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Chapitre 4. L’inflexion géographique : une vision intégrée de la spatialité des sociétés

II. Champs, systèmes et diasporas : des acteurs et des lieux

Comme je l’ai souligné dans le chapitre précédent, la clé de compréhension des logiques sociales du déploiement des spatialités caribéennes au-delà du territoire d’origine réside dans l’articulation des différents univers géographiques incarnant les échelles de références identificatoires et de développement des solidarités sociales. Pour illustrer le propos, je vais maintenant m’intéresser à trois types d’acteurs dont l’analyse du cadre d’opération transnational m’a paru particulièrement éclairante pour saisir les logiques géographiques à différentes échelles des collectifs antillais en migration : la famille, l’église et le marchand. Les écrits antérieurs qui se sont intéressés à l’émergence des communautés transnationales ne s’y sont pas trompés et ont développé leur point de vue principalement en se fondant sur l’expérience de ces acteurs. La recherche sur les familles transnationales met en exergue leur fonction de soutien économique à la migration dans un cadre géographiquement dispersé où sont transmises les normes et valeurs culturelles influençant la décision de migrer. L’acte migratoire y est pensé comme une stratégie de reproduction de l’unité familiale ou du ménage se fondant sur un système d’obligations réciproques des membres émigrés et membres restés                                                                                                                

33 Cette créolisation contemporaine n’est plus celle, historique, d’un contexte insulaire de plantation mais celle d’un espace métropolitain cosmopolite où se côtoient de multiples populations migrantes portant déjà en elles l’héritage de la première créolisation.

dans la localité d’origine (Pessar 1982). Le soutien à la migration dans le cadre de ces réseaux explique la pérennisation des flux souvent observée (Massey et al. 1987, Gurak et Caces 1992). La recherche récente sur les réseaux familiaux antillais réaffirme le rôle essentiel des migrants de longue date dans l’accès à l’emploi et au logement des nouveaux venus, et la centralité de ces réseaux dans la mobilité socio-économique des immigrants (Bashi 2007). La réflexion sur les églises transnationales antillaises en contexte nord-américain observe le transfert en contexte d’immigration de la tradition syncrétique religieuse articulant héritages africains et christianisme européen à l’œuvre dans la Caraïbe. L’implantation de ces églises et leur expérience en migration sur le long terme s’accompagne d’un changement de perspective : à la figure de l’église « pèlerine » tournée vers le pays d’origine se substitue celle de l’église missionnaire focalisée sur les besoins sociaux et communautaires de la population immigrée antillaise croissante et de sa descendance. Le processus est sous-tendu par la mise en exergue d’une identité pan-caribéenne qui entend proposer une alternative à la perspective théologique afro-étasunienne (Reid-Salmon 2008).

La densité sociale, l’étendue géographique et la solidarité de groupe rendue impérative par les incertitudes de la condition d’immigré constituent les principales spécificités des réseaux entrepreneuriaux immigrés selon Portes (1999 : 18). Les ressorts économiques de ces réseaux sont variés, de la constitution de marchés du travail internationaux à la mise en commun de ressources via l’épargne, la réduction des coûts d’investissement ou la tontine pour monter une affaire, ou tout simplement le jeu sur le différentiel de coût de la marchandise entre les pays (Light et Bonacich 1988, Zhou 1992, Portes et Guarnizo 1991). Outre les réseaux familiaux, religieux et marchands, le transnationalisme politique caribéen a également fait l’objet de discussions abondantes comme souligné dans le deuxième chapitre. N’y ayant consacré que peu d’espace dans le cadre de mes travaux, je ne développerai pas plus avant cet aspect. Ces auteurs, ainsi que d’autres travaillant dans la même veine dans la Caraïbe et ailleurs, ont contribué à porter la focale sur des acteurs autres que les acteurs classiques internationaux (Etats) ou multinationaux (firmes au rayon d’action mondialisé) : ceux d’une transnationalisation par la base. Le volet de mes travaux à cette échelle méso-sociale d’observation a mis en lumière une dimension peu explorée par la recherche précitée, tout au moins dans le contexte du bassin caribéen : celle du rapport à l’espace dans le cadre des réseaux migratoires et transnationaux de ces acteurs opérant par la base.

