :

Il faut plutôt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant parce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il est utile); que pouvoir et savoir s’impliquent directement l’un l’autre; qu’il n’y a pas de relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et constitue en même temps des relations de pouvoir. (Foucault, 1975, p.32)

Dans cette optique, le pouvoir et le savoir ne s’envisagent pas d’une manière extérieure à un sujet connaissant dont on pourrait déterminer la position par rapport à un système de pouvoir, le pouvoir-savoir participe plutôt à la constitution même (et aux transformations historiques) de ce sujet, de même qu’à celle des objets et des façons de connaître.

En bref, ce n’est pas l’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processus et les luttes qui le traversent et dont il est constitué, qui déterminent les formes et les domaines possibles de la connaissance. (idem)

Dans la foulée de cette conception, il est possible de mettre en doute que la mémoire soit strictement déterminée par les intérêts et les visées de groupes détenteurs du pouvoir, et instrumentalisée de manière à servir leurs fins. En cela, je ne la considère pas comme une manifestation idéologique ou une fausse conscience, par laquelle certains groupes imposeraient et maintiendraient un contrôle social sur d’autres groupes, assurant ainsi leur position dominante. La mémoire m’apparaît plutôt comme étant produite par et à travers des relations de pouvoir qui présentent des jeux stratégiques et tactiques complexes et réversibles, participant ainsi à la définir, à en rendre possibles certaines formes et à privilégier certains domaines de connaissance.