• Aucun résultat trouvé

Chapitre 6. Métropoles internationales et champs migratoires transnationaux : une

I. De la logique internationale à la logique transnationale

La géopolitique et la géoéconomie contemporaines du bassin caribéen sont marquées par de multiples lignes de fractures qui ont créé de l’échange et de la circulation à l’intérieur de la méta-région, principalement du Nord vers le Sud dans un premier temps puis progressivement dans les deux sens. A l’origine du processus, l’influence géopolitique croissante et la pénétration économique et culturelle des Etats-Unis dans la Caraïbe ont été appuyées par un interventionnisme militaire et diplomatique relayé par l’expansionnisme économique de puissants acteurs privés, en particulier les firmes et banques transnationales.

                                                                                                               

42

Une profondeur historique remontant a minima à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, dont datent les prémisses des premiers champs migratoires caribéens Sud-Nord et de l’émergence de la Nouvelle-Orléans et plus tard de Miami comme villes-interfaces pour l’Amérique médiane.

43 Voir l’explicitation de ce qualificatif dans le chapitre 1 et le chapitre 4.

44 Je distingue l’international (ou plutôt l’interétatique) qui se réfère aux relations entre Etats, du transnational qui concerne les logiques et dynamiques qui transcendent ou se déploient au–delà des cadres stato-nationaux et qui, dans mes travaux, émanent plutôt d’acteurs opérant à l’échelle méso-sociale.

Une partie de mes recherches s’est attelée à montrer que l’émigration caribéenne conséquente vers l’Amérique du Nord a été le résultat, entre autres, de plus d’un siècle et demi d’implantation des intérêts étasuniens dans la région (Audebert 2000b, 2002a, 2004a, 2004b, 2007e, 2012a). Les interventions militaires et pressions diplomatiques dictées par des objectifs de sécurité extérieure et d’expansion capitaliste nord-américaine à la recherche de nouveaux marchés ont sous-tendu trois dynamiques à l’origine de l’émigration :

• Le soutien octroyé à des dictatures très répressives en mesure d’assurer localement la sécurité des intérêts économiques nord-américains s’est souvent opéré au détriment des libertés individuelles et des intérêts économiques des populations locales.

• Le soutien de modèles inégalitaires de propriété foncière, le développement d’une agriculture commerciale et d’une industrie vouées à l’exportation, l’implantation de modèles touristiques de masse ont imposé, avec l’assentiment des autorités locales, un schéma économique fondé sur le modèle spatial de l’enclave décliné sous diverses formes : plantation agro-industrielle, zone franche industrielle ou commerciale, enclave touristique ; ce dispositif spatial fermé dépendant essentiellement d’investissements et d’approvisionnements étrangers et dont les bénéfices dégagés le sont généralement au profit d’acteurs extérieurs, n’entretient que peu de relations avec son environnement immédiat insulaire ; sa prospérité repose en grande partie sur un système de dérogations multiformes (fiscalité, droit du travail, etc.) et une exclusion sociale et spatiale appuyée le cas échéant par la violence institutionnelle (expropriations foncières, déplacements forcés de populations locales – paysans, pêcheurs – dans des localités isolées sans infrastructures ni services publics de base). L’offre d’emploi dans ces enclaves est dérisoire par rapport aux énormes besoins d’une jeunesse locale nombreuse et désœuvrée. L’exclusion socio-spatiale apparaît d’autant plus nettement que l’enclave fonctionne comme un « mirage » attirant des flux conséquents de migrants internes en sa périphérie, dans des localités d’habitat précaire surpeuplées, isolées, insalubres, sans services ni infrastructures. Ces espaces touristiques, agro-industriels et de zones franches que l’on trouve surtout dans les Grandes Antilles comptent parmi les principales sources de l’émigration vers l’Amérique du Nord (Audebert, op.cit.).

