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Chapitre 3. Le prisme migratoire : une réflexion renouvelée sur les sociétés

I. Les approches classiques : l’insularité et ses déclinaisons

Les approches classiques concevant les peuples et cultures de la Caraïbe comme circonscrits dans les limites de leur territoire insulaire participent de la même logique que les visions traditionnelles (modernes) du monde comme un ensemble d’entités territoriales (souvent stato-nationales) discrètes. Elles célèbrent d’une certaine manière l’exclusif et la filiation. Lorsqu’il y a ouverture de l’analyse classique à des logiques opérant au-delà de ces entités socio-spatiales discrètes, elle se limite au cadre des relations entre elles, généralement appréhendées sous la forme de liens de dépendance ou de domination économique, culturelle ou politique de type Nord-Sud.

La notion d’insularité repose sur une géographie de la circonscription, de la discontinuité (limite terre/mer), de l’isolement voire éventuellement de l’enclavement et de l’éloignement, selon une perception construite au prisme de la continentalité dont elle est pensée comme l’antithèse. Autant de prétendues spécificités qui auraient déterminé jusqu’aux modèles économiques et à la mentalité des populations locales, et que le développement « contemporain » des transports et des technologies de l’information et de la communication

auraient récemment rendues caduques. C’est oublier l’inscription de l’essentiel des territoires micro-insulaires du monde dans les réseaux historiques (économiques, marchands, logistiques) de la mondialisation depuis l’époque moderne. A l’extrême, on est allé jusqu’à imaginer un « indice d’isolement océanique » reposant sur le quotient « zone économique exclusive (ZEE) / surface de l’île » ou sur l’ « endémisme » des écosystèmes (Doumenge 1985), que nuancent des notions telles que l’hypo-insularité. Cette dernière relativise la distance géographique par la continentalisation de la condition insulaire via la circulation des modèles sociaux et culturels, et l’intégration de l’île au système-monde via les flux humains, informationnels, logistiques et marchands (Nicolas 2005). Des typologies distinguent les « systèmes insulaires » en fonction de leur statut politique (Taglioni 2006, Sanguin 1997), de leur configuration archipélagique (Gay 1999) et de leur situation plus ou moins périphérique au sein de cette configuration – cf. la surinsularité de Pelletier (1997). L’îléité de Joël Bonnemaison (1991) se réfère à l’espace vécu des insulaires dont les représentations placent l’île au centre de leur univers, aux antipodes de toute considération de relation de type centre-périphérie.24

Une autre approche classique rend bien compte de la situation de lien (post- ou néo-)colonial exclusif que je qualifie pour ma part d’« insularité captive ». L’approche réside dans l’attention portée par l’historiographie de la colonisation dans la Caraïbe aux modalités de l’inscription de la région dans les réseaux du capitalisme mercantiliste atlantique dès le XVIe siècle ; la relation de chaque île avec l’extérieur faisant l’objet de flux captifs dans le cadre d’une relation exclusive au bénéfice de la métropole. La déclinaison contemporaine – néocoloniale selon Glissant – de ce processus est bien connue dans les dépendances françaises ou étasuniennes de la Caraïbe et du Pacifique : implantation du dispositif politico-administratif métropolitain et développement artificiel d’une économie tertiarisée qui fonctionnent exclusivement grâce aux transferts financiers et sociaux injectés par la métropole, dopant le niveau de vie et la consommation de produits importés et limitant au passage les velléités indépendantistes et autonomistes. Dans le même temps, les transferts ont pour effet de saper les initiatives de production locale, d’accroitre les inégalités socio-professionnelles et d’accélérer l’adoption de modèles consuméristes de l’extérieur. Un enjeu majeur de ce système de dépendance intégrale pour la métropole est le bénéfice de la valeur stratégique du territoire insulaire, qu’il s’agisse des ZEE françaises du Pacifique, de l’Océan indien et des Amériques ou de la vitrine géopolitique que représente Porto Rico pour les Etats-Unis dans la Caraïbe (Glissant 1997 (1981), Audebert 2011a, Grosfoguel 1997).

La traduction de la réflexion sur ce thème dans les études migratoires réside dans la prise en compte du cadre politico-institutionnel de dépendance qui, comme cela a été souligné dans la partie précédente, oriente exclusivement les flux migratoires vers la métropole. Une migration de grande ampleur se met en place dans le contexte d’une « mystification coloniale » caractérisée par une représentation sociale et culturelle (image) idéalisée de la métropole que le système de dépendance a su mettre en place via les institutions (école républicaine), le                                                                                                                

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Pour une réflexion notionnelle détaillée sur l’insularité, voir la synthèse de François Taglioni L’île est-elle un

dispositif économique et les normes culturelles et de consommation qu’il a véhiculés. Glissant développe l’idée d’un lien de causalité entre le mécanisme colonial porteur d’aliénation aux Antilles françaises et la situation de « non-communauté » antillaise en migration : l’assimilation culturelle et politique dans les îles aurait miné le potentiel d’organisation communautaire des migrants en France (Glissant, op. cit.).

