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Une linguistique de corpus

PARTIE 1. Du terrain au laboratoire…

2. La linguistique descriptive

2.1. Une linguistique de corpus

2.3. L’exploitation des grilles syntaxiques 2.4. L’étude de deux phénomènes langagiers 2.5. Bilan

2.6. La constitution d’un grand corpus de français parlé et écrit

Ce chapitre est l’occasion de lier une théorie linguistique aux observations sur la langue. En 1986, la linguistique descriptive sur corpus, pratiquée à Aix-en-Provence, m’a fourni un cadre théorique pour analyser les énoncés oraux ou écrits des élèves. La prise en compte des données orales et leur description grammaticale ont permis de rejeter des notions de la grammaire traditionnelle comme celle de phrase ou de subordonnée, d’envisager d’autres regroupements grammaticaux et de découvrir de nouvelles tendances à l’oral par rapport à l’écrit, comme l’avait déjà montré Halliday (1985) pour l’anglais.

J’exposerai d’abord brièvement cette théorie linguistique qui est venue en réponse à mon questionnement sur l’analyse de la langue puis je montrerai mon implication. Ma réflexion s’est d’abord centrée sur les données (transcription et analyse) puis sur l’exploitation des grilles syntaxiques. Mes recherches ont complété celles du GARS et ont également ouvert des pistes sur l’analyse du langage des locuteurs aphasiques. M’appuyant sur les outils descriptifs, j’ai apporté ma contribution à la description de deux phénomènes langagiers : l’approximation et la dénomination. Si un grand nombre de mes articles ont été publiés dans la revue du GARS, Recherches sur le français parlé, c’est parce que les discussions et les avancées théoriques sur la langue avaient lieu au sein de ce groupe43.

Je conclurai ensuite sur un projet de recherche qui me renvoie de nouveau aux données et à leur exploitation.

2.1. Une linguistique de corpus

Claire Blanche-Benveniste s’est intéressée au français parlé dès 196844 alors que pour l’école, l’oral n’était pas « un objet légitime d’étude » (Blanche-Benveniste & Jeanjean, 1987, p. 1) et ne l’est apparemment toujours pas (cf. I.1.2). Les corpus oraux recueillis ont montré que les données avaient une influence importante sur les théories proposées, comme l’écrit Dominique Willems (1998) :

Le rapport entre données et théorie se présente souvent comme une relation unilatérale, la théorie sélectionnant les données dont elle cherchera à rendre compte. (Willems, 1998, p. 83)

Pour pouvoir analyser les données du français « tout court »45, il fallait un cadre théorique (l’Approche pronominale, 198446) que Claire Blanche-Benveniste résume ainsi en 2008 :

Nous n’avons pas cherché à illustrer un cadre théorique particulier, préférant suivre en premier lieu ce que Dixon47 (1997, p. 128) appelle joliment une « basic theory48 », qui englobe des méthodes d’analyse rodées depuis longtemps. Nous y avons adjoint une perspective particulière d’étude des valences verbales, appuyée sur la relation entre syntaxe et lexique prise dans l’Approche pronominale élaborée avec K. van den Eynde. (Blanche-Benveniste, 2008a, p. 298)

Ce cadre théorique a permis de « formuler des régularités descriptives avec un minimum d’hypothèses a priori sur l’organisation des langues » (Deulofeu, 2011). Les méthodes d’analyse « rodées depuis longtemps » étaient issues de deux traditions linguistiques : celle des grammairiens français formés à l’école comparatiste49

et celle du structuralisme américain fournissant une « méthodologie générale puissante, apte à décrire les systèmes particuliers des langues avec la recherche des catégories, l’étude des complémentarités, la répartition en niveaux et l’analyse en traits distinctifs » (L’Approche pronominale, 1984, p. 19).

44 Je remercie José Deulofeu pour cette précision apportée lors d’un séminaire à Aix-en-Provence en novembre 2013. En 1968, Jean Stéfanini, professeur à l’Université de Provence aux côtés duquel exerçait Claire Blanche-Benveniste depuis 1964, avait entrepris d’enregistrer des locuteurs au guichet de la sécurité sociale.

45 Cette expression apparaît pour la première fois en 1983 pour désigner le français parlé et le français écrit dans un article de Claire Blanche-Benveniste.

46 L’hypothèse de l’ « approche pronominale » avait été formulée dès 1969 par Karel van den Eynde. Claire Blanche-Benveniste consacra sa thèse en 1975 à un essai d’application de cette théorie. L’ouvrage de 1984 est un ouvrage cosigné par Claire Blanche-Benveniste, Karel van den Eynde, Jean Stéfanini et José Deulofeu.

