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Chapitre III: Quels réquisits pour une participation de tous à la réconciliation?

III. 1 1 Un travail d’identification claire des vulnérabilités

Le projet de construire une communauté politique présuppose que les auteurs et les victimes de crimes acceptent de participer à la réconciliation. En Afrique du Sud, on s’est attaché à prendre en charge cette exigence fondamentale. Aussi, les initiateurs de la

réconciliation, les dirigeants de l’ANC et du National Party, vont-ils considérer que tous les sud-africains doivent être les acteurs de la mise en œuvre de celle-ci. C’est d’ailleurs à cette condition seulement qu’on peut considérer la réconciliation comme véritablement nationale. Un tel point de vue demande comme préalable d’identifier les vulnérabilités diffuses dans le corps social et susceptibles de constituer une sérieuse hypothèque quant à la participation des individus à la réconciliation.

Si l’on en croit Van Ness et Strong, «Victims and offenders often share at least one common problem: the community treats each as an outcast; each is stigmatized. Both victims and offenders find they threaten many around»62. Mais en quoi les auteurs et les victimes de crimes sont-ils des parias? Comment dépasser ce statut dont les deux auteurs disent qu’il leur est commun? Si les offenseurs et les offensés peuvent être considérés comme des parias, c’est parce qu’ils sont porteurs de la vulnérabilité. Les premiers peuvent être considérés comme des auteurs de la vulnérabilité parce qu’ils sont en mesure de l’infliger tandis que les seconds peuvent en être les objets, ceux qui la subissent. C’est une telle situation qui fait que ceux qui sont jusqu’ici épargnés des pires souffrances, les témoins ou les contemporains des traitements inhumains et dégradants, estiment qu’ils peuvent, à leur tour et à tout moment, subir les pires atrocités, celles endurées par ceux qui sont déjà affectés par les crimes. Prenant acte de la situation de la victime, le témoin peut dire, à juste titre d’ailleurs, «if it happened to her, it could happen to me»63.

La condition de vulnérabilité des victimes peut bien devenir celle des témoins. Cette possibilité est loin d’être une simple vue de l’esprit; cela d’autant plus que le criminel dispose encore de la capacité de violenter, de tuer – les forces armées et de police sont en toujours en place et assurent la sécurité et l’ordre public. Il peut alors toujours récidiver et les individus qui sont jusqu’ici épargnés par les violences peuvent figurer parmi les prochaines victimes. «If he did it once, he will do it again»64, peuvent-ils soutenir en prenant en compte l’attitude du criminel.

Le mérite caractéristique de cette pensée de la vulnérabilité, qu’il faut ici davantage préciser, réside dans le fait qu’elle permet de clairement mettre en évidence le rapport qu’elle entretient avec la responsabilité. S’appuyant sur Goodin, Nadeau souligne que c’est la vulnérabilité d’autrui qui fait de moi un être responsable: «A est vulnérable ou dépendant

62 Daniel Van Ness, Karen Strong, Restorative Justice: an introduction to restorative justice, New Providence, 2010, p. 99.

63 Van Ness et Strong, op-cit., p. 100 64 Van Ness et Strong, op-cit., p. 100

de B si et seulement si les actes de B et/ou ses choix ont un impact important sur les choix de A»65. Dans le cadre du corps social et politique en cours de construction, penser la vulnérabilité reviendra à la penser dans les termes d’une relation entre les individus. La réflexion sur la vulnérabilité est essentielle dans la mesure où elle permet d’identifier l’agent vulnérable et l’agent responsable. Outre son "caractère relationnel", la vulnérabilité a aussi une dimension relative. «Son degré, renchérit Nadeau, varie en fonction de l’impact sur A des actions et/ou des choix de B»66. La vulnérabilité de A dépend de l’étendue du pouvoir de B sur ses actions et/ou ses choix.

Il est important de souligner le fait que la personne responsable n’est pas seulement celle dont les actions ont été malveillantes pour celle vulnérable. Tout individu susceptible d’influencer les intérêts de la personne vulnérable peut être tenu pour responsable. Sans avoir commis de préjudice à l’encontre de la personne vulnérable, tout individu capable de contrer le préjudice qui affecte celle-ci doit être tenu pour responsable. En termes clairs, Nadeau dit que l’on peut être responsable vis-à-vis d’autrui sans avoir provoqué sa vulnérabilité: «Il est possible que la meilleure personne pour compenser les victimes d’un crime soit l’agent fautif lui-même; mais il est tout aussi possible qu’il s’agisse d’autres agents n’ayant rien à voir avec ce crime en particulier»67. Si les témoins des crimes peuvent participer à la consolidation de la paix sans en prendre l’initiative, ils seraient responsables d’un retour de la violence. Dans cette perspective, les victimes éventuelles seraient dans une situation de vulnérabilité à leur égard.

L’élucidation des caractères relationnel et relatif de la vulnérabilité est importante. Elle met clairement en évidence le fait qu’en établissant, dans le cadre du corps social et politique en cours de construction, un rapport de réciprocité, on pourrait alors plus efficacement lutter contre la vulnérabilité, autrement dit consolider la paix et favoriser la démocratisation. Un projet commun auquel les victimes et les criminels s’associent pourrait garantir une dépendance réciproque, une interdépendance, et tendre à égaliser les relations de pouvoir.

65 Christian Nadeau, «Conséquentialisme et responsabilité collective», Archives de philosophie du droit, n°. 48, 2004, p. 239- 252.

66 «Conséquentialisme et responsabilité collective», p. 245. 67 «Conséquentialisme et responsabilité collective», p. 246.