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Chapitre 2 – MAURICE RICHARD OU LA CONSTITUTION D’UN HÉROS

3. UNE MISE EN RÉCIT QUI CONTRIBUE À INSTAURER UN HÉROS

3.2 Un héros national

Outre les récits qui s’articulent autour des performances de Maurice Richard au hockey et qui mettent en valeur sa popularité sur et en dehors de la glace, pendant et après sa carrière, le récit de l’émeute du 16 mars 1955 apparaît souvent comme étant à la fois incontournable et distinct. Contrairement à plusieurs autres récits qui mettent en évidence ses talents et ses exploits, ce récit présente plutôt Maurice Richard comme la victime d’une sanction, et ses partisans comme une collectivité qui considère celle-ci comme une injustice. Plus précisément, le récit des événements de mars 1955 met de l’avant une séquence d’événements qui culmine par l’émeute, comme l’illustre Melançon dans son ouvrage (op. cit.) :

13-18 mars 1955. Le 13, à Boston, Richard se bagarre avec Hal Laycoe des Bruins et il frappe un des officiels de la rencontre, le juge de ligne Cliff Thompson. Le 16, il est suspendu par [le commissaire de la LNH] Clarence Campbell pour les trois matchs éliminatoires. Le 17, à Montréal, éclate une émeute à cause de cette suspension. Le 18, Richard adresse un appel au calme à ses partisans. (Melançon, 2008, p.31).

Ainsi présenté, le récit, encore une fois, paraît « n’exposer que les faits ». Mais la plupart du temps, la production de ce récit s’effectue plutôt de manière à présenter cet événement comme un épisode d’une épopée qui dépasse le cadre d’un match ou d’une saison de hockey. Plus précisément, la mise en récit de cet événement m’apparaît être celle qui, généralement, opère une transformation cruciale dans la constitution de Maurice Richard en héros puisque le registre épique est utilisé pour raconter cet événement d’une manière qui le constitue en épopée dans le cadre d’une collectivisation et d’une temporalisation spécifiques.

J’ai souligné plus haut que dans le récit épique, le héros est mis de l’avant comme un personnage principal dont le caractère est ramené à un seul trait, et qui, avec ses talents exceptionnels, accomplit des exploits extraordinaires. Mais en même temps qu’il réalise ces derniers, la figure du héros le dépeint aussi comme « remplissant (parfois sans le vouloir)

un destin utile à la collectivité » (Bénac, op. cit.). Ce faisant, il me semble que non

seulement une collectivité est constituée en arrière-plan du récit épique des matchs au cours desquels le Rocket s’est illustré, mais elle l’est par le fait même de souligner et de mettre en récit ces exploits. Plus précisément, en tant que caractérisation figurative, le héros et le récit épique m’apparaissent contribuer à caractériser la collectivité des partisans et des admirateurs du Rocket en tant que constituant une nation comme « communauté politique imaginée » - selon les termes de l’anthropologue Benedict Anderson (« an imagined

politique community – and imagined as both inherently limited and sovereign », in Spencer

and Wollman, 2005, p.49). En l’occurrence, au Québec, la nation est généralement considérée comme « [regroupant] trois dimensions qui la constituent en tant que

État » (Beauchemin, 2004, p.167176). Cela me semble en outre faire en sorte que l’ensemble des représentations de Maurice Richard sont souvent faites sous l’égide de cette forme de collectivisation, ce qui amène à le considérer comme un héros à la fois sur les plans sportif, social et politique.

L’article « L’étoffe des héros », paru dans une édition souvenir du magazine L’Actualité qui portait sur les « 100 Québécois qui ont fait le 20ème siècle », au tournant du millénaire, est

un exemple probant de cette manière d’établir Maurice Richard comme personnalité publique177. D’emblée, de nombreux records réalisés par Maurice Richard sont soulignés de

façon telle qu’ils établissent la durée de sa carrière mais aussi leur caractère exceptionnel qui assure la postérité de Maurice Richard sur un plan sportif. Il est ainsi présenté comme une « légende du hockey ». Mais il est aussi présenté comme un héros populaire, alors qu’une collectivisation instaure ses partisans et admirateurs comme des individus qui se reconnaissent comme une communauté socio-linguistique (« les Canadiens-français ») :

Mais Maurice Richard n’a pas été qu’une légende du hockey. Il a aussi porté les espoirs de tout un peuple à une époque de grande noirceur, comme l’explique le commentateur sportif Richard Garneau : « Maurice Richard était un héros. Il était comme un chevalier qui défendait les Canadiens français. Avec Maurice, on se sentait tous un peu plus forts. »178