Tout en reconnaissant une certaine pertinence à cette position (l’image de la « mère-patrie », autodépréciation et valorisation de l’extérieur, etc.), mes recherches y apportent une nuance en considérant que ce n’est pas tant l’assimilation politique et sociale aux Antilles qui aurait érodé tout dessein communautaire antillais en France que l’existence d’un système socio-institutionnel n’encourageant pas l’expression de la différence culturelle dans l’espace public dans l’Hexagone. D’ailleurs, d’autres éléments ayant trait à la géographie résidentielle et sociale de cette population portent à alimenter la thèse inverse, celle d’une conscience ethno-communautaire dont la véritable différence avec les communautés antillaises migrantes d’autres pays (Grande-Bretagne, Etats-Unis, Canada) résiderait plutôt dans le fait qu’elle ne s’incarne pas dans les institutions (Audebert 2008c).

Appréhendée à l’échelle de l’ensemble du bassin caribéen, cette analyse de l’inscription historique des îles dans des réseaux captifs et exclusifs trouve son prolongement dans l’attention portée à la fragmentation géopolitique et culturelle de la région liée à l’insertion des territoires dans des logiques de dépendance postcoloniale ou néocoloniale.25 Les relations Sud-Nord y sont plus développées que les relations intra-régionales et, d’une certaine manière, tout se passe comme si la Caraïbe était restée étrangère à elle-même, ne surmontant que très difficilement les obstacles politico-institutionnels, historiques et linguistiques à son intégration. Les travaux privilégiant une logique explicative de type centre-périphérie s’inscrivent dans cette approche, où l’Etat (néo)colonial joue un rôle central à travers les stratégies militaires et diplomatiques (géostratégie), marchandes (géoéconomie), linguistiques (géographie culturelle) (Wallerstein 1984, Maingot 1994).

Ces analyses en termes de dépendance historico-structurelle ont montré la pérennité sur le temps long des rapports asymétriques entre entités étatiques discrètes. Le leadership des Etats-Unis s’est progressivement substitué à celui des anciennes puissances coloniales européennes dans de nombreuses îles indépendantes, tandis que la logique héritée du lien colonial exclusif a perduré dans un certain nombre de territoires sous tutelle. L’incarnation de l’approche historico-structurelle dans l’analyse migratoire se décline de deux façons, que mes travaux sur la dimension contextuelle des migrations caribéennes ont abordées. D’une part,                                                                                                                

25 Le contexte général de décolonisation progressive d’une grande partie des territoires insulaires dans le bassin caribéen s’est accompagné d’une intégration croissante de certains d’entre eux dans l’orbite économique, diplomatique, culturelle et migratoire étasunienne au cours des XIXe et XXe siècles. Les cas les plus extrêmes se sont traduits par des périodes d’occupation militaire ou de protectorat de facto (Cuba, République dominicaine ou Haïti par exemple). C’est cette situation d’inféodation économique et diplomatique assortie d’une occupation militaire contre l’adhésion de la population que je qualifie de néocoloniale. Elle se distingue de la situation décrite par Glissant (cf. infra). Elle est aussi à distinguer de la situation de maintien d’une forte présence économique, diplomatique et militaire d’une ancienne puissance coloniale dans l’une de ses ex-colonies, que je qualifie de situation postcoloniale.

les rapports de domination et de pénétration Nord-Sud ont impliqué des migrations de travail Sud-Nord. La transition de l’économie de plantation sucrière à l’industrialisation par invitation, à l’extraction minière ou au tourisme s’est opérée via la pénétration des capitaux étrangers et notamment nord-américains dans la région, avec pour corollaire une initiation des flux migratoires dans l’autre sens (Sassen Koob 1988, Maingot 1992, Grosfoguel 1997, Audebert 2007e). D’autre part, en terre d’immigration étasunienne, la fragmentation géopolitique et culturelle de la région d’origine des migrants se lit dans les territoires urbains d’implantation, à la faveur d’un système socio-institutionnel qui l’encourage. La polarisation croissante des Etats-Unis vis-à-vis de migrations issues des diverses aires géoculturelles et linguistiques de la Caraïbe a dessiné des contextes d’installation caribéens atypiques par rapport à ceux d’Europe de l’Ouest. A la différence de Londres, Paris ou Amsterdam, les métropoles new-yorkaise ou miamienne se distinguent par le fait que les minorités ethniques n’y sont plus des minorités démographiques, et par une co-présence de populations anglo-caribéennes, hispano-caribéennes et haïtiennes installées en grand nombre. Mais cette co-présence inédite n’a pas pour autant remis en cause le schéma de fragmentation décrit plus haut. Dans le cas de Miami, j’ai pu mettre en exergue la reproduction en contexte migratoire de la distance entre les diverses composantes ethnoculturelles issues de la Caraïbe, à la faveur d’un transfert de la distinction culturelle originelle (anglophones, créolophones, hispanophones) à l’assignation raciale de la société d’accueil (Hispaniques essentiellement auto-construits comme whites ou mixed d’un côté, Anglo-Caribéens et Haïtiens amalgamés avec les African American dans une catégorie black de l’autre) ayant pour supports contextuels un cadre spatial urbain fortement ségrégé et une différence culturelle inscrite dans le marbre des institutions (Audebert 2005b).