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Chapitre IV: Pratique de la justice réparatrice: les Commissions Vérité ou l’absolue

IV. 3 2 La problématique du pardon dans la pratique de la réconciliation

Pour les pays qui émergent de violence politique, le pardon occupe une place de choix. Pourtant, il faut souligner le fait qu’il appartient, au premier abord, à la sphère de la morale et de la religion. En tant que tel, il est étranger au terrain politique et au champ juridique. Acte de part en part gratuit, le pardon ne poursuit pas d’objectif. Il installe une relation binaire. Telles sont les trois conditions que Jankélévitch104 considère comme essentielle à la définition du vrai pardon. Si le pardon lie deux personnes, on peut, dans le contexte de la pratique de réconciliation nationale, supposer que les protagonistes sont constitués par les offenseurs et les offensés. Dans bien des cas cependant, les victimes directes de la violence sont mortes. On devra alors considérer que la relation de pardon met aux prises les victimes indirectes, les proches des victimes, et les auteurs de crimes. Dans la

notion de pardon, il y a l’idée que pour être accordé, il doit être demandé. On peut alors logiquement considérer que ce sont les auteurs de crimes qui sollicitent le pardon aux victimes, directes ou indirectes. Pourtant, il arrive que les offenseurs refusent de demander pardon et/ou les offensés de l’accorder. Selon Braithwaite, il serait malvenu de demander aux victimes de pardonner: «Many of us believe that if we can create spaces that give victims an opportunity to discover how they might bring themselves to forgive, this is the most important thing we can do to promote the healing of both the victims themselves and those who hurt them. Yet it is wrong to ask victims to forgive and very wrong to expect it of them. Forgiveness is a gift victims can give. We destroy its power to making it a duty»105.

Exiger le pardon revient à prendre le risquer d’introduire les victimes dans une sorte de comédie du pardon. Celui qui exige le pardon ne tient pas, en effet, compte de la douleur, de la colère, en somme, du ressentiment de l’offensé. Le travail sur les émotions personnelles est un préalable à l’avènement du pardon. Un tel labeur est étroitement lié au vécu émotionnel des victimes. En d’autres termes, il y a des étapes que les victimes doivent parcourir pour pouvoir pardonner. Ces dernières ont directement à voir avec l’évolution individuelle des blessures des victimes c’est-à-dire leur gravité, leur profondeur et leur mode de cicatrisation. Pour certains criminels, demander pardon équivaut à renier leur identité. La position de Peter Botha est, de ce point de vue, révélatrice: «Ce que je fais, je l’ai fait parce que j’estimais agir au mieux pour l’Afrique du Sud étant donné les circonstances. (…) Je ne demanderai pas l’amnistie, ni demain, ni après demain. Je ne demanderai pas pardon d’être un Boer, un Afrikaner»106.

L’aporie peut, comme cela apparaît dans ces propos, être vraiment réelle. Le rejet du pardon par les auteurs et/ou par les victimes vient essentiellement du fait qu’il est étranger au terrain de la politique et au champ du droit. L’y introduire revient à consacrer une étrange confusion des ordres. «Je demande pardon pour mes péchés à Dieu mais en aucun cas je ne demanderai pardon à la Commission de Vérité et de Réconciliation»107. Pour Pinochet, seul Dieu est capable de pardonner. Pour surmonter ces difficultés, il faut lever les ambiguïtés attachées au concept. Il s’agira de montrer que le pardon peut être laïcisé et qu’il est possible de le sortir du cadre strictement binaire où Jankélévitch semble

105 Restorative Justice and Responsive Regulation, p. 15. 106 Cité par Lefranc, op-cit, p. 136.

l’avoir enfermé. Arendt jouera un rôle déterminant dans la laïcisation du pardon. Selon elle, il est nécessaire de libérer le pardon de la référence et de la dépendance divine. «C’est Jésus de Nazareth qui découvrit le rôle du pardon dans le domaine des affaires humaines. Qu’il ait fait cette découverte dans un contexte religieux, qu’il l’ait exprimé en langage religieux, ce n’est pas une raison pour la prendre moins au sérieux en un sens strictement laïc»108.

Chez Arendt, laïciser le pardon, le mettre à hauteur d’homme, c’est reconnaître, contre la position de Pinochet, «qu’il est faux que Dieu seul ait le pouvoir de pardonner»109. Dans la suite du texte, Arendt dit qu’à l’instar de Dieu, l’homme est capable de pardonner. On pourrait dire que le pardon humain imite, au sens platonicien du terme, celui de Dieu. Ce qui est surtout intéressant dans l’argumentation d’Arendt, outre la laïcisation, c’est le fait que la religion comme la morale en arrivent à montrer que le pardon n’est pas seulement une relation entre deux individus. Il peut requérir la présence d’un tiers. Il est possible pour un individu de pardonner à un autre au nom de Dieu devant les hommes ou au nom de la communauté. Dans le cadre des Commissions Vérité, l’État peut jouer le rôle du tiers.

Malgré l’apparition de la figure d’un tiers médiateur, certains considèrent que le pardon n’est pas une notion pertinente en contexte de transition. Cela s’explique surtout par le fait que le recours à la notion est promotion d’exigences beaucoup trop fortes dont on a du mal à voir comment elles peuvent advenir entre les victimes et les bourreaux. Face aux difficultés de promouvoir le pardon entre les auteurs et les victimes de crimes, les gouvernants d’États qui émergent de conflits politiques décident d’user de l’amnistie, équivalent juridique du pardon.