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Chapitre  6   :  Terrain  et  méthodologie  :  le  travail  quotidien  de  création

6.1. Une ethnographie sur les terrains de la danse

« Je voulais en effet pousser la critique (au sens de Kant) de la raison savante jusqu’à un point que les mises en question laissent d’ordinaire intouché et tenter d’expliciter les présupposés inscrits dans la situation de skholè, temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences, et au monde. »

Bourdieu, Les méditations pascaliennes, 1997, p. 9. Comprendre la manière dont fonctionne la communauté de la danse du point de vue des attendus corporels et des processus inhérents à sa transformation/adaptation a nécessité une immersion dans les situations où work in progress et corps à corps se juxtaposent. Pour y parvenir, nous avons mené une ethnographie de plusieurs espaces chorégraphiques :

- Trois temps de création, distincts entre eux du point de vue des normes corporelles et des registres esthétiques spécifiques qui leur sont associés ;

- Des situations périphériques à la création (réunions, journées professionnelles, temps de formation, rendez-vous téléphoniques avec des artistes, etc.)1.

Le travail de terrain a débuté en janvier 2014 et s’est achevé en mai 2016, soit plus de deux années de présence dans les situations de création, et ce, afin d’observer comment le « corps disponible » intervient dans la pratique.

                                                                                                                         

1 Situations périphériques auxquelles participent des professionnels de la culture (médiateurs, responsables des relations avec les publics, etc.).

6.1.1. Trois situations de création

« Tout comme les mots « Je suis ici » n’ont de sens que dans certains contextes, et non lorsque je les dis à quelqu’un qui est assis en face de moi et me voit clairement – et cela non parce que ces mots sont superflus, mais parce que leur sens n’est pas déterminé par la situation, alors qu’il nécessite une telle détermination. »

Wittgenstein, De la certitude, 2006 [1969], p. 100. C’est parce que le lien que nous supposions agissant, d’une certaine manière, entre le « corps disponible » et l’idée de liberté, s’est affermi dans notre approche historico-esthétique du « corps disponible » dans le champ chorégraphique, que nous avons pris le parti d’observer trois situations de création aux normes corporelles de différents registres, c’est-à-dire avec un degré de liberté supposé différent en fonction de l’action déclarée par le chorégraphe sur le corps des danseurs. Ces trois situations de création (et de recréation, car l’une comme on le verra consiste en une reprise de rôle) sont les suivantes :

- Situation 1 (« Souple »1, normes corporelles faibles) : Cette création est portée par un chorégraphe, quatre danseurs et un chanteur. Ces six personnes (dont le chorégraphe) seront réunies sur le plateau durant le spectacle ainsi créé.

La compagnie est « conventionnée », c’est-à-dire qu’elle est reconnue par le ministère de la Culture et de la Communication et bénéficie d’un accompagnement financier de l’état (subventions déconcentrées via les DRAC). Elle répond notamment à des critères d’éligibilité concernant : la qualité de l’écriture chorégraphique, la structuration avérée de la compagnie et un nombre significatif de pièces programmées pendant une saison, dans la région du siège social de la compagnie ainsi qu’au plan national.

Sur le plan de l’action déclarée par le chorégraphe sur le corps des danseurs, la situation 1 est un temps de création aux normes corporelles faibles. Le chorégraphe ne transmet pas de gestuelle précise au danseur. Il crée une pièce chorégraphique en passant par d’autres moyens (discussion, récit, lecture, écriture, réalisation de conférences fictives, etc.)2. Les danseurs se conforment à une norme corporelle qu’ils produisent au même titre que le chorégraphe. - Situation 2 (« Guidée », normes corporelles fortes) : Dans cette situation, la création est

mise en œuvre par un chorégraphe, trois danseurs et trois chanteurs. Les trois danseurs et les trois chanteurs seront réunis sur le plateau durant le spectacle ainsi créé. Contrairement à la situation 1, le chorégraphe ne sera pas sur scène durant le spectacle.

