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Chapitre III: Quels réquisits pour une participation de tous à la réconciliation?

III. 1 2 Initier un projet commun aux offenseurs et aux offensés

III. 3. Un type de médiation susceptible de garantir un consensus sur fond de dissensus

L’enjeu est d’amener les différents protagonistes à passer d’une polarisation violente et meurtrière à une polarisation adversative qui permet de fonder, entre adversaires devenus des partenaires engagés dans le dialogue, un désaccord raisonnable. Pour atteindre un tel objectif, la médiation ne pourra pas être focalisation systématique sur les victimes. Elle devra plutôt porter sur l’échange, le dialogue offensés/offenseurs. Pour prendre toute la mesure de la médiation ainsi considérée, il semble important d’établir le contraste entre le caractère neutre et impersonnel de la justice pénale qui, en général, exclut les victimes des procédures d’administration du châtiment avec l’option résolument prise par la justice réparatrice de faire activement participer les victimes en leur donnant directement la parole. Cette différence d’approche trouve son fondement ultime dans une interprétation différente de l’offense par les deux systèmes de justice.

La justice pénale considère que l’offense est d’abord et avant tout une violation de la loi. S’il n’y a pas de règle de droit sanctionnant l’infraction commise, le criminel ne court pas le risque de se voir infligé une peine. Outre cette dimension essentielle, la justice pénale met à l’écart et cherche à éviter tout rapport direct entre les victimes et les accusés. En se voulant impartiale, elle neutralise l’expression publique du sentiment pourtant naturel de vengeance qui habite beaucoup de victimes. Contre un tel point de vue qui semble indifférent ou, tout au moins, ne cherche pas à prendre en charge le ressentiment des victimes en n’en permettant pas l’expression publique, la justice réparatrice met, quant à elle, l’accent sur le fait que l’offense est, en premier lieu, une violation de la personne de la victime. Aussi, suscite-t-elle chez cette dernière un sentiment de vengeance à laquelle la justice pénale même lorsqu’elle met en branle le châtiment ne trouve pas toujours un débouché susceptible de la contenir, de la limiter.

L’exclusion des victimes des procédures de règlement des conflits est une des faiblesses du système moderne de la justice pénale. Métayer a mis en évidence cette faiblesse du système de justice pénale moderne: «Notre système judiciaire comporte une

carence importante qui est l’envers négatif de son caractère neutre et impersonnel: il ne permet pas l’expression du ressentiment naturel qui habite de nombreuses victimes»73. D’ailleurs, aujourd’hui, on a davantage pris conscience de cette carence de la justice pénale et on s’évertue à explorer les moyens susceptibles d’aider à la pallier. De plus en plus dans les cours et tribunaux, on reconnaît aux victimes le statut de témoins qui leur permet, lors des procès, de pouvoir prendre la parole.

Il pourrait être intéressant d’un point de vue de la sociologie de la connaissance de chercher à savoir si la justice réparatrice a contribué à influencer la réorientation en cours de la justice pénale dans le sens de donner plus de considération et dans la volonté d’intégrer davantage les victimes aux déroulements des procès par la prise de parole. En prenant acte du fait que l’on ne cherche pas, dans le cadre de ce travail, à trancher la question du degré d’une influence éventuelle de la justice réparatrice sur la conduite de la justice pénale contemporaine, il convient de souligner le fait que l’intérêt de l’échange entre auteurs et victimes de crimes peut être situé à un double niveau.

Il faut pourvoir aux offenseurs l’opportunité pour qu’ils se défendent. Cela semble d’autant plus juste que se défendre ne signifie nullement, de prime abord, être disculpé de ce dont on est accusé. On entrevoit ici les conditions qui, dans le cadre de la justice pénale, sont indispensables à un procès équitable. La stratégie est de faire participer à la fois les auteurs et les victimes de crimes à la réconciliation pour que la narration que l’on cherche à produire ne soit pas le fait exclusif d’un des deux camps. On pourra, sous un tel angle, éviter que l’histoire de la violence soit celle écrite par les vainqueurs. Les auteurs de crimes pourront apporter des précisions sur les rôles qu’ils ont effectivement joués. Un tel point de vue s’explique par le fait qu’ils peuvent, dans certains cas, être injustement accusés.