• Les politiques néo-libérales d’ajustement structurel et de libéralisation du commerce extérieur initiées au début des années 1980 dans le cadre d’accords multilatéraux (projet avorté de zone de libre échange des Amériques impulsé par Washington) et bilatéraux (l’accord DR-CAFTA, accords successifs signés entre les Etats-Unis et Haïti, etc.) ont eu pour effets concrets la destruction de pans entiers de l’agriculture, de l’artisanat et des petites industries locales et une dépendance alimentaire croissante vis-à-vis des Etats-Unis.

Qu’elle soit envisagée sous une forme linguistique, artistique, idéelle, médiatique, intellectuelle ou religieuse, la pénétration culturelle étasunienne dans la Caraïbe est étroitement liée à la géostratégie et à l’expansion géoéconomique de ce pays. Les occupations militaires et l’implantation de bases permanentes des marines ont été les premiers vecteurs des transferts technologiques et culturels, comme l’illustre l’anglo-américanisation du vocabulaire technique et mécanique du créole haïtien pendant l’occupation militaire

nord-américaine d’Haïti de 1915 à 1934. C’est aussi au cours de cette période que la présence protestante étasunienne s’est intensifiée dans le pays. Parallèlement, l’ouverture des marchés locaux aux produits étasuniens s’est accompagnée d’une diffusion des schèmes de pensée, des modèles culturels et de consommation extérieurs, à travers les biens de consommation courante, l’art, les modes vestimentaires, etc. Je me suis intéressé au rôle particulier de certains types d’acteurs dans la diffusion des modèles culturels nord-américains dans la région. Les églises, les médias, et les artistes ont été en première ligne dans la transmission d’images et de valeurs du Nord. Mon article paru dans Géographies et Cultures avait notamment mis en perspective les stratégies d’implantation des réseaux religieux nord-américains en Haïti : hiérarchie catholique étasunienne tissant des liens avec des églises locales déjà très structurées ; dénominations protestantes faisant du prosélytisme et se substituant à l’Etat haïtien dans le domaine social tout en attaquant les croyances traditionnelles haïtiennes (Audebert 2002a). Dans le même temps, les réseaux médiatiques du Nord concurrencent, imprègnent voire se substituent aux médias locaux, à l’instar des grands médias étasuniens ou d’autres pays du Nord, généralistes (HBO, ABC, Voice of America, Réseau France Outre-Mer, BBC Caribbean, etc.) ou ethno-communautaires à destination d’une audience hispano-caribéenne (Univision, Mundovision, HTV, etc.) ou afro-caribéenne anglophone (BET).

Les villes-interfaces, en tant que lieux-relais puis centres de commandement méta-régionaux, ont joué un rôle majeur dans ces dynamiques géopolitiques, économiques et culturelles Nord-Sud dans la Caraïbe. L’organisation à l’échelle méta-régionale des réseaux étasuniens géostratégiques, marchands, financiers, logistiques et culturels s’est opérée à partir des villes-interfaces abritant fonctions de commandement et infrastructures logistiques permettant le contrôle et la densification des échanges avec le bassin caribéen. Ces métropoles mondialisées se sont muées en véritables interfaces marchandes et culturelles entre les Etats-Unis et le reste des Amériques, et ont polarisé en retour les flux migratoires issus de la région. Pour cette raison, je me suis très tôt intéressé au cas de Miami et aux éléments explicatifs de son rôle de porte d’entrée de la Caraïbe aux Etats-Unis (Audebert 2000b).

