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Chapitre  4   :  1890-­‐1930  -­‐  Les  moments  naturaliste  et  expressionniste,  pour  libérer

4.2. Moment expressionniste, prendre la maîtrise de son intériorité

C’est par une évolution à la fois sensible (s’inscrivant dans une forme de continuité) et néanmoins fondamentale (faisant tout à la fois rupture) qu’une deuxième couleur du discours sur la danse émerge dans ce début du 20e siècle, nous conduisant à parler maintenant de moment expressionniste, marqué par un nouveau crédo : maîtriser son intériorité.

4.2.1. Mary Wigman : l’improvisation et les danses extatiques

Diplômée de l’école de Dalcroze à Hellerau en 1913, Mary Wigman (1886-1973), danseuse, chorégraphe et pédagogue allemande, rejoint Laban à Monte Verità1. Elle sera sa collaboratrice jusqu’en 1919. Wigman est en accord avec Laban notamment à propos des idées relatives à l’autonomie de la danse2 et de l’éducation qu’il développe autour du « savoir-sentir » (Suquet, 2012, p. 382). Libérer l’art chorégraphique de toute fonction illustrative, l’émanciper de son rapport à la musique, la délivrer de ses références biographiques… autant d'actes qui vont fabriquer la danse

absolue3 de Wigman. Green parle de la danse de Wigman comme d’une forme de « liberté totale de l’expérimentation créative »4 (Green, 1986, p. 101). En 1917 à Zurich5, Wigman présente une « première soirée d’art rituel », suite de six solos constituant un cycle de Danses extatiques. Elle y « explore les diverses modalités de l’extase religieuse » (Suquet, 2012, p. 398). La notion de transe chez Wigman, c’est-à-dire l’exaltation sensorielle et l’improvisation, y est centrale. Pour Suquet, « en convoquant l’ « hypnose kinesthésique », il s’agit plutôt pour Wigman de « libérer [le corps] de ses inhibitions [pour] le rendre librement accueillant aux moments émouvants6 » (Suquet, 2012, p. 437). Rien à voir néanmoins avec un débordement émotionnel. La survenue de ces « moments émouvants » est tout à fait maîtrisée. Les pulsions intimes organiques sont contrôlées. Dans l’ouvrage

The Mary Wigman Book : Hers writings, Wigman introduit le passage consacré à l’école de la manière

suivante :

« Le danseur doit maîtriser son instrument afin de pouvoir en jouer, comme le pianiste maîtrise son piano, le violoniste son violon, et le chanteur sa voix. Mais plus encore que cela ! Le danseur doit créer son propre instrument, car même le corps le plus doué ne donne pas immédiatement ce que le danseur espère, et ce que la danse exige. Cela semble simple lorsqu’on l’explique, mais trouver le moyen de résoudre les problèmes et parvenir à ce que le corps fonctionne correctement est un autre enjeu, bien plus difficile […] Le jeune danseur exposé au monde nouveau peut – en particulier au début – se sentir submergé par la préoccupation de son corps. Il est censé formuler, communiquer, et faire confession de sa vie. Il est censé donner forme à ses rêves et laisser sa fantaisie errer librement. Et tout cela, uniquement à travers l’expression de son corps. » (Wigman, 1975)

Pour pouvoir atteindre ce niveau de maîtrise de son instrument (le corps) et de son art (la danse d’expression), Wigman propose une méthode construite en trois étapes. La première relève d’une « expérience inconsciente totale » où le chaos et l’expression pour elle-même précèdent toute                                                                                                                          

1 Sur les conseils du peintre Emil Nolde et de la danseuse et pédagogue suisse Suzanne Perrotet.

2 À Monte Verità pour Green, il s’agissait de désapprendre ce que l’on croit savoir pour conquérir (Green, 1986).

