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L’approximation lexicale

PARTIE 1. Du terrain au laboratoire…

2. La linguistique descriptive

2.4. L’étude de deux phénomènes langagiers

2.4.1. L’approximation lexicale

 Une typologie des phénomènes d’approximation lexicale

Dès 1986, des phénomènes appelés par certains linguistes : « ratés de la communication », « marques d’un mal à l’aise psychologique » (Coste, 1986a et 1986b), « bafouillages » ont éveillé mon attention et suscité mes premières recherches72. L’étude sur corpus m’a permis de dégager un phénomène langagier que j’ai appelé « l’approximation lexicale », titre repris ensuite par Claire Blanche-Benveniste (2008a, p. 322), qui montre un locuteur en recherche de lexique sur l’axe syntagmatique ou sur l’axe paradigmatique. Dans ce dernier cas, le locuteur réalise à l’oral une liste lexicale sur une place de construction : ce sont là mes exemples les plus nombreux. Mes recherches ont permis de dresser un inventaire des procédés d’approximation et de dégager leur contexte d’emploi :

[1] Roubaud, Marie-Noëlle. 1989. Sur la piste du locuteur en pleine « approximation lexicale ». Reflet, 31 : 12-13.

Certains lexèmes génériques (chose, truc, machin) remplacent le mot recherché dans le syntagme :

(21) mais non + le truc blanc là qu’ils ont cassé (Corpus Choix de textes)

D’autres procédés d’approximation portent sur des syntagmes avec différents effets de clôture avec l’emploi de tout ou d’ouverture de liste (et cetera) :

(22) et ils élèvent là-bas des cochons des poules de tout tu vois (Corpus Roubaud)

(23) pour devenir compagnon il lui faudra beaucoup de courage euh de ténacité de persévérance et cetera (Corpus Roubaud)

D’autres encore utilisent des éléments peu spécifiés pour indiquer une indétermination au niveau du syntagme avec un genre de, une espèce de, une sorte de, un type de :

(24) il était cé- célibataire et il vivait dans une espèce de maison minable (Corpus Roubaud)

(25) puis après ils ont allés dans une sorte d’alcôve et après ils sont ressortis (Corpus Roubaud)

Indétermination en fin de liste également (un truc comme ça, n’importe quoi, je ne sais quoi). Le verbe savoir devient, dans cet emploi d’approximation, l’équivalent grammaticalisé d’un indéfini comme n’importe quoi (Béguelin, 2002a) :

(26) j’ai plus les facilités de rédiger ou de trouver des phrases ou des trucs comme ça (Corpus Roubaud)

(27) tu te fais moins entendre sur euh sur le plan revendicatif euh salarial ou n’importe quoi (Corpus Roubaud)

(28) on a eu l’impression qu’il avait l’œil sur les sondages l’autre sur les électeurs euh le troisième sur je ne sais quoi (Corpus Roubaud)

D’autres procédés rompent l’avancée syntagmatique pour marquer la recherche du locuteur ; c’est le cas de comment dire, disons, comment on appelle :

(29) il y avait une comment dire une aide + elle s’appelait Marie-Paule (Corpus Roubaud)

En décrivant ces procédés d’approximation, je leur ai donné un statut autre que celui de « ratés de la communication » : j’ai montré qu’ils servent la gestion temporelle du discours et assurent la fluidité verbale.

Ils se trouvent en plus grand nombre dans les corpus de locuteurs aphasiques (ces derniers cherchant leurs mots plus fréquemment), comme nous l’avons montré dans l’article suivant :

[2] Loufrani, Claude & Roubaud, Marie-Noëlle. 1990. La notion d'approximation : langage ordinaire, langage pathologique. Recherches Sur le Français Parlé, 10 : 131-142.

Ces phénomènes d’approximation lexicale sont donc à traiter positivement, à la croisée des problèmes de lexique et des problèmes de syntaxe. Tout locuteur ordinaire y recourt pour comprendre un énoncé écrit dès que le sens d’un mot fait défaut (Blanche-Benveniste, 2005a). Même si les approximations sont moins fréquentes à l’écrit, elles apparaissent dans les textes d’élèves d’école primaire (6-11 ans)73

:

(30) Il habite dans un espése de terrier froid est humide (Fatma, CM2, 10 ans)

(31) « Oui, mais quelle genre de maladie ? » (Tarik, CM2, 10 ans)

Elles leur servent le plus souvent de procédés de fin de liste dans des passages descriptifs :

(32) il a vait aussi des biscui est beaucou de gateau plein dotre chose enconre (Ines, CE1, 7 ans)

(33) je pense que la kermmesse à été bien qui aver du maquillage est plain dôtre truque géniales (Cynthia, CE1, 7 ans)

(34) Il habite dans une caverne. Il mange de gros rat, des souris, des chauve-souris et plein d’autres choses comme ça. (Romuald, CM2, 10 ans)

(35) il a vais des crapies des bonbons et tout sa (Sirine, CE1, 7 ans)  La découverte d’un nouveau type de verbes : les « verbes de relais »

Ces recherches lexicales sur l’oral concernent les éléments construits et très peu le verbe constructeur, base de la syntaxe de l’énoncé. Toutefois l’étude sur corpus m’a permis d’identifier un verbe « être » que j’ai appelé : « verbe de relais »74

, fonctionnant comme une forme provisoire, occupant la place syntaxique du verbe pendant que le choix verbal s’opère75

. Ce verbe apparaît dans la séquence : [sujet + verbe de relais] [sujet + verbe constructeur]. Il n’a plus rien du verbe d’existence ou d’aspect. Il a perdu une grande partie de ses propriétés morphologiques : il refuse le futur, ne construit pas de complément mais en revanche, il sélectionne le sens des verbes qui le suit (à la différence des modaux). Il est suivi par un verbe statif ou rendu statif par un effet répétitif :

(36) c’est un discours qui est quand même euh qui dénote par rapport aux autres au discours de l’instituteur type quoi (LC84, 1, 1-4)

(37) ils ne font pas de bruit ces gens-là ils sont ils restent très discrets (corpaix)

(38) il était déjà il dirigeait la collection à l’avenir de la science chez Gallimard (TRICO, 118, 7-9)

(39) pardi en 39 j’étais je faisais un peu le mécano (ARLAU, 23, 13-15) (40) elle a des murs qui sont qui partent dans tous les sens (corpaix)

74

Ce nom de « verbe de relais » le différencie des autres emplois de « être » : verbe plein, verbe auxiliaire, verbe de dispositif.

75 Ambroise Queffelec (linguiste à l’Université de Provence) m’avait fait remarquer en 1988 que dans certains pays francophones d’Afrique un verbe « machiner » s’était créé et servait de la même manière de verbe d’approximation.

(41) moi aussi là j’ai ma fille qui est qui va au CES (Bus, 1, 2-4)

Chez les locuteurs aphasiques, la diversité des verbes de relais, servant de « pause lexicale » en attendant la production du verbe adéquat, est plus grande ([3], p. 96). Ce sont des verbes de haute fréquence (mis en gras dans les exemples) qui jouent ce rôle :

(42) le métro il a il vient jusqu’à jusqu‘à Genevilliers (Loufrani 90, Maurice, IB, 49, 5)

(43) alors elle a fait euh elle a donc dé- dé- démarré (Corona, Marie, 7, 4) (44) ça a fait ça a marché (Corona, Marie, 9, 1)

L’utilité des études sur corpus n’est plus à démontrer. En recherchant à décrire les phénomènes d’approximation lexicale à l’oral, j’ai découvert un nouveau type de verbes qu’aucune grammaire ne mentionne.