Au cours du XXe siècle, et en particulier au moment de la Guerre froide, le gouvernement fédéral a assigné à Miami un rôle géostratégique de premier plan dans le bassin caribéen : avant-poste militaire et camp d’entraînement de la CIA, la ville a ensuite été érigée en « vitrine du capitalisme » dans une région sous haute tension. La communauté cubaine anti-castriste accueillie à bras ouverts a, dans ce contexte, bénéficié de toutes les conditions favorables – légales, politiques, économiques – pour pouvoir devenir la clef de voûte de cette interface entre les deux Amériques. Dans le contexte d’une nouvelle division internationale du travail des années 1960 et 1970 déplaçant le centre de gravité de l’activité économique du Nord-Est vers l’Ouest et le Sud des Etats-Unis, Miami est devenue pour la Caraïbe et l’Amérique latine la ville-interface que Los Angeles et San Francisco étaient en train de devenir par rapport au Mexique, à l’Amérique centrale et à une partie de l’Asie orientale. J’ai donc mené une réflexion – encore en cours – sur le concept de « métropole-carrefour », elle-même le résultat de la convocation successive de diverses notions. Celle de « porte d’entrée » migratoire que j’ai développée dans la deuxième moitié des années 1990 (Audebert

1997, 2000b) m’a paru a posteriori limitée car elle ne prenait en compte la métropole que dans sa fonction de polarisation des flux Sud-Nord, sans s’intéresser aux dynamiques historiques contextuelles Nord-Sud qui les avaient rendu possibles. J’ai donc substitué à cette notion initiale la notion de « ville-interface » pour signifier que les mouvements s’opéraient dans les deux sens, que les deux types de dynamiques se nourrissaient mutuellement, et que Miami était le lieu où elles étaient connectées, impulsées et organisées. J’en viens finalement aujourd’hui à privilégier le concept de « métropole-carrefour » qui permet de prendre en compte simultanément les différentes échelles d’analyse de la dimension internationale de Miami : de celle de sa fonction de global city à celle, locale, de la rencontre et de l’interaction entre ses divers groupes ethno-culturels. A ce stade de mon exposé, c’est à la présentation de la première échelle que je me consacre. L’occasion me sera donnée de revenir plus en détail sur l’échelle locale ultérieurement.

J’ai choisi de fonder mon approche de la dimension internationale de la « métropole-carrefour » sur divers critères qui, de mon point de vue, sont révélateurs de la fonction stratégique et du rayonnement méta-régional voire mondial de ce type de métropole. Le premier critère est la présence d’infrastructures logistiques internationales (aéroports, ports, entrepôt, information et communication) dont les réseaux connectent la ville avec l’espace méta-régional (voire mondial dans le cas des métropoles-carrefours les plus importantes) et dont le rayonnement à cette échelle géographique explique la forte polarisation des échanges internationaux. Une traduction envisageable de cette caractéristique localement serait alors la fonction incontournable du secteur logistique international dans l’économie et l’emploi, qui d’ailleurs pourrait en soi constituer un autre critère de définition de la ville-carrefour. Le second critère réside dans la capacité de la métropole à maintenir dans le temps et quelle que soit l’évolution du contexte international une fonction géopolitique et diplomatique déterminante à l’échelle méta-régionale, à travers la présence de consulats, de chambres de commerce binationales et la tenue de conférences interétatiques ayant une portée décisive sur l’évolution géoéconomique méta-régionale ou continentale (le projet de Zone de libre échange des Amériques fut lancé à Miami en 1994). Les deux premiers critères relevant plutôt de la sphère interétatique, fondent un troisième critère, relevant du champ d’action transnational : la mutation de la ville en centre de commandement méta-régional pour les firmes multinationales.

L’aéroport de Miami est le premier du pays (et le 10e mondial) pour le fret international, et le deuxième pour le transport international de passagers derrière New York JFK, et grâce à 69 liaisons directes avec le Sud du continent – dont la moitié avec le bassin caribéen – cette métropole-carrefour polarise à elle seule 80 % de la valeur des échanges marchands aériens entre les Etats-Unis et l’Amérique latine. Les trois ports de Miami constituent aussi la principale interface maritime étasunienne avec la Caraïbe et l’Amérique latine. Une cinquantaine de consulats étrangers (troisième concentration consulaire du pays) et un nombre impressionnant de chambres de commerce binationales s’y sont installés. Une grande part du millier de firmes transnationales présentes à Miami y ont développé leur centre d’opérations caribéennes et latino-américaines, notamment dans les secteurs logistique (FedEx), informatique (Hewlett Packard), médiatique (Discovery Latin America, HBO Latin America), ou énergétique (Exxon Mobil InterAmerica). La forte polarisation des échanges caribéens et