47 Dixon, R. M. W. 1997. The rise and fall of Languages. Cambridge: Cambridge University Press.

48

Cf. Robert M. W. Dixon, 2009.

L’analyse des données orales a eu un impact sur les concepts grammaticaux de base tel celui de « phrase » ou de « subordonnée »50 et je retrouvais là les questions des enseignants sur « faire des phrases » ou « répondre avec des phrases complexes » (cf. I.1.2). Le cadre de l’Approche pronominale propose une description fondée sur le verbe et non sur la phrase51 qui n’a aucune réalisation morphologique propre et qui ne constitue qu’un « savoir pratique » (Béguelin, 2002b, p. 88) :

Une autre approche [des compléments] est possible, inspirée des travaux sur les questions de valence et de rection verbale (cf. Tesnière52, Blanche-Benveniste et al.). En gros, il s’agit de renoncer, provisoirement au moins, à la perspective analytique, qui prend pour point de départ la « phrase » canonique, avec l’idée, plus ou moins fallacieuse, de complétude lexicale, sémantique et informationnelle qui la sous-tend. La problématique des compléments est envisagée par l’autre bout, de manière « incrémentielle », en partant du noyau verbal pourvu de ses indices de construction (c’est-à-dire des pronoms clitiques qu’il admet dans son environnement immédiat). Dans un second temps seulement sont envisagées les formulations pleines, « avec lexique ». (Béguelin, 1999, p. 151)

Les constructions du verbe sont décrites à travers une minutieuse étude des pronoms (ou plus généralement des « proformes ») qui sont utilisés comme des indicateurs de constructions53. En effet, lorsque les éléments régis par un verbe sont réalisés par du lexique, ils peuvent être mis en relation avec une proforme (qu’il s’agisse de pronoms au sens traditionnel du terme ou de certaines formes dotées d’un faible poids lexical), avec laquelle ils entretiennent une relation dite de proportionnalité ; inversement, les éléments régis donnés sous forme de proforme peuvent être instanciés par du lexique. C’est le cas des éléments régis dans cet exemple : elle vit là / Marie vit à Paris. Les éléments mis en italique se retrouvent dans un même paradigme et c’est ce qui fait l’originalité de cette approche :

L’originalité de l’approche pronominale est sans doute de s’être attachée aux propriétés paradigmatiques qui découlent de la rection. (Deulofeu, 1991, p. 21)

Cette prise de position méthodologique a immédiatement éclairé l’analyse grammaticale que je pouvais faire non pas des phrases mais des énoncés54 produits par les élèves. Non seulement l’analyse est rentable pour décrire les constructions syntaxiques mais elle offre

50

Cf. Sandrine Caddeo et al., 2012, p. 17.

51 Pour une critique synthétique de cette notion, cf. Sabio (2006).

52 Cf. Lucien Tesnière, 1965 (1e édition en 1959).

53

Cf. Claire Blanche-Benveniste et al., 1990, p. 40-41.

également des outils de description pour visualiser l’organisation du discours : sa construction et le temps passé à son élaboration. Ces outils montrent les recherches des locuteurs sur les deux axes du langage, sur l’axe syntagmatique (l’axe horizontal sur lequel s’agencent les unités constitutives de l’énoncé) et sur l’axe paradigmatique (l’axe vertical sur lequel se trouvent les listes) correspondant peu ou prou à ce que Ferdinand de Saussure a appelé « rapport associatif » :

D’autre part, en dehors du discours, les mots offrant quelque chose de commun s’associent dans la mémoire, et il se forme ainsi des groupes au sein desquels règnent des rapports très divers. [...] Nous les appellerons rapports “associatifs“. (Saussure, 1916, p. 171)

Claire Blanche-Benveniste et ses collaborateurs ont mis en évidence que, dans les discours oraux non planifiés, les relations paradigmatiques s'actualisent bien souvent comme autant de commutations effectivement réalisées par les locuteurs, sous la forme de « listes paradigmatiques ». Pour visualiser cette organisation du discours, l’équipe du GARS a proposé de le mettre en « grille » (Blanche-Benveniste et al., 1979).

Ce cadre théorique m’a conduite en tout premier lieu à apporter ma participation aux conventions de transcription des corpus oraux au sein du GARS puis de DELIC (DEscription Linguistique Informatisée des Corpus55) et à transmettre mon expérience à de jeunes chercheurs.