3 Lorsque l’on qualifie l’art de Mary Wigman, il est aussi souvent utilisé, dès 1920, l’expression « danse pure ».

4 En anglais dans le livre : « total freedom of creative experimentation ».

5 Dans le cadre de l’école de Laban.

prise de conscience. La deuxième consiste en une « expérience de la divergence et de la dépendance ». Le corps ne peut être encore considéré comme un instrument et l’expression n’a pas encore trouvé forme ; mais une oscillation s’opère entre ces différents états. La troisième étape réside, enfin, en une sorte de clarification qui aboutit à une « expérience consciente totale », où « la maîtrise des moyens et des matériaux devient reconnaissable » et où le « corps, cessant d’être une matière entêtée, se révèle comme le vecteur d’un propos ». Ce que Wigman nomme « improvisation » est en fait une véritable technique de constitution de « l’événement intérieur » (Suquet, 2012, p. 438) et son enseignement majeur va consister en une découverte pour le danseur de ses propres ressources physiques et psychiques dont elle décrit la manifestation de la manière suivante :

« Lorsque l’émotion de l’homme dansant libère le désir de rendre visibles les images encore invisibles, c’est par le mouvement du corps que ces images manifestent leur première forme d’expression. » (Wigman, 1990 [1963])

De cette vision romantique des années 1920-1930 et de ce procédé de composition en solo, en découle tant pour Guilbert1 que pour Launay, une conception particulariste de l’homme : « [l]a "danse d’expression" n’est plus dès lors présentée comme une expérience universelle mais se définit comme essentiellement « germanique »2 » (Launay, 1996, p. 19). En 1935 et 19363, la « danse d’expression », considérée comme éducation corporelle à part entière, bénéficie de la standardisation des programmes d’enseignement et entre dans toutes les écoles allemandes4.

4.2.2. Valeska Gert : la recherche d’un état en résonnance avec la confusion moderne

Danseuse, mime, actrice et cabaretiste allemande, Valeska Gert (1892-1978) s’oppose vigoureusement, dès les années vingt5, au style wigmanien. D’esprit subversif et adoptant un positionnement satirique elle critique l’ "esthétique extatique" produit, pour elle, à l’attention de la moyenne bourgeoisie cultivée. À la fois présents sur les scènes des cabarets, dans les théâtres réformateurs et sur les écrans de cinéma6, ses solos exposent une toute autre vision de l’état de la société allemande. Pour Suquet, « [c]’est au confluent entre danse et pantomime que la jeune femme élabore son approche expressive » (2012, p. 688). Gert dans son autobiographie, Je suis une sorcière, formule de manière explicite les croisements qu’elle opère dans son art :

                                                                                                                         

1 Dans son ouvrage sur les danseurs modernes sous le nazisme (Guilbert, 2000, p. 170).

2 Ce positionnement n’est pas, là encore sans conséquences, lorsque l’on sait qu’au début des années trente, Wigman acquiert, comme Laban, un statut d’artiste quasi-officiel et adhère à l’Union nationale-socialiste des enseignants (Cf. p. 19 chapitre 1 « Danse, Histoire, Modernité » de À la rechercher d’une danse moderne : Rudolph Laban – Mary Wigman)

3 Comme Laban, Wigman participe aux cérémonies des Jeux Olympiques de Berlin en 1936.

4 Hanya Holm élève de Mary Wigman s’installe à New York à partir de 1931. Continuatrice de l’héritage de Wigman en Amérique, elle saura dans un tout autre contexte politique proposer un nouveau traitement du groupe et aborder l’individu non perdu dans une « masse compacte et indistincte », mais bien dans une affirmation de la maîtrise de son individualité tant du point de vue du corps que de l’esprit.

5 Durant la période de l’Entre-deux-guerres, l’on assiste à une effervescence créative. Selon Suquet, « [l]es femmes se taillent une place de choix dans ce milieu surtout à Berlin, dont le climat libéral est propice à leur émancipation et à leur affirmation dans l’espace public » (Suquet, 2012, p. 686). Gert se situe alors entre le

courant cinématographique réaliste et le mouvement artistique et intellectuel dadaïste. Le Dadaïsme –

mouvement intellectuel, littéraire et artistique – se caractérise durant la première guerre mondiale, par une remise en cause, à la manière de table rase, de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques.

« Quand je faisais du théâtre, j’avais la nostalgie de la danse, et quand je faisais de la danse, j’avais la nostalgie du théâtre. Il y avait là conflit, jusqu’à ce que l’idée me vînt de joindre les deux : je vais danser des personnages humains. J’ai inventé ainsi tout un concentré, dont une radiation était la pantomime dansée moderne, une autre la danse abstraite, d’autres encore les danses satiriques, les danses musicales, les danses expressionnistes. » (Gert, 2004 [1968], p. 68)

