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1.1. Lier les échelles de la mobilité

Au sein du laboratoire MIGRINTER, un axe de travail parmi d’autres a visé à saisir les échelles du changement urbain en lien avec la diversification des parcours des individus, où ont été prises en compte de manière simultanée les parcours de vie (enquêtes biographiques) et les mobilités quotidiennes. Ces éléments ont été intégrés à l’étude des dynamiques urbaines, tant à l’échelle de la métropole qu’à celle spécifique de certains de ses quartiers.34

Mon positionnement s’est opéré à un autre niveau. Un des volets de mes enquêtes et entretiens visant à offrir une lecture de l’articulation entre migrations interne et internationale a porté sur l’émigration de l’île d’origine vers les Etats-Unis en tant que telle, mais aussi sur la mobilité l’ayant précédée et celle qui l’a suivie. Sur ce volet, j’ai privilégié une démarche visant à saisir le cadre contextuel général de l’expérience migratoire et de la constitution du champ migratoire en me focalisant sur les lieux vécus et pratiqués en amont et en aval de                                                                                                                

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Dans le cadre de cet axe animé par Françoise Dureau, voir notamment les travaux de thèse sur le changement urbain de Marie Chabrol à Château Rouge (2011), de Matthieu Giroud à Grenoble (Berriat-St-Bruno) et Lisbonne (2007) ou de Yann Marcadet sur les quartiers péricentraux de Mexico (2012). Voir aussi les résultats du programme ANR METAL (Métropoles d’Amérique latine dans la mondialisation : reconfigurations

territoriales, mobilité spatiale, action publique) sur les nouvelles formes de différenciation sociale urbaine dont

l’observation du comportement des individus articule circulations internationales et mobilités quotidiennes (2007-2011).

l’acte migratoire international. La migration est donc prise en compte dans un cadre temporel plus global qui est celui de l’expérience géographique vécue et pratiquée de l’individu.

A propos de l’expérience de mobilité avant la migration, je me suis intéressé au lieu de naissance et de vie originelle et à l’éventuelle migration vers une ville moyenne ou la capitale (dans le cas d’un exode rural par exemple) ainsi qu’au cadre social et aux motivations de cette migration initiale interne. J’ai ensuite souhaité mettre en lumière les éléments de cette expérience migratoire interne qui pouvaient porter les individus et leur famille à envisager de la prolonger par une migration internationale. Mes enquêtes dans le milieu haïtien ont ainsi mis en évidence la précarisation des conditions de logement et plus généralement de vie, l’éclatement des solidarités de proximité en contexte urbain et notamment port-au-princien ; l’accès à l’information et aux conditions de la mobilité internationale (infrastructures, réseaux, etc.) ; la pression sociale à l’émigration liée à l’action combinée de la réception d’images de l’extérieur, de l’apprentissage des codes et normes culturelles et de consommation étrangers en milieu urbain, et de la réalité de la dégradation des conditions de vie (alimentaires, environnementales, etc.) des parents restés dans la localité d’origine en province. Les conditions favorables à l’émigration de l’individu et éventuellement d’une partie de sa famille ont alors été prises en considération, avec en particulier une étude de la configuration géographique du cadre social familial dans lequel il évolue et l’existence possible d’un ou plusieurs parents à l’étranger (cf. enquête méthodologique A2 en annexe). Ce n’est donc pas tant la mise en lumière des mobilités qui est éclairante que l’articulation de leurs divers ressorts à différentes échelles et les conditions dans lesquelles elles ont été rendues possibles. Par ce biais où le lien à l’espace occupe une place de choix, j’ai pu mettre en exergue l’imbrication des temporalités de migrations se déclinant à l’échelle interne (exode rural, migrations de villes provinciales vers la capitale) et internationale.

