• Aucun résultat trouvé

Chapitre  8   :  Usages  du  corps,  «  disponibilités  »  et  «  dispositions  »  dans  le  quotidien

8.2. Premières circonscriptions du corps disponible

La manifestation du corps disponible – au cœur de nos entretiens avec les danseurs et chorégraphes des trois situations de création observées et dans des espaces spécifiques de notre corpus (cf. supra, note 1 p. 162) – a pris plusieurs apparences. Les interviewés-danseurs et les interviewés-chorégraphes ont discouru autour de la « disponibilité corporelle », du fait de « se rendre disponible », d’ « être disponible », « disponible à », etc. (cf. Annexe 2).

L’objectif que nous nous sommes fixé en termes de traitement des données a été, dans les deux sous-parties qui vont suivre, d’identifier des récurrences de certaines spécificités exprimées par les interviewés relativement au corps disponible. Sont survenus, à plusieurs reprises, dans le corpus, des éléments de compréhension que nous avons qualifiés de qualités (caractéristiques empiriques et fondamentales du corps disponible) et de capacités (habiletés à effectuer certains actes grâce au savoir-faire corps disponible). Nous avons ensuite, à l’intérieur de cette distinction qualités/capacités, opéré des regroupements thématiques, afin de proposer des premières circonscriptions du corps disponible, un premier niveau d’intelligibilité en somme.

8.2.1. Les qualités paradoxales du corps disponible, à partir des discours

La manière dont les interviewés expriment le corps disponible pourrait paraître de prime abord paradoxale. Deux éléments concourent à cette impression : tout d’abord, la polysémie de cette expression, et conjointement l’association d’éléments contradictoires nécessaire aux danseurs et chorégraphes pour la définir, la préciser. Voici huit déclinaisons saillantes et caractéristiques de cette constatation, extraites de nos entretiens :

                                                                                                                         

1 Au cours des entretiens menés avec les danseurs et chorégraphes des trois situations observées, l’expression « corps disponible » a plusieurs fois émergé, en particulier lorsque nos interviewés-danseurs répondaient à la question de savoir quels étaient pour eux les attentes des chorégraphes, ou pour nos interviewés-chorégraphes quels types de danseurs est-ce qu’ils recherchaient. Ce corps disponible serait donc en premier lieu ce qui permet aux danseurs de répondre aux attentes des chorégraphes pour créer.

(1) Le corps disponible installerait une « présence dans le travail très

particulière »1 dans un corps non formaté pour que le chorégraphe puisse y inscrire

sa pâte ;

(2) « Neutre » pour ne pas rencontrer de blocage, « entrer plus facilement dans la

matière »2 et « proposer des choses différentes »3, il serait aussi porteur d’une « individualité »4 forte ;

(3) « Familier » aux codes de la danse, ce corps serait instinctif, quasi animal, dans sa perception du contexte qui l’environne ;

(4) Évoluant de « façon naturelle » dans une fluidité océane, c’est dans la « sophistication » de quelques particularités qu’il se mouvrait.

(5) Il équivaudrait, après avoir été façonné « [p]ar le travail »5, à la fois à « une

plus grande maîtrise de [s]on corps »6 et à un « lâcher prise » ;

(6) L’objectif, déclaré par les danseurs et les chorégraphes, serait d’atteindre un corps à la fois « performant et sensible »7, mais grâce à « des techniques qui ne

formatent pas mais qui sont à la source du mouvement »8. ;

(7) Il circulerait à la fois dans les « domaine[s] » « de l’intuition et du savoir »9. ; (8) Enfin, instantané et spontané, il se construirait dans le temps de la maturité. Ces qualités de corps associées transcrivent des paradoxes, mais ceux-ci, loin d’être indépassables, permettent de saisir la complexité inhérente à la réalité de l’usage du corps disponible dans l’espace de la danse. Car ce corps serait à la fois :

- (1) et (2) : non formaté et original - (3) et (4) : naturel mais travaillé - (5) et (6) : maîtrisé et ouvert - (7) et (8) : spontané mais réfléchi

Plus que réceptacle de nouveaux gestes – Christophe (Danseur, S2) parle par exemple de « panier gestuel »10 –, la mise à jour de ces paradoxes nous conduit à penser que, dans le travail, le corps disponible permet au danseur de se transformer et de s’adapter pour produire un geste innovant et idoine aux attentes du chorégraphe. Nous pouvons alors légitimement nous demander quels mécanismes permettent ces transformations.