Difficile alors de qualifier l’art de Gert. Ces multiples relations artistiques1 entre autre dans les milieux cubiste, surréaliste et dadaïste2 complexifient d’autant cette désignation. Meyerhold3 parle d’elle comme d’une « danseuse biogénétique » (Gert, 2004 [1968], p. 83), résultat du mélange d’un classicisme authentique et de la modernité la plus extravagante. Maniant à merveille l’art grotesque, comme on peut s’en apercevoir sur toute l’iconographie dont nous disposons d’elle, elle cherche à exprimer le déséquilibre social provoqué par la première guerre mondiale (et les conflits en général). Dans ses solos, elle joue sur les contrastes. À travers ce choc perceptif et dès 1918, elle s’emploie à réveiller les consciences des spectateurs :

« Puis j’ai dansé suavement. Mais oui, je peux aussi être suave, bien plus suave que les autres. Et puis, l’instant d’après, le public recevait de nouveau une gifle. La danse était une étincelle dans un baril de poudre. Le public explosait, hurlait, sifflait, jubilait. Je partis avec un ricanement effronté. La danse satirique moderne était née, sans que je l’eusse voulu ou su. En faisant se succéder sans méditation le suave et l’insolite, le doux et le dur, je donnais forme pour la première fois à quelque chose de très caractéristique de cette époque, le déséquilibre. » (Gert, 2004 [1968], p. 58)

Que ce soit par exemple dans La mort [Der Tod] ou dans Canaille [Die Canaille], les enjeux majeurs de l’art de Gert sont déjà bien présents : maîtriser ses affects4 en se libérant ou en convoquant des tensions corporelles pour rendre compte des comportements des personnages qu’elle compose sur scène. Par ses solos, elle provoque la conscience des spectateurs et les interroge sur leur capacité à maîtriser leur devenir social et politique :

« Je suis dans un état de tension, je me meus ou je prononce de quelconques paroles. Si elles me libèrent de cette tension, si elles sont bonnes, alors j’entretiens la tension jusqu’à ce qu’une forme sorte. Je suis capable d’engendrer cette tension quand je veux […] Je ne sautais pas, je ne faisais pas de pointes, j’avais une autre méthode. Avec l’élasticité du caoutchouc, je me préparais à bondir, m’attardais quelques secondes dans ce début. Pause. J’hypnotisais les spectateurs, ils croyaient voir le saut que j’avais commencé sans l’achever. Ils étaient enthousiasmés, car je les avais rendus créatifs. » (Gert, 2004 [1968], pp. 70-78)

                                                                                                                         

1 Citons par exemple pour le cinéma : Bertolt Brecht, Tennesse Williams, Sergueï Eisenstein, Vsevolod Meyerhold, Geor Wilhelm Pabst, Jean Renoir …

2 En 1919, Gert – simple spectatrice – lors d’une matinée dadaïste à Berlin, est invitée à monter sur une petite scène et danser au son des bruits produits par une course entre une machine à coudre et une machine à écrire (actionnée par George Grosz).

3 Dramaturge et metteur en scène russe.

4 Lors d’un entretien dans le n°19 de Repères, cahier de danse, dédié à l’émotion du danseur, Launay fait état, à travers la pensée de Deleuze, du traitement artistique des affects. Pour elle, « [l]es danseurs dits « expressionnistes » proposent des affects qu’ils mettent plus ou moins à distance, jouent avec cette distance pour sortir de la syntaxe gestuelle imposée par les émotions ». Dans ce même entretien Gabler précise la manière dont Gert maîtrise ses affects : « [i]l ne s’agit sans doute pas d’un refus, plutôt d’une méfiance. Gert parle de débordement, d’ivresse, ces états lui sont nécessaires, et pourtant elle met en place des stratégies pour ne pas se faire piéger par l’émotion. Elle travaille beaucoup sur la notion de masque : son visage (maquillé en blanc) et son corps doivent devenir des supports neutres ». (Gabler & Launay, 2007a, p. 22)

Ce passage d’un état émotionnel à un autre permet selon Launay de « donner à voir une émotion en faisant référence à autre chose qu’à soi-même » (Entretien Gabler & Launay, 2007a, p. 24). À travers la maîtrise des tensions corporelles, Gert libère son art de l’auto-affection et aménage le dépassement de soi vers les autres.