A propos de l’expérience de mobilité postérieure à la migration, j’ai de la même manière cherché à comprendre comment les conditions de la migration internationale combinées à celles offertes par le lieu d’installation (en termes de marchés de l’emploi et du logement par exemple) pouvaient éventuellement avoir des incidences sur les dynamiques de mobilité résidentielle ultérieures. L’une des principales clés d’entrée privilégiées pour appréhender l’articulation entre les temporalités liées à la migration internationale d’une part et à la mobilité résidentielle dans les espaces métropolitains d’installation d’autre part est celle des stratégies familiales (cf. enquêtes A1 et A2 en annexe). Par exemple, les entretiens tels qu’ils ont été pensés ont permis de révéler que l’organisation de l’immigration de membres de la famille transnationale haïtienne vers Little Haiti à partir de la seconde moitié des années 1980 et les revenus supplémentaires que cela pouvait générer servaient les objectifs de mobilité résidentielle « ascendante » du ménage. J’ai montré que ce mécanisme observé à l’échelle micro- et méso-sociale était l’un des ressorts explicatifs de l’expansion de l’espace résidentiel des Haïtiens dans le nord de l’agglomération de Miami (Audebert 2006a, 2004b).

A une autre échelle, le volet de mes enquêtes ayant trait à la structure géographique de la famille a permis de mettre en relief l’ouverture offerte par le cadre familial transnational ou diasporique à la mobilité résidentielle des individus, souvent en fonction de la circulation au

sein de ce cadre, de l’information sur les opportunités dans les diverses localités de présence des membres de la famille (marché de l’emploi notamment). Dans ce cas, les temporalités migratoires en lien avec les échelles de mobilité sont multiples – exode rural avant la migration, migration internationale, mobilité résidentielle après la migration, réémigration, mobilité transnationale sous la forme d’une circulation – mais s’inscrivent dans un même cadre social, celui de la famille qui a été pour moi une unité d’observation privilégiée.

Enfin, le processus migratoire lui-même peut faire l’objet d’une réflexion sur l’articulation des temporalités migratoires couplée à celle des échelles de la mobilité. Ainsi, une de mes enquêtes qualitatives auprès d’un jeune adulte de Miami né aux Bahamas de parents haïtiens a montré comment expériences migratoires successives et environnements culturels superposés (milieu familial et quartier haïtiens, sociétés bahaméenne puis floridienne) pouvaient se combiner pour faire de l’individu une incarnation identitaire du champ migratoire Haïti-Bahamas-Floride. J’avais d’ailleurs été marqué par l’arrangement fascinant entre le créole impeccable de mon interlocuteur et le fort accent anglo-bahaméen qui le rythmait. Dans le cas de la migration par étapes, une première migration internationale vers un pays de transit plus ou moins prolongé peut s’intégrer à un projet migratoire plus large vers un autre pays de destination ultérieure. Dans le bassin caribéen, la mise en évidence de parcours migratoires de type Haïti-Bahamas-Miami, Jamaïque-Sint Maarten-Etats-Unis, ou République dominicaine-Porto Rico-Etats-Unis concernant à chaque fois des milliers d’individus m’a amené à une réflexion sur la notion d’île-transit et sur ses implications spatiales locales.

Ces dernières sont particulièrement évidentes à Saint-Martin/Sint Maarten où j’ai effectué des terrains répétés entre 2000 et 2012 : ségrégation et fragmentation de l’espace insulaire, stratégies de survie liées à un transit qui dure pour certains migrants (ouvriers non qualifiés et sans papiers à la recherche d’opportunités) contrastant avec la qualité de vie et d’installation d’autres populations migrantes arrivées dans un contexte plus favorable – riches entrepreneurs, retraités aisés, etc. J’ai pu mettre en évidence l’articulation entre les mobilités intra-caribéennes (par étapes, substitution migratoire, transit qui dure, transnationalisation de l’espace de vie) et les logiques spatiales locales (géographie résidentielle fragmentée, pratiques spatiales différenciées selon l’ethnicité). Au-delà de la Caraïbe, la méthode pourrait servir – peut-être l’a-t-elle déjà fait – à décrypter les stratégies locales de configurations spatiales transnationales déjà bien connues ailleurs dans le monde : Maroc-France-Benelux, Turquie-Allemagne-Pays-Bas, etc.