La compagnie est, comme dans la situation 1, « conventionnée ». Cela signifie, nous le rappelons, que l’écriture du chorégraphe est reconnue par l’état, que la structuration de la compagnie est avérée et que le nombre de dates de représentations en région et au plan national est significatif. Notons qu’en plus du conventionnement, la compagnie bénéficie d’un                                                                                                                          

1 Pour les besoins de l’écriture, nous désignerons les trois créations par un qualificatif permettant un référencement plus facile dans le texte.

accompagnement financier supplémentaire, car le chorégraphe, directeur d’un CCN pendant treize ans, effectue, au moment où s’est déroulée notre enquête, ce que l’on appelle une sortie de CCN. L’état, afin que le chorégraphe et sa compagnie ne se trouvent pas dans une situation délicate sur le plan financier1, accompagne pendant trois temps la compagnie de manière plus soutenue que ce que permet un simple conventionnement.

Sur le plan de l’action déclarée par le chorégraphe sur le corps des danseurs, la situation 2 est un temps de création aux normes corporelles fortes. Lors de ce moment de création et de transmission de la danse, le chorégraphe façonne une gestuelle corporelle assez précise en s’appuyant sur des qualités de mouvement, voir des phrases chorégraphiques produites par les danseurs. Son rôle d’auteur réside dans sa manière de transformer le mouvement par l’intermédiaire du corps des danseurs en y transposant certaines de ses propres caractéristiques corporelles et gestuelles. Les danseurs se conforment à une norme à laquelle ils participent dans une certaine mesure dans sa constitution.

Cette situation s’est déroulée du 28 avril au 5 novembre 2014 à Paris, à Angers et Malakoff. - Situation 3 (« Rigide », normes corporelles très fortes) : Pour ce projet de création, deux

chorégraphes rassemblent trois danseurs (une femme et deux hommes) de 30 à 40 ans pour leur transmettre une pièce qu’ils ont eux-mêmes créée et interprétée en 1991, soit il y a plus de vingt ans.

La compagnie est actuellement abritée par un centre chorégraphique national, label d’état qui reconnaît l’écriture des chorégraphes comme innovante et structurante pour le paysage chorégraphique. L’état assure ainsi à la compagnie à la fois un soutien financier important et la mise à disposition d’espaces de travail adaptés et permanents.

Sur le plan de l’action déclarée par les chorégraphes sur le corps des danseurs, la situation 3 est un temps de recréation ou de reprise aux normes corporelles très fortes. Le contexte est ici différent. La danse a été créée antérieurement par le chorégraphe avec d’autres interprètes. La gestuelle est transmise aux nouveaux arrivants au plus près de l’écriture chorégraphique originelle. Le danseur doit donc se conformer à une norme déjà constituée.

La situation 3 s’est déroulée les 18 et 19 décembre 2014 à Caen.

Au final, ce sont donc quatre chorégraphes2 et dix danseurs3 que nous avons suivis au fil de ces trois créations, travaillant de concert avec d’autres acteurs (quatre chanteurs, une assistante chorégraphique, une assistante au travail vocal, une dramaturge, un compositeur, un scénographe et costumier, deux administratrices et trois régisseurs techniques4). Ces observations participantes vont nous permettre de décrire et d’analyser ce sur quoi les chorégraphes s’appuient pour faire advenir les

corporéités requises. L’interrogation est ici de savoir comment sont mobilisées ou pas lesdites

« disponibilités » dans la quotidienneté du travail. L’intérêt d’une observation menée sur trois                                                                                                                          

1 La subvention accordée à un CCN étant au moins dix fois supérieure à celle accordée à une compagnie conventionnée (le montant maximum accordé aux compagnies conventionnées ne pouvant excéder 50.000€ et le montant minimum alloué par l’état aux CCN étant de 500.000€).

2 Deux de ces quatre chorégraphes ont été interrogés : le chorégraphe de S1 et le chorégraphe de S2.

3 Sept de ces dix danseurs ont été interrogés : un sur S1, trois sur S2 et trois sur S3.

4  Hormis l’assistante chorégraphique de la situation 1 avec qui nous nous sommes entretenues, ces différents acteurs n’apparaîtront pas dans les extraits de nos entretiens sélectionnés, ni dans le corps de texte de notre étude.  

situations de création contrastées du point de vue des réquisits corporels finaux tient à la dimension phénoménotechnique du dispositif : quels aspects de la « disponibilité » du corps vont être engagés dans ces trois situations a priori caractérisées par des degrés de liberté divers pour le corps du danseur (du moins contraignant pour la 1ère au plus resserré pour la dernière) ?