4.2.3. Le courant Jooss – Leeder : une pratique intériorisée des dynamiques du

mouvement

Jooss et Leeder furent tous les deux danseurs, chorégraphes et pédagogues allemand et par la suite naturalisés anglais. Joos fut directeur des Ballets Jooss, et Leeder maître de ballet de cette même compagnie. Ils créent leurs premiers solos et duos ensemble et collaborent pendant près d’une vingtaine d’année notamment au niveau pédagogique. C’est La Table Verte1 créée en 1932, lors du concours international de danse de Paris de l’AID2, qui apporte sa renommée à Jooss. Il y gagne la médaille d’or.

En 1921, Jooss apprend le chant à Stuttgart lorsqu’il décide d’entreprendre des études de danse avec Laban. Il enrichit sa formation par l’apprentissage de la technique classique auprès de Doussia Bereska. Son travail de création, au croisement entre la danse classique et les principes de Laban, reflète les tourments de son époque. Lors de la présentation de La Table Verte en 1932, Jooss dira à propos de son travail :

« Notre dessein artistique est donc de trouver une forme de la chorégraphie qui soit basée à la fois sur les apports de l’art moderne et sur les enseignements de la danse classique […] La base de notre travail est l’échelle complète de tous les sentiments humains et de toutes les phases de son expression illimitée […] » (Néama, 1969, p. 449)

Il ne cherche pas à faire un danseur comme un « instrument bien affuté » (Le Moal, 1999, p. 228)3, mais il souhaite que chaque futur interprète s’engage dans une exploration consciente du geste. Pour matérialiser cette mobilité entre vécu intérieur et forme extérieure Jooss crée un langage chorégraphique qu’il appelle Eukinétique4. De ce travail de dynamiques et de mise en jeu de doubles tensions5, spécifique à la technique Jooss-Leeder, se manifeste une « dramaturgie du geste ». Celle-ci s’inspire « d’attitudes et d’actions humaines » (Le Moal, 1999, p. 228) que Laban qualifie dès 1924,

Tanztheater6. Composée comme des messages clairement sociaux et politiques son écriture

                                                                                                                         

1 Cette œuvre est considérée comme l’une des réussites majeures de l’expressionnisme.  

2 Les Archives Internationales de la Danse.

3 Expression utilisée par Patricia Stöckemann. Celle-ci semble l’emprunter des mots même de Jooss.

4 L’Eukinétique, nous dit Iglesias-Breuker (Le Moal, 1999, p. 722) est conçue avant l’Effort. C’est une partie du corpus théorique de Laban concernant les dynamiques du mouvement. Pratiquées lors d’improvisations et dans les gammes, elles sont difficiles à saisir à leur état pur. Les dynamiques donnent pourtant toute la qualité aux mouvements de la technique Jooss-Leeder. Leeder les associent dans des séries d’études qui permettent de les pratiquer par séquences, dans des changements de divers degrés, avec la même qualité dans toutes les parties du corps ou dans des doubles tensions.

5 « La gymnastique rythmique, comme son nom l’indique, nous permet de donner libre cours à nos mouvements. Tout grand mouvement doit partir du milieu du corps. Il facilite la respiration et son rythme naturel. Toute tension musculaire doit être compensée par une détente musculaire. » – Martin Gleisner Danse écrite et danse amateur, Schrifttanz, juillet 1928, p. 239.

chorégraphique s’appuie sur la pantomime1. À travers elle, il cherche toutes les possibilités d’expression pour transcender les particularismes individuels et nationaux et propulse ainsi son art à des niveaux de discours politiques plus fondamentaux. C’est la liberté individuelle que Jooss véhicule sous forme de quasi propagande, tout en offrant selon John Martin2 une œuvre d’art.