                                                                                                                          1 Éric, entretien n°1, S2, p. 55, ligne 25. 2  Vincent, entretien, S3, p. 183, ligne 31.   3 Vincent, entretien, S3, p. 183, ligne 35.

4 Vincent, entretien, S3, p. 183, ligne 24.

5 Vincent, entretien, S3, p. 186, ligne 11.   6 Vincent, entretien, S3, p. 186, ligne 8.   7 Tajar, entretien S3, p. 173, ligne 7.

8 Tajar, entretien S3, p. 173, lignes 8-9.

9 Éric, entretien n°1, S2, p. 54, ligne 49.

8.2.2. Les capacités du corps disponible, à partir des discours

Le corps disponible, au-delà des qualités que nous venons de développer, recouvre, dans les discours des danseurs et des chorégraphes interrogés, certaines capacités intermédiaires constitutives de la transformation et de l’adaptation nécessaires aux danseurs pour satisfaire les attentes des chorégraphes :

- La capacité à « décrypter »1 : elle consiste en l’identification d’éléments, en la reconnaissance des processus de création et à leur mise en correspondance grâce à l’incorporation de codes de la communauté de la danse, socle de culture chorégraphique. Par exemple : pour Raphaël (danseur, S1) « il faut comprendre la

direction ou l’endroit que ça prend sans dès fois que cela soit nommé »2, « avoir

beaucoup de discernement »3.

- La capacité au « décentrement » : elle consiste à ne pas prendre le centre de gravité (souvent considéré comme centre du corps) comme le référentiel de départ du mouvement. Certains chorégraphes jouent avec le déplacement de ce centre qui devient alors conditionnel. Afin de rajouter de la complexité au mouvement, d’autres chorégraphes utilisent plusieurs centres contingents. D’un point de vue psychologique cela correspond à la possibilité d’adopter un autre point de vue que le sien.

- La capacité à la « déconstruction »4 : elle consiste à séparer des éléments d’une même entité, d’un même mouvement, d’un même geste pour en comprendre le fonctionnement. La déconstruction conduit ensuite à un nouvel agencement. Également méthode ou école de la philosophie contemporaine5, c’est une posture intellectuelle qui, plus qu’une forme de réduction, souhaite montrer comment les choses sont bâties. Wiliam Forsythe a appliqué cet exercice de la déconstruction au vocabulaire classique. C’est également ce que propose Éric (chorégraphe, S2) quand il demande aux danseurs de S2 de s’approprier une phrase de sa construction. Notamment dans un protocole qui consiste dans un duo à ce qu’un des danseurs réalise la phrase telle quelle, et l’autre la commente. Éric demande au danseur en question de « faire un commentaire » de cette phrase. Il est nécessaire pour commenter cette phrase chorégraphique de l’analyser et de la déconstruire.

- La capacité à « l’abandon »6 : nous l’avons déjà énoncée plus avant (cf. supra, p.154). Elle consiste physiquement à se dessaisir, assez rapidement, d’un élément incorporé de plus ou moins longue date. Elle est associée à l’aptitude à se remettre en question d’un point de vue psychologique, par exemple, la position des doigts des mains de danseurs formés à la technique classique. La main de la danse classique est très connotée. Le pouce se rapproche du majeur pour affiner l’extrémité du bras. L’abandon physique de                                                                                                                          

1 Tajar, entretien, S3, p. 175, ligne 12.

2 Raphaël, entretien S1, p. 39, lignes 35-36.

3 Raphaël, entretien S1, p. 39, ligne 37.

4 Entretien Mathilde Monnier, p. 218, ligne 11.

5 Le terme déconstruction apparaît pour la première fois en 1967, chez Derrida dans De la grammatologie.

cette position des doigts de la main correspond également à l’abandon d’une posture, ici d’un rapport à une esthétique de la sublimation.

