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un processus caractérisé par une diversité normative

Pour Farrell & Hooker (2013, 2014), les caractéristiques des problèmes de design (en tant que problèmes pernicieux) peuvent en effet être ramenés à trois conditions : la complexité, la finitude et la diversité normative.

La notion de diversité normative décrit l’existence (et la mise en conflit) des différents systèmes de valeur des acteurs qui interviennent au cours du processus (Farrell & Hooker, 2014; Rittel & Webber, 1973), à tel point que : « design activity is replete with appeal to norms/values » (Farrell & Hooker, 2014, p. 33).

Puisque les problèmes de design sont caractérisés par la complexité et la finitude des ressources, alors il n’y a pas de solutions vraies ou fausses (Rittel & Webber, 1973). La conception est caractérisée non pas par l’adoption d’une solution optimale, mais par l’adoption d’une solution « satisfaisante » (Simon, 1996; Visser, 2009) : « plutôt que de chercher la solution optimale qui soit la meilleure de toutes les solutions possibles (optimisation), les concepteurs cherchent des solutions acceptables et satisfaisantes » (Visser, 2009, p. 67).

Les couples problème-solution ne sont ni faux, ni vrais, mais « bons » ou « mauvais» c’est-à-dire qu’ils ont plus ou moins de valeur au regard des différents acteurs, qui ont différents systèmes de valeur et inté-rêts : « their judgements are likely to differ widely to accord with their group or personal interests, their special value-sets, and their ideological predilections »(Rittel & Webber, 1973, p. 163).

Ceux-ci peuvent rentrer en conflit. Les designers doivent en effet faire face à la question de la  créa-tion de valeur, en prenant compte des différents systèmes de valeur des clients, des utilisateurs et des

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parties prenantes : «Designers also often find themselves with a set of client values that, in the parti-cular case, are mutually competitive and require an apt compromise to deliver best value to clients »

(Farrell & Hooker, 2014, p. 36). Dans le design de services, par exemple, on cherche en effet a minima à concevoir un service qui a de la valeur pour les utilisateurs et pour les prestataires de services, comme le signalent certaines définitions : « Service design aims at designing services that are useful, usable and desirable from the user perspective, and efficient, effective and different from the provider perspective » (Mager & Sung, 2011, p. 1). Mais au-delà de ces deux acteurs (utilisateurs et prestataires), les services constituent des réseaux sociotechniques et socio-économiques dans lesquelles interagissent et colla-borent beaucoup de parties prenantes : des équipes de conception, des utilisateurs, des partenaires, des prescripteurs, des infrastructures, du personnel de front et de back-office… (Bergman et al., 2007; Han, 2010; Krippendorff, 1989).

Une partie importante de l’activité des designers consiste alors à arbitrer entre les différentes valeurs, par exemple entre efficience et résilience, ou entre coût et qualité : “the most fundamental question that a designer must ask is, whose values and which of those values are the legitimate basis for making design decisions.” (Farrell & Hooker, 2014, p. 36).

Mais les travaux montrent également qu’au-delà d’effectuer des arbitrages, les designers s’efforcent également de démontrer et argumenter la valeur de leurs propositions. Eux-mêmes ont une vision de ce que devrait être cette valeur «it should be clear that the [designer] is also the player in a political game, seeking to promote his private vision of goodness over others’» (Rittel & Webber, p. 169). Celle-ci « struc-ture les termes et le style persuasif avec lesquels les propositions de design sont argumentées » (Farrell & Hooker, p. 32). Certains travaux montrent en effet qu’une partie importante de l’activité des designers est dédiée à convaincre (Erickson, 1995; Krippendorff, 1989), vendre, communiquer (Blomkvist, 2014), obtenir des budgets ou des validations de projets (Whyte et al. , 2007), c’est-à-dire à démontrer la valeur de leurs propositions auprès de différents interlocuteurs. Alors, la diversité normative caractéristique du design (la présence simultanée parfois conflictuelle de différents systèmes et régimes de valeur), se résout dans l’élaboration d’un compromis autour d’une solution « satisfaisante » pour un réseau d’ac-teur. A tel point qu’on peut considérer le design comme une recherche stratégique sur la valeur future (Kimbell 2011) répondant à un ensemble de cadres de valeurs : « [the design process] take the form of a strategic pursuit of value, constrained by satisfying a collection of norms » (Farrell & Hooker, 2014, p. 39).

2/ Le design structuré par des dynamiques d’intéressement

À notre sens, ces dynamiques renvoient aux phénomènes d’intéressement décrits par Akrich et al. (1988). Les auteurs montrent en effet comment l’innovation est organisée autour de la création, la structuration et l’animation d’un réseau de parties prenantes, qui entrent dans des processus d’intéressement et d’enrôlement. L’innovation est toujours le produit d’un réseau d’acteurs qui la façonne et qui la porte. Alors, les concepteurs doivent constituer un réseau de parties prenantes supportant la conception du service et sa réalisation. Ceci passe notamment par la rencontre de multiples acteurs qu’ils cherchent à intéresser. C’est dans ces rencontres que se jouent la diversité normative identifiée par Farrell & Hooker (2014) et Rittel et Weber (1973).