En particulier, mes investigations sur le déploiement géographique de leurs stratégies ont eu le souci permanent de saisir l’articulation entre les échelles globale et locale, avec pour fil directeur l’idée que les logiques globales (transnationales, diasporiques) prenaient appui et s’incarnaient dans les lieux. Les églises, les familles et les commerces transnationaux ont joué un rôle très actif dans l’insertion des immigrants dans les cadres urbains d’installation, en constituant à la fois le cadre d’une circulation intense de l’information et du capital entre ces villes et le pays d’origine, et un tissu socio-communautaire dense déterminant dans la structuration spatiale des quartiers d’implantation (Audebert 2002a, 2004b, 2013a).

La structure spatiale transnationale des familles, des églises ou de l’entreprenariat antillais prend appui sur plusieurs lieux dont la mise en relation constitue le cadre privilégié de la circulation de l’information et des ressources accompagnant la mobilité humaine. Une mise en perspective de mes travaux antérieurs sur ces divers acteurs me permet à ce jour d’identifier différents types de lieux en lien avec leur fonction dans le dispositif transnational : le lieu-matrice qui est la localité ou région d’origine des acteurs, où sont installés l’église-mère ou le foyer originel de la famille lorsqu’ils existent encore ; le lieu-transit qui est un espace de passage ou d’installation temporaire où le migrant, le pasteur ou le marchand puise les ressources de sa construction identitaire hybride et celles nécessaires à la réalisation de son projet transnational ; le lieu-carrefour dans la société d’installation (généralement une grande ville cosmopolite) qui constitue le principal terrain d’opération de l’acteur qui y concrétise, dans l’éventuelle solidarité ethno-communautaire et dans la relation à l’Autre, son projet transnational.

Le projet transnational touche une grande diversité d’aspects de la vie des collectifs : accumulation d’un capital à transférer aux parents restés au pays, accès à un statut légal et à un permis de travail permettant d’élargir ses perspectives économiques ou de faire venir un parent, réalisation d’une plus-value marchande ou de la diversification de ses marchés ou de ses sources d’approvisionnement, expansion de son champ d’action institutionnel, réponse aux besoins psychologiques et culturels des « communautés » en migration. La valeur symbolique attribuée à chaque lieu du champ ou de l’espace migratoire par les membres de la famille, de l’église ou les entrepreneurs est fonction du potentiel d’accumulation de ressources de diverses natures : l’afarin jamaïcain ou antiguais et le peyi

blan ou peyi dyaspora haïtien ont ici une place de premier choix dans la hiérarchie des

perceptions locales de l’extérieur. Ce potentiel dépend principalement du système légal (facilité ou pas d’obtention de papiers, possibilités de circuler, etc.) et du système économique (différentiel de niveau de vie, caractéristiques du marché de l’emploi, etc.) des territoires d’opération.

La circulation de l’information qui influence les choix quant aux modalités (modes de transport, recours à des filières, etc.) et aux acteurs (tel ou tel membre de la famille) de la migration dans le cadre familial transnational varie grandement selon les motivations migratoires, l’origine sociale et géographique, le cycle de vie familial et l’expérience migratoire antérieure du collectif (Audebert 2004b). Mes analyses du cas haïtien et d’autres expériences caribéennes m’ont permis d’identifier deux modèles distincts de constitution des champs migratoires transnationaux : le modèle transnational simple (ou bipolaire) illustré par les couches sociales urbaines plutôt favorisées qui ont émigré par avion directement de Port-au-Prince à New York ou Boston ; le modèle transnational complexe caractérisé par la multiplicité des pôles de transit, de rebond, etc. entre l’origine et la destination et illustré par l’expérience migratoire en plusieurs étapes des couches rurales défavorisées dans les décennies 1970 et 1980 vers la Floride. Cette distinction toute théorique entre les deux modèles a été grandement relativisée à l’épreuve des faits, avec la complexification dans le temps de chacun des modèles : prolétarisation des flux vers New York, et croissance du poids

des classes moyennes en Floride alimentée par la diversification de l’origine géographique et sociale des flux.

