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Une langue ou deux langues ?

PARTIE 2. …du laboratoire au terrain

1.1. Une langue ou deux langues ?

1.3. Grammaire première vs grammaire seconde 1.4. À la recherche de modèles pour l’enseignement 1.5. Des outils didactiques

1.6. Bilan

Dans ce chapitre, mon regard de chercheur s’oriente vers les élèves. Munie d’un cadre théorique (cf. I.2) éprouvé en syntaxe (cf. I.3), je pouvais aller au-delà des observations faites sur le terrain depuis de nombreuses années et apporter mon analyse linguistique aux réponses obtenues en classe. J’allais ainsi dépasser les représentations binaires des enseignants (cf. I.1.2) : « phrases correctes / incorrectes », « phrases simples à l’oral / complexes à l’écrit », « oral familier / écrit élaboré » ainsi que l’équivalence : « mauvais résultats = syntaxe et lexique défaillants ». Afin d’apporter un éclairage concret à la problématique de l’enseignement de la langue à l’école, j’ai constitué mon propre corpus de représentations de la langue par les élèves2, comme je l’avais fait pour les enseignants (I.1.2).

Les réponses des élèves illustrent ma réflexion de chercheur sur le terrain et justifient les travaux présentés dans cette partie. Ces témoignages amènent à reconsidérer l’oral et l’écrit, à repenser le concept de « compétence » linguistique, de « grammaire première » et à réfléchir à l’apport de modèles langagiers pour mesurer la compétence linguistique des élèves. Les articles présentés dans ce chapitre sont récents (2005, 2006, 2012, 2014), ce qui explique que certains d’entre eux ne figurent pas dans le volume des publications, parce qu’il me fallait avoir le recul nécessaire pour effecteur ces recherches.

Ce chapitre sert de cadre théorique aux deux chapitres suivants.

2

Le corpus, non publié (correspondant à une recherche personnelle), comprend 60 questionnaires que j’ai proposés à des élèves de 9 à 11 ans en 2013 et que je continue à enrichir.

1.1. Une langue ou deux langues ?

Dans la représentation des élèves, il y a nettement deux langues : l’oral et l’écrit, comme l’indiquent ces réponses aux questionnaires3

. Pour eux, l’oral est plus facile, plus maniable :

1. Réponse de Nacim (9 ans)

À l’inverse, l’écrit est plus dur, plus compliqué mais la principale raison semble en être l’orthographe qui oblige à « apprendre les mots » :

2. Réponse de Fabrice (9 ans)

Si on n’apprend pas les mots, on fait des fautes que la norme ne tolère pas et que l’école sanctionne ; par conséquence, écrire demande du temps :

3. Réponse d’Hugo (9 ans)

La difficulté est augmentée avec la présence des homonymes, sur lesquels l’enseignement insiste, qui ne se différencient pas à l’oral mais qui, à l’écrit, obligent l’élève à réfléchir à la forme des mots. Le témoignage suivant montre bien, comme le déclare Claire Blanche-Benveniste (2002, manuscrit Paris, [35], p. 61) que « le savoir que l'on a sur sa langue n'est pas le même avant et après l'écriture » :

3 L’analyse qui est donnée des documents (extraits des questionnaires passés en 2013) est confirmée par d’autres réponses d’élèves obtenues au cours de ma carrière. Les extraits ne sont que des illustrations par écrit des propos tenus par les élèves.

4. Réponse de Yanis (10 ans)

Les élèves ont une représentation de la langue orale à travers le prisme de l’écrit et transposent sur elle la notion de « phrase » et de « mot » :

5. Réponse de Sofia (9 ans)

6. Réponse de Vicente (9 ans)

À 10 ans, les élèves ont des idées précises sur la langue. Pour eux, l’écrit n’est pas une simple transposition de l’oral, comme on a voulu le faire croire aux enseignants dans les années 70 (I.1.1). Ils perçoivent deux sous-systèmes grammaticaux distincts, ce qui les rendrait favorables à adopter ce postulat :

Nous avons posé comme postulat que les productions écrites et les productions orales ont globalement la même grammaire, avec des sous-systèmes partiellement distincts et surtout des fréquences de réalisation très différentes. (Blanche-Benveniste, 2008a, p. 306)

En effet, leurs témoignages montrent qu’ils n’ont pas la même attitude quand ils écrivent ou quand ils parlent. Ils savent que le « ne » de négation appartient à l’écrit (doc. 7) :

Ils ont conscience que l’oral et l’écrit ne traitent pas de la même façon les accords (doc. 8) :

8. Réponse de Paul (10 ans)

L’orthographe est leur préoccupation majeure car l’écrit ajoute des « pièges », comme le laisse aussi entrevoir le document précédent. Dans un cas, il ne faut pas écrire tout ce qui s’entend (cas du /z/ de liaison exemple : les enfants, doc. 9) et dans l’autre, on écrit ce qu’on n’entend pas (cas des lettres muettes, doc. 10) :

9. Réponse d’Alexandre (10 ans)

10. Réponse de Romain (10 ans)

Comme les enseignants (cf. I.1.2), les élèves ont de la langue écrite une représentation plus « noble », plus « digne » que de la langue orale :

Pour les élèves, on n’écrit pas comme on parle, ce qui conforte l’idée qu’il n’y a pas une seule et unique compétence de langage, qu’on ne peut pas se fonder uniquement sur leur compétence à produire de l’oral spontané pour écrire. Le témoignage suivant indique que cette différence irait même jusqu’à toucher les catégories grammaticales employées :

12. Réponse d’Inès (10 ans)

Pour vérifier les réponses obtenues, j’ai proposé, à la fin du questionnaire, l’exemple suivant, relativement complexe : avec deux relatives et un participe présent. Cet énoncé est un exemple attesté, prononcé par un élève de 10 ans dans une situation de parodie. La question était ainsi formulée : « Dirais-tu ? » :

(1) l’éolienne est une tour qui sert à produire de l’électricité en utilisant une énergie renouvelable qui est le vent

La réponse a été massivement « non ». La justification demandée : « si tu ne le dis pas, alors qui le dirait ? » a apporté des informations sur la représentation que les élèves ont de la langue parlée : selon eux, il n’y a que des scientifiques ou certains adultes « cultivés » (leurs parents ou leur enseignant) qui peuvent parler ainsi. Ils ont une assez mauvaise intuition de ce qu’ils produisent, comme beaucoup d’adultes. Or cette variété de langue orale fait partie de la compétence linguistique des enfants, comme nous allons le voir.