Du côté des victimes, il faut explorer ce que l’on pourrait appeler la présomption de véracité. La possibilité des criminels à relativiser voire à contester les versions de la narration des victimes permet d’ailleurs de prendre la pleine mesure de la dite présomption. Des victimes, très souvent, en arrivent à pointer du doigt des individus qu’ils considèrent comme étant les assassins de leurs proches. On ne peut pas douter de la réalité des assassinats. Les morts sont bien morts. C’est un fait incontestable. Gaborit souligne

justement à ce propos qu’on ne peut pas «cacher aux proches l’absence de personnes manquantes»74.

Par contre, on peut réfuter l’accusation de certaines victimes en prouvant que les meurtriers désignés ne sont pas les vrais. Leman-Langlois donne l’exemple de Sicelo Dlomo dont la mère Sylvia Dlomo «avait témoigné devant le HRC en avril 1996 accusant la police d’avoir tué son fils. Pourtant, quelques mois plus tard, ce sont les amis de ce dernier, militants de l’ANC, qui déposèrent une demande d’amnistie pour son meurtre, à la consternation générale»75. Sans la demande d’amnistie des meurtriers, on ne saurait peut- être jamais les véritables assassins du jeune étudiant.

A ce niveau de l’analyse, on cherche à introduire, dans le corps social, du dialogue qui peut se révéler contradictoire mais non violent, des éléments importants de démocratisation. C’est à cette condition que l’on pourra considérer que les processus de paix sont équitables, qu’ils se fassent entre parties égales. Chacun a droit à la parole et peut produire sa version des faits. Sur la base d’un tel travail, on installe, de manière graduelle, les prémisses d’un État de droit démocratique. Le travail d’éducation politique tel qu’on vient d’en établir les contours est ambitieux. Si le pari qu’il se fixe est gagné, un pas décisif certes difficile, lent voire risqué mais sûr sera accompli vers la démocratisation. Un pas difficile et risqué parce qu’ôter à la haine son éternité, pour parler comme Plutarque dans sa

Vie de Solon, le geste politique par excellence, celui au fondement de la cité que l’on

cherche à instituer, demande de la patience, de la clairvoyance et de la détermination. On a essayé de montrer pourquoi le processus de réconciliation doit être le plus inclusif possible. On a aussi vu qu’une théorie de la responsabilité interpellant les différents protagonistes est indispensable au projet de large participation à la réconciliation. Les notions de responsabilité positive et de responsabilité négative sont les concepts charnières sur lesquels repose la volonté d’amener les auteurs et les victimes à s’engager à la réconciliation. Il faut toutefois dire que l’on a besoin de tenir compte des dimensions temporelles du passé et de l’avenir. Dimension de l’avenir parce, au fond, l’objectif est de faire en sorte que la société puisse user de moyens non-violents pour régler les différends en son sein et référence au passé afin qu’une compréhension du mal puisse permettre à la société de tirer des leçons de l’histoire douloureuse pour empêcher la reproduction de la

74 Pascaline Gaborit, «Mémoire, oubli et réconciliation dans les sociétés post-conflictuelles: l’exemple du Cambodge», Interrogations – Revue pluridisciplinaire en sciences de l’homme et de la société, n°. 3, L’oubli, décembre 2006, p. 22-42.

violence. Cette attention portée au passé et à l’avenir ne pourra être articulée que si on tient compte du fait que le présent est le temps qui permet l’organisation du souvenir et la projection dans le futur. Ainsi, en en perçoit-on la valeur centrale.