1.2. Registres identificatoires, expériences migratoires et espaces parcourus

Les entretiens semi-directifs, en complément d’enquêtes qualitatives plus générales, permettent d’acquérir des éléments de compréhension quant à l’enrichissement et la complexification des registres d’identification au fil de l’expérience migratoire et des pratiques de l’espace. Chaque contexte géographique est l’occasion de nouvelles expériences de l’altérité qui enrichissent le spectre identificatoire du migrant et où le rapport aux lieux se décline différemment. La trajectoire de vie de l’individu a constitué le fil directeur de ces entretiens : l’entrée par l’espace est celle du parcours migratoire sur l’ensemble de sa vie et de

la manière dont les contextes culturels et sociaux successifs vécus ont influé sur sa construction identitaire. Cette approche convoquant différentes échelles spatio-temporelles permet de confronter à l’épreuve des faits la pertinence des grandes théories des sciences sociales sur les relations interethniques et la construction de l’altérité.

A titre d’exemple, un de mes entretiens en 2012 avec un Haïtien de 25 ans arrivé adolescent à New York City et portant sur les registres identitaires, leur articulation et leur signification en contexte diasporique (New York, Paris) a montré que les « branchements » (Amselle 2001) entre les différents niveaux d’identification ne se faisaient pas forcément selon les modalités et dans le contexte « attendus », sur lesquels se fonde la théorie de l’assimilation segmentée. Cette dernière, pensée pour le contexte social et culturel spécifique de la ville étasunienne, n’envisage la dynamique identitaire des jeunes immigrants noirs (ou de la génération 1.5) que dans le contact avec un groupe spécifique, celui des Noirs étasuniens. La théorie n’envisage pas le parcours et l’expérience sociale des immigrants caribéens des Etats-Unis dans un cadre socio-spatial plus large : celui de la succession des expériences géographiques situées et de la structure diasporique familiale ou religieuse haïtienne et jamaïcaine où les expériences multiples de l’altérité s’avèrent plus riches et complexes que celle de la seule interaction avec la population noire « native » imposant ses codes culturels de manière unilatérale aux nouveaux venus africains et afro-caribéens.

Mon interlocuteur haïtien m’a décrit une expérience de construction de sa négritude en diaspora s’opérant selon d’autres mécanismes. Le temps de l’arrivée aux Etats-Unis à l’adolescence a été exposé comme le moment douloureux d’une identité haïtienne en souffrance, confrontée à la violence physique et symbolique subie de la part des jeunes Noirs étasuniens dans l’école, la rue et les transports en commun de New York. Le deuxième temps de son parcours (deux ans après son arrivée, période correspondant au lycée) a été celui de l’émergence d’une identité composite haitian american au fil de son insertion dans la société d’installation. Il signale comme un temps fort de cette période la rencontre d’une jeune fille haïtienne présente depuis plus longtemps dans le pays et l’ayant aidé à se familiariser à la maîtrise des codes de la cette société. Ce processus s’est accompagné d’une prise de distance progressive vis-à-vis de l’identité initiale, qui a provoqué un certain malaise chez l’intéressé lui-même par rapport à son haïtianité et sa négritude. Le troisième temps de son cheminement (post-lycée) correspond à un séjour de longue durée en France où mon interlocuteur avait de la famille. Dans le contexte spécifique de Paris, il y a fait l’apprentissage du contact avec d’autres populations noires – Africains subsahariens de Saint-Denis – dans un contexte cosmopolite moins tendu qui lui a permis de « se réconcilier avec sa négritude » et de trouver un réconfort en puisant dans une identité « africaine globalisée » (distincte de l’identité

africaine américaine).

Tel qu’il avait été pensé, cet entretien avait permis de mettre en évidence la construction d’une identité « globale » ou transatlantique fondée sur une connexion entre identités haitian

american et africaine construite au fil de l’expérience migratoire. Ce troisième temps a

constitué une échappatoire à la crise identitaire liée à la difficulté à se positionner dans le groupe noir étasunien localement situé (conflit, rejet) et à la difficulté croissante à se penser

comme Haïtien dans un processus de relâchement du lien avec le pays d’origine. Du point de vue de la méthode, la globalisation de l’identité dont il est question est saisie à travers un dispositif croisant parcours géographique (Haïti-New York-Paris-Afrique), cheminement académique et professionnel (du collège à l’université, implication dans les institutions communautaires) et identification symbolique à un territoire d’origine réel (Haïti) ou ancestral mythique (Afrique).