6.1.2. Des situations périphériques à la création

Les modes de structuration de la création chorégraphique aujourd’hui ne se jouent pas uniquement en studio entre chorégraphes et danseurs. Comme le décrit Becker dans Les Mondes de

l’art (2010), l’œuvre n’est pas créée uniquement par son auteur, agissant isolé du reste du monde.

L’acte de création est par essence collectif et répond à une logique de coopération et de dynamique interrelationnelle. La vie de l’œuvre (Becker parle de « carrière de l’œuvre ») dépend également d’autres acteurs agissant dans des espaces et dans des temps parfois différents de ceux de l’auteur. Les espaces/temps qui constituent l’épaisseur collective de la création sont divers et nous sommes également allée regarder dans ces situations périphériques à la création.

Les acteurs du champ chorégraphique, dans le système actuel de production en danse, fonctionnent en communauté d’expérience. L’œuvre doit franchir plusieurs étapes avant de se voir potentiellement consacrée en œuvre, voire en œuvre d’art. Le chorégraphe pense d’abord son projet de création. À un certain stade de sa réflexion, il échange avec ses collaborateurs ; interprètes fidèles, chorégraphes amis, régisseur technique de longue date…ou tout au moins chargé de production de sa compagnie1. Le chorégraphe va ensuite, accompagné ou pas de son chargé de production, présenter son projet de création aux équipes de direction de théâtre et autres potentiels financeurs de ce projet. Cette présentation peut prendre plusieurs formes : rendez-vous directement au théâtre, rendez-vous téléphonique et/ou internet. Ces deux dernières modalités sont actuellement beaucoup usitées. En effet, les productions étant de plus en plus longues à être montées, cela deviendrait chronophage et dispendieux pour les compagnies de se déplacer pour chaque rendez-vous.

Notons dès à présent eu égard au sujet qui nous intéresse ici – la question de l’usage du corps des danseurs dans les situations de création – que dans ces situations dites périphériques se jouent beaucoup de choses, et étonnamment peut-être aussi à l’endroit de la constitution du geste. Pour exemple, il n’est pas rare que soient discutés, lors de ces premiers rendez-vous et avant même que le travail en studio n’ait débuté, le nombre d’interprètes « au plateau », la présence du chorégraphe (souvent danseur) dans la future création, etc. Ces aspects n’étant souvent pas négligeables pour le budget de production en train d’être « négocié ». Moins pragmatique, il n’est pas rare, non plus, que la question de la nature du geste qui va être créé soit discutée, notamment dans les lieux et théâtres spécialisés en danse (lieux nécessairement sollicités lors des montages de production chorégraphique)2. Lors d’un de ces rendez-vous téléphoniques, lorsque nous avons interrogé une                                                                                                                          

1 Quand toutefois la structuration de la compagnie le permet.

2 Nous pensons ici aux Centres de développement chorégraphique, aux Centres chorégraphiques nationaux, ainsi qu’au Centre National de la danse. Tous ces lieux spécialisés en danse ont une mission d’accompagnement à la création, entre autre en termes de financement. Soulignons également que ces maisons sont dirigées pour les premières par des personnalités de la danse, pour les deuxièmes par des chorégraphes, dans tous les cas, tous sont nommés par le Ministère de la culture. Les directions de ces lieux, reconnues en matière artistique et

artiste sur la manière dont elle envisageait de travailler avec « ses » danseurs, elle nous a livré la chose suivante :

« …l'importance de la disponibilité du corps. On cherche un corps disponible, agile. Un corps disponible capable de se réadapter à la situation. » (Extrait du journal ethnographique n°7)

Pour résumer, présenter le projet de création a pour objectif de « monter la production », c’est-à-dire de réunir un nombre de coproducteurs suffisants pour équilibrer le budget de production1. Cette démarche vise aussi à trouver des lieux de résidence pour répéter2, présenter des étapes de travail3, et obtenir déjà quelques dates de diffusion de la future pièce4 (ou tout ou moins fixer le jour de la création5). Ce travail imbriqué de production et de diffusion de l’œuvre chorégraphique, complexe et long, n’est pas insignifiant dans notre investigation sur les modes de structuration du champ chorégraphique. Examiner ces situations nous est apparu, dans le faire de cette recherche, indispensable.