- La capacité à « l’anticipation »1 : elle consiste en des tentatives de prévision qui permettent au danseur d’être « réactif »2 aux nouvelles situations qui se présentent. Elle recouvre à la fois une forme d’expérience et d’imagination. Elle est l’ébauche de l’action future. Elle nécessite souvent l’apprentissage d’éléments techniques. Par exemple : dans le travail de Contact improvisation de Steve Paxton, il est nécessaire d’anticiper pour accueillir le corps de l’autre. Pour maîtriser cette anticipation, il faut avoir fait l’expérience d’accueillir le corps de l’autre pour savoir comment gérer ses appuis (relâcher sa voûte plantaire, tonifier ses orteils, fléchir ses genoux de manière souple, positionner son bassin au-dessus d’une surface de sustentation assez large, etc.), comment moduler la transmission du poids (en pliant encore plus les genoux, en repoussant délicatement mais puissamment le corps de l’autre avec le dos, sans résistance, etc.), etc.

- La capacité à la « combinaison »3 (voire recombinaison): cette dernière capacité consiste à agencer des éléments différents et à les faire fonctionner ensemble. Ces éléments peuvent ne pas mobiliser de nouvelles connexions, d’autres vont nécessiter de composer de nouveaux rapports entre ces objets (c’est-à-dire de nouvelles connaissances). Par exemple : Merce Cunningham demandait à certains moments à ses danseurs d’associer des regards fixés vers des orientations qui n’étaient pas celles de la direction de leurs déplacements. Habitués à la logique consistant à regarder dans la direction de son déplacement, cette nouvelle combinaison engage les danseurs à adopter une posture proche du décentrement.

Les capacités que nous venons d’énumérer, censées caractériser l’action attendue du corps disponible, sont particulièrement importantes pour l’étude.

La déclinaison des qualités et des capacités liées au corps disponible conduit à une interprétation nouvelle, à propos de notre objet de recherche. En effet, les qualités et les capacités que nous venons de préciser, loin d’être antinomiques, nous venons de le voir, fonctionnent ensemble. Il s’agit en somme d’une articulation entre l’acquis et le spontané qui permet de décrypter, se décentrer, de déconstruire, de lâcher prise, d’anticiper, de combiner, et de recombiner. Comment ici ne pas observer le surgissement de la notion de disposition du corps au plein sens de Bourdieu ?

Nous posons ici l’hypothèse que ces capacités se présenteraient, in fine, sous le visage de véritables dispositions du corps du danseur. Plus exactement, la disponibilité, au vu de son mode de constitution (familiarité aux codes et aux référentiels du monde de la danse, incorporation de la culture chorégraphique, acquisition de spécialisations techniques, etc.) se profilerait comme un effet, un produit, de dispositions particulières du corps. Rappelons que les                                                                                                                          

1 Éric, entretien n° 1, S2, p. 50, ligne 44.

2 Béa, entretien n°3, S2, p. 121, ligne 39.

dispositions, au sens de Bourdieu, sont en quelque sorte des « principes générateurs de pratique » (Bourdieu, 1987, p. 94). Plus précisément, elles forment « un capital de schèmes informationnels » incorporé (Bourdieu, 1987, p. 94) qui fonctionne à l’état pratique. Les dispositions agissent de manière dynamique, sont de ce fait plus ou moins plastiques et supportent nécessairement une certaine liberté. Dans une sphère de pratique, elles correspondent, à la fois à la condition d’acquisition de capacités « non naturelles, arbitraires », et à « des manières d’agir qui exigent, pour s’actualiser, la réunion de certaines conditions » (Chauviré & Fontaine, 2004, p. 31).

L’idée d’une imbrication entre dispositions et disponibilités, déjà repérée plus avant (cf.

supra page 158), ici, trouve à se préciser. L’hypothèse que nous avancerons est la suivante : tout

se passe comme si, en danse, l’avènement du corps disponible se profilait, finalement, comme la manifestation d’un corps disposé. Si une telle proposition pourrait ne pas surprendre et se profiler comme une sorte de retour en arrière définitoire, nous pensons au contraire qu’elle permet de pousser plus loin l’examen de la question du corps disponible en ouvrant à la question suivante : quel est le moyen de cette manifestation de la disponibilité du corps ?