4.2.4. La Denishawn et Hanya Holm : les voies de l’expressionnisme en Amérique

Dans les années 1920, sur le continent américain les acteurs de la modern dance voient arriver des influences artistiques et les premiers danseurs modernes allemands. Louis Horst – compositeur et pianiste de la Denishawn3 – se passionne pour la peinture expressionniste, le Bauhaus et les débuts de l’abstraction ainsi que pour Freud, Schopenhauer et Nietzsche. Il s’affirme dès lors comme le guide artistique d’une génération d’artistes. Développant des liens artistiques avec Humphrey, Weidman, il sera collaborateur de Graham. Il participe à interroger l’autonomie de la danse et impose l’idée que la musique doit être écrite après la chorégraphie. Horst crée une revue, The Dance Observer, en 1934. Dans ce contexte chorégraphique, verront le jour à la fois la technique du fall and recovery4 [chute-rétablissement] élaborée par Humphrey – et dont l’origine se situe dans les ressorts fondamentaux du mouvement et des expériences émotionnelles – ainsi que l’école Wigman qui ouvre à New York en 19315. Cette dernière est dirigée par Hanya Holm, danseuse dans la compagnie formée par Wigman, pédagogue et directrice suppléante. Elle forme aux Etats-Unis une génération de danseurs autres que ceux issus de la Denishawn comme par exemple Nikolaïs6. Fondant sa réflexion sur la notion d’expérience, elle s’attache à « faire naître un nouveau traitement du groupe, abordé comme composition et non plus comme masse compacte et indistincte » (Ginot & Michel, 1995, p. 106). Elle interroge, dans son travail de composition, la perte de l’individualité dans une société de masse. De manière pragmatique, elle travaille sur « la relation […] établie à l’intérieur du corps qui coordonne le

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            conduite par Laban et Jooss. Jooss serait le premier en 1928 à utiliser cette expression pour désigner sa compagnie, le Tanztheater-Studio à Essen. Nous découvrons toutefois à la lecture de L’éveil des modernités de Suquet (2012, p. 424), que dans un article de 1924, intitulé Der Tanztheater, Laban utilise déjà ce terme en évoquant une nouvelle forme d’art. Peu à peu l’expression tend à désigner le style spécifique de Jooss, associant danse et dramaturgie théâtrale. Plus tard en 1972, après quelques années d’absence du discours chorégraphique le nom de Tanztheater réapparaît pour désigner le collectif créé par Bohner à Darmstadt, puis, en 1973, Bausch, reprenant la direction du Ballet de Wuppertal, le rebaptise Tanztheater de Wuppertal. Le Tanztheater devient alors un style, prototype d’une esthétique nouvelle aux allures du théâtre le plus rebelle, tenant autant de la revue que de l’agit-prop. Dans les années 1980, la plupart des compagnies allemandes se nomment Tanztheater quelle que soit leur esthétique. Néanmoins, ce terme reste propre à l’aventure de la génération de danseurs nés à la fin de la guerre : notamment Bohner, Kresnik, Bausch, Hoffman, Linke et Schilling.

1 André Levinson décrit La Table Verte de Jooss dans un article, « La danse », le 14 juillet 1932 : « Pantomime en musique et même pantomime dansante, requiem plastique pour les victimes de la guerre […], ce fut, mimée avec pénétration et plénitude, à l’aide de quelques rudimentaires mouvements de danse, l’agonie sardonique du monde ».

2 Critique de danse notamment pour le New York Times.

3 École et compagnie de danse américaine installée à Los Angeles, fondée et dirigée par R. Saint Denis et T. Shawn (1915-1931).

4 Dans cette technique, « la chute et le rétablissement sont la matière même du mouvement, le flux permanent qui circule à tout moment » précise Humphrey (Cf. Le dictionnaire de la danse)

5 Elle sera rebaptisée la Hanya Holm School of Dance en 1936 suite à l’implication de Wigman dans les Jeux Olympiques de Berlin alors sous influence nazie.

flux de mouvement avec le flux de la vie » (Ginot & Michel, 1995, p. 107)1. Dominer ses émotions et avoir une connaissance accrue du corps va alors permettre au danseur de composer avec son intériorité dont il va maîtriser les manifestations extérieures.

4.2.5. Martha Graham : une approche technique pour se débarrasser de la qualité

d’aisance

Comme tous les expressionnistes Martha Graham (danseuse, chorégraphe et pédagogue américaine) fonde son geste sur la puissance dramatique du mouvement. Ce geste, elle le façonne « lesté[e] de signification intérieure » (Lloyd, 1949, p. 50)2. De ces premières expériences pédagogiques en 19253, elle bâtit la Technique Graham qui se consolide entre 1927 et 1928, pour devenir une approche du mouvement dansé incontournable. D’abord pensée à travers le corps de la femme, cette technique sera ensuite enseignée aux hommes4. La rupture esthétique engagée naît de la dialectique qu’elle met en jeu entre la mémoire ancestrale5 et des « détails intimes » (Graham, 1991). Cette expérience à la fois individuelle et collective du mouvement part du centre du corps (centre de gravité), du bassin – où sont convoquées toutes les forces profondes – pour irradier la totalité du corps dans des jeux de mise en tension et de libération de l’énergie et ainsi produire un geste signifiant qui