On assiste donc au développement de multiples communautés disséminées géographiquement, chacune avec son propre profil socio-économique, et dont l’ensemble dessine une géographie évolutive de la présence caribéenne – ici haïtienne en l’occurrence – à l’étranger. Cette géographie de la dispersion fondée sur les réseaux familiaux détermine dans une large mesure le cadre du déploiement transnational des églises et des commerces haïtiens qui se calquent sur l’implantation spatiale des communautés migrantes (Audebert 2002a, 2004b, 2012a, 2013a). Les lieux sur lesquels prennent appui les réseaux religieux et marchands sont donc les mêmes que ceux des réseaux familiaux, qu’il s’agisse des lieux-matrices, des lieux-carrefours ou des lieux-transits. Se dégagent ainsi des pôles de

concentration et des lignes de force géographiques où l’articulation entre réseaux familiaux,

religieux et marchands dessine de véritables champs migratoires.

Dans le cas des structures marchandes, les lignes de force sur lesquelles reposent ces champs résident dans les circulations de commerçants, d’informations, de capitaux et de marchandises entre lieux d’approvisionnement, d’entrepôts et de vente. Ces derniers diffèrent selon la nature de l’activité. A titre d’exemple, si les épiceries ethniques mettent en lien des lieux d’approvisionnement en Haïti avec des lieux de vente en diaspora, les garages s’approvisionnent principalement en diaspora et développent des points de commercialisation tant en Haïti qu’en diaspora. Les lignes de force des églises résident dans l’intense circulation des prêtres et pasteurs du pays d’origine en diaspora et entre les différents pôles de la diaspora. Elles reposent aussi sur les solidarités sociales, humanitaires et parfois politiques (comme dans le cas de la lutte à distance contre le régime Duvalier avant 1986) entre les lieux-carrefours qui s’érigent alors en centres d’impulsion de la dynamique transnationale, et les lieux-matrices qui sont généralement les localités des églises-mères bénéficiaires dans la société d’origine de la solidarité à distance. Des lignes de force apparaissent aussi entre les lieux-carrefours lorsque ceux-ci sont assez puissants et nombreux pour structurer l’espace diasporique.

Saisir le fonctionnement du champ migratoire – que j’appréhende comme l’unité de base du système migratoire – dans sa globalité requiert de s’interroger sur la manière dont s’articulent les logiques spatiales des différents acteurs. Les familles transnationales, dans leur objectif d’insertion des nouveaux migrants, font largement appel aux structures sociales et communautaires des églises transnationales auxquelles elles sont affiliées. Elles s’en remettent parallèlement aux services de l’entreprenariat transnational assurant le lien avec le pays d’origine et les autres espaces de la migration (transferts d’argent et de nourriture, recherche de documents administratifs au pays, etc.) en appui à la circulation multiforme indispensable à la pérennité de la structure familiale distendue.

Ces éléments de l’analyse des acteurs du champ migratoire concourent tous à une approche renouvelée du rapport à l’espace des sociétés caribéennes dans leur ensemble (et pas seulement des collectifs de migrants) au-delà de l’insularité, en soutenant l’idée que ces

sociétés fonctionnent aujourd’hui comme de véritables systèmes dont l’impact sur les îles d’origine est, à quelques exceptions près relevant elles aussi d’espaces insulaires (Pacifique notamment), inégalé ailleurs dans le monde, en termes de remises, d’exode des compétences et de poids démographique relatif des diasporas par rapport au pays d’origine. Je reviendrai ultérieurement de manière plus formelle sur la nécessité d’articuler les échelles spatiales d’observation, à travers l’approche transcalaire et diatopique et avec pour point d’orgue la ville-carrefour comme terrain d’investigation. A ce stade de la présentation de mes travaux, il convient d’exposer l’esprit dans lequel j’ai développé ma démarche méthodologique.

Chapitre 5. L’esprit de la démarche : le lien géographique comme fondement