176 Plus précisément : « La communauté d’histoire consitue le fondement mémoriel et culturel (sic) à partir

duquel la communauté se reconnaît une certaine communauté de destin. Le territoire (…) constitue non seulement le substrat physique de l’existence de la communauté d’histoire, mais aussi, et surtout, il circonscrit l’espace à l’intérieur duquel l’agir commun peut être sanctionné juridiquement. L’état représente (…) le lieu à la fois politique, juridique et symbolique de la souveraineté populaire, laquelle correspond hypothétiquement à la poursuite d’un projet éthicopolitique qui traduit, sur un territoire donné, le vécu collectif national. » (Beauchemin, 2004, p.167).

177 L’Actualité (février 1999). Édition souvenir - 100 Québécois qui ont fait le 20ème siècle. Plus précisément, cette édition spéciale se voulait « une façon vivante de connaître des gens et des événements qui nous ont

transformés et de revisiter « l’histoire que l’on n’enseigne plus » » (idem), en présentant des individus dont « [la] vie et [l’]action [sont réputées avoir] changé leur milieu, leur pensée, [parce que] leur influence a marqué la vie politique, sociale, intellectuelle ou économique du Québec et du Canada » (idem) selon 11

catégories thématiques reliées à des qualités et des réalisations qui sont leurs sont reconnues et attribuées. 178 Turenne, Martine (2000). « L’étoffe des héros », édition souvenir du magazine L’Actualité, section

La figure du héros permet ainsi d’opérer une forme de mise en récit par laquelle le hockey est présenté comme une métaphore de la vie sociale de la collectivité, dans laquelle un joueur exceptionnel dont l’appartenance à une communauté socio-linguistique est continuellement mise de l’avant, ce qui fait même en sorte qu’il semble aller de soi que ses partisans se reconnaissent par et dans cette appartenance. Par ailleurs, cet établissement de Maurice Richard en héros effectue cette collectivisation (les Canadiens-français) de concert avec une temporalisation qui établit les années pendant lesquelles sa carrière s’est déroulée comme étant « une époque de grande noirceur »179. Cela permet par le fait même de

souligner l’identification que les membres de cette collectivité effectuaient en même temps qu’ils le constituaient comme leur héros sportif, parvenant ainsi à se faire reconnaître, par héros interposé, comme communauté qui peut être associée à la réussite sociale et professionnelle, fut-elle symbolique et momentanément limitée au parcours professionnel et sportif d'un seul homme. Cette identification est renforcée du fait que le Rocket comme héros sportif est constamment produit comme un homme de la classe ouvrière (par opposition à l’élite et à la bourgeoisie), qui parvient à se distinguer et acquérir du prestige dans un sport dirigé par une élite d’affaires anglophone. Les victoires et les exploits de Maurice Richard contre les équipes adverses concourent ainsi à l’inscrire comme étoile du hockey, à instaurer une représentation d’un Canadien-français qui réussit envers et contre toute l’élite anglophone, et à mettre de l’avant une interprétation des victoires sportives comme des victoires sur des rapports de domination des anglophones sur les Canadiens français et des sentiments d’aliénation de ces derniers : « Il était comme un chevalier qui

défendait les Canadiens français. » (idem).

179Par « grande noirceur », on entend généralement une période d’environ 25 ans pendant laquelle

le premier ministre du Québec fut majoritairement Maurice Duplessis – qui fut élu de 1936 à 1939, puis de 1944 jusqu’à sa mort, en 1959 -, et qui aurait été « [caractérisé] par sa bigoterie, son conservatisme,

son arbitraire politique et contesté de toutes parts », selon les mots du journaliste politique et ex-directeur

Le texte de cet article se termine en présentant un récit de l’émeute de 1955 qui m’apparaît exemplaire de la production conjointe de Maurice Richard comme héros et de son épopée déployée sur plusieurs plans. D’abord des épopées sportives sont mises de l’avant - celle d’un héros du hockey qui cherche à accomplir d’autres exploits, sur un plan individuel.