latino-américains par Miami en fait l’interface métropolitaine la plus internationalisée des Etats-Unis, devant l’interface avec l’Asie orientale que représente Los Angeles : par Miami transite 45 % de la valeur des exportations du pays vers l’Amérique latine et 20 % des importations étasuniennes de cette région. Le secteur logistique international constitue une véritable locomotive pour l’économie métropolitaine, avec 14 % du PIB local et 138 000 emplois dans l’activité des entrepôts et le commerce de gros. La polarisation de l’activité marchande et productive caribéenne par Miami entre actuellement dans une nouvelle étape. Après avoir poussé à la création de zones franches industrielles et marchandes dans le bassin caribéen, les milieux d’affaires étasuniens basés en Floride qui contrôlent une part importante des réseaux de production et d’échanges dans la région ont obtenu des autorités fédérales la création d’une zone commerciale internationale à Miami (FTZ-281). La réduction des droits de douane à l’importation sur le marché étasunien et surtout l’exemption de ces droits pour l’exportation de produits finis vise à doper l’industrie manufacturière locale et les activités d’entrepôt et d’import-export, en encourageant la transformation sur place de produits bruts ou semi-finis importés de la Caraïbe et à les réexporter à moindre coût.

Enfin, la dimension culturelle du rayonnement méta-régional des villes-carrefours n’est pas à sous-estimer. Miami et New York ont notamment été des centres d’impulsion et de recomposition de modèles culturels et artistiques issus des sociétés caribéennes ou réappropriés par elles, à l’instar de genres musicaux tels que le Hip Hop, le Dance Hall, le Konpa ou le Merengue, qui ont ensuite connu un succès mondial. Les réseaux caribéens de production et de commercialisation musicale sont d’ailleurs organisés à partir de ces grandes villes. La culture urbaine étasunienne imprègne les modèles culturels et consuméristes des jeunesses caribéennes, qui se construisent une représentation de l’extérieur à travers son prisme. Les pôles organisateurs de la relation asymétrique entre les Etats-Unis et la Caraïbe que sont ces métropoles s’avèrent être aussi les lieux extérieurs les plus connus dans la Caraïbe et les destinations potentielles privilégiées des candidats antillais à l’émigration. Ces critères non exhaustifs et non définitifs qui permettent de saisir la fonction « globale » de la métropole-carrefour me paraissent également pertinents du fait de leur relative portée généralisatrice à d’autres métropoles internationales qui partagent avec Miami nombre de similitudes, même si les contextes géopolitiques et géoéconomiques sont à chaque fois spécifiques. La comparaison serait sans doute éclairante avec Hong Kong ou Singapour dans le contexte du sud-est asiatique, ou avec Dubaï dans le contexte des réseaux migratoires et économiques entre le Moyen-Orient et le sous-continent indien. Dans le cadre de la réflexion sur l’utilité de l’approche transcalaire pour lire la métropole-carrefour, ces critères me permettent aussi de rappeler l’importance de l’analyse du contexte interétatique et du rôle stratégique de certaines villes dans l’étude géographique des acteurs transnationaux. S’il s’est agi ici plutôt de dénouer les logiques globales d’acteurs de la mondialisation « par le haut » comme les grandes firmes transnationales nord-américaines ayant décidé, en prenant pour base Miami, de faire du bassin caribéen leur théâtre d’opérations, mes travaux se sont également attachés à montrer que ces réseaux de la globalisation ont été réinvestis par les acteurs caribéens de la mondialisation par la base. L’analyse de cette consolidation des réseaux transnationaux par dynamique rétroactive (du Sud vers le Nord) s’avère être une

étape essentielle pour appréhender la mise en forme des champs migratoires et leurs incidences locales.