En mars 1955, quelques matchs avant la fin de la saison régulière, le président de la Ligue, Clarence Campbell, décide de suspendre Richard à la suite d’une bagarre, mettant fin à ses espoirs de remporter le championnat des marqueurs et, surtout, l’excluant des séries éliminatoires.180

Ce faisant, une collectivité des meilleurs marqueurs est établie, de concert avec une temporalité qui constitue une histoire du hockey composée par un passé - par l’atteinte et l’enregistrement de ces records -, un présent - par l’actualisation continuelle de ces statistiques -, et un futur, par la postérité assurée par ces records, surtout tant qu’ils ne sont pas dépassés. De plus, une collectivisation s’effectue aussi sous la forme d’une équipe de hockey - celle dont Maurice Richard fait partie, les Canadiens de Montréal -, dans le cadre temporel de la saison de hockey 1954-1955. Mais par ailleurs, une autre collectivisation est réalisée : celle des partisans du Rocket et de son équipe. Mais cette collectivisation s’effectue en les constituant comme des sujets sur un plan socio-politique. En effet, très souvent, non seulement la mise en récit met-elle en scène un ensemble de partisans qui protestent, mais elle présente ces derniers tantôt comme des sujets sociaux, tantôt comme des sujets politiques :

C’est tout le peuple qui crie alors à l’injustice. Le 17 mars, lors de la première partie des séries du Canadien contre les Red Wings de Détroit, l’émeute éclate. Des vitrines sont brisées, des magasins, saccagés, des voitures, renversées. Une rébellion à saveur nationaliste, annonciatrice des grands bouleversements des années 60. 181

180 Turenne, op.cit. 181 Idem.

Il y a donc deux collectivisations qui sont opérées, mais la mise en récit - qui présente l’émeute comme l’illustration de la frustration d’une collectivité qui n’est pas que sportive et qui déborde sur un plan socio-politique (et économique, également) - concourt à présenter ces deux formes de collectivités qui se recoupent. Le regroupement qui préside à la première collectivité - le peuple - s’effectue généralement en identifiant les individus qui la composeraient comme partageant le français comme langue commune. La deuxième collectivité qui est constituée - la nation - est pour sa part généralement produite de concert avec une temporalisation qui établit une histoire, tantôt des Canadiens-français - dans le cadre d’une histoire du Canada -, tantôt des Québécois - dans le cadre d’une histoire du Québec, qui tend souvent, d’ailleurs, à présenter les Canadiens-français comme des pré- Québécois. De plus, la temporalisation qui est instaurée concourt à présenter l’émeute comme un événement qui constitue une rupture entre les années dites de la grande noirceur et les années 1960 en tant que période de grands bouleversements sociaux et politiques. Ce récit peut paraître évident tant il est continuellement réitéré, dans des produits médiatiques (comme par exemple ceux que j’ai cités et évoqués dans ce chapitre), dans des pratiques institutionnelles sportives (comme celles qui ont cours dans la LNH), et dans des discours politiques182. Mais en fait, il produit, articule et stabilise constamment, de manière particulièrement efficace, des éléments qui sont constitués comme étant parties prenantes d’histoires – qui ont trait à un sport, le hockey, à une langue, le français, et à la politique telle qu’elle est particulièrement marquée, au Canada et au Québec, au sceau d’une

182 Par exemple, pendant la campagne électorale fédérale au début de l’année 2006, le député libéral de la circonscription de Bourassa, Denis Coderre, a demandé au Comité olympique canadien de retirer de l’équipe de hockey représentant le Canada aux Jeux de Turin le joueur de hockey Shane Doan, suite aux commentaires racistes que ce dernier aurait proférés à des arbitres de langue française (et provenant du Québec) pendant un match de la LHN, en décembre 2005. Plus précisément, « Denis Coderre a évoqué au cours de sa conférence

de presse la scène du film Maurice Richard dans laquelle on voit le hockeyeur signer à son corps défendant une lettre d'excuses à la Ligue nationale qu'il avait blâmée pour son laxisme face à la violence. » (Leduc,

Louise (18 janvier 2006). « Coderre compare sa lutte à celle du Rocket », La Presse, section Élections 2006, p.A9). Voir aussi, par exemple : Parent, Rollande [Presse canadienne] (18 janvier 2006). « Shane Doan inscrit une poursuite de 250 000 $ - Coderre se pose en fier défenseur du fait français - Le député réclame le rapport de la LNH sur la conduite du joueur de hockey », Le Devoir, p. A2.

dimension linguistique -, ce qui fait justement qu’il semble aller de soi, lorsqu’il est question de Maurice Richard, qu’il soit aussi question de ces histoires. Ce ne sont ni l’une ni l’autre de ces représentations de Maurice Richard qui rendent les collectivisations et les temporalisations analysées très effectives, encore aujourd’hui : des procédés et des technologies permettent leur articulation dans un tout empêchant souvent de les distinguer.

Chapitre 3 - « JANETTE » OU L’ÉTABLISSEMENT