SI elles sont « réussies », ces rencontres peuvent mener à l’enrôlement des acteurs dans le réseau (Akrich et al., 1988). Cela signifie que les acteurs que les concepteurs souhaitaient enrôler ont adhéré à la proposition de qualification présentée par les designers. Souvent, néanmoins, l’accord trouvé n’est pas total et les acteurs intéressés vont proposer des qualifications alternatives afin d’aboutir à un com-promis. Celui-ci va redéfinir et négocier la valeur du service futur.

Qu’elles soient « réussies » ou non, ces rencontres conduisent nécessairement à la transformation du réseau qui porte le service futur et à celle de la définition de la valeur du service futur.

Si les partenaires potentiels ne sont pas intéressés, les entrepreneurs (ou les concepteurs) ne peuvent pas poursuivre leur tentative avec la même configuration de caractéristiques du service futur (c’est-à-dire la même proposition de valeur).

Ils doivent imaginer de nouvelles propositions susceptibles d’intéresser des acteurs.

Han (2010) montre ainsi que les différents acteurs qui font partie de l’écosystème du service et de sa conception jouent un rôle crucial dans la définition même du service en cours de conception : tous, contribuent à la fois à la mise en œuvre du service et à la création de valeur dans ce qui est qualifié de « constellations de valeur » (Normann & Ramirez, 1993). Bergman et al., (2007) montrent comment, dans la conception d’un service, il y a à la fois une écologie fonctionnelle d’acteurs et une écologie poli-tique des acteurs (les acteurs qui ont un pouvoir organisationnel de décision et/ou un contrôle des ressources à attribuer).

Les acteurs des deux écologies interagissent et tous contribuent à définir le service, ses caractéris-tiques et sa valeur au cours de leur conception : tout changement dans le « sociogramme » de l’innova-tion induit des changements dans le « technogramme » de l’innovade l’innova-tion (Doganova, 2010; Latour, 1987). Chaque rencontre met à l’épreuve le compromis sur les caractéristiques et la valeur d’un service futur. C’est dans ces rencontres que semblent s’élaborer les compromis sur la valeur des artefacts futurs.

C’est dans les négociations entre les acteurs sur l’identification et la sélection des caractéristiques à retenir ou non pour définir les produits et leur valeur que semblent se jouer la construction et l’anima-tion d’un réseau d’acteurs (Callon & Muniesa, 2003; Akrich et al., 1988).

Or, les activités pratiques sur lesquelles reposent ces conflits et leur résolution ont fait l’objet de peu d’études. Dans les travaux qui mettent en valeur la diversité normative du design (Farrell & Hooker, 2013, 2014; Rittel & Webber, 1973), l’analyse laisse apparaître le fait qu’il est question d’évaluations et de jugements parfois divergents entre les acteurs. Visser (2009) identifie également des phases «d’évaluation» des représentations des couples problèmes-solutions (génération, transformation, éva-luation). Mais la manière dont s’opèrent ces conflits, ces ajustements et ces compromis entre les acteurs d’un réseau en train de se constituer est peu connue. Et ce, quand bien même il apparaît qu’elle joue un rôle critique en contribuant à définir les caractéristiques du futur service et sa valeur.

Les travaux concernant les dynamiques d’intéressement (Akrich et al., 1988) montrent, eux, combien l’innovation est le produit d'un processus collectif, éminemment social et politique, et qu’elle se trans-forme (sur un modèle tourbillonnaire) au gré des enrôlements des acteurs. Mais nous ne savons que peu de choses sur la manière dont les phénomènes fonctionnent en pratique : ce que font les acteurs, comment ils établissent leur intérêt, comment s’élaborent les compromis.

Ces travaux suggèrent alors d’élargir la perspective de l’analyse du processus de conception pour sortir d’une approche individuelle et s’intéresser au réseau d’acteurs qui porte et réalise la valeur d’un service futur.

Il s’agit de comprendre le design comme une activité de création de sens et de qualification : les concep-teurs élaborent des artefacts caractérisés par une configuration singulière de qualités, à laquelle est attribuée de la valeur.

Nous envisageons le processus de conception comme une activité tournée vers la réalisation d’une valeur qui est élaborée en co-construisant un « problème » et une « solution ». Ce processus est avant tout un processus social et politique, au cours duquel différents acteurs avec des visions différentes et conflictuelles élaborent la valeur future d’un service. Les concepteurs intéressent des acteurs et élaborent les compromis sur la valeur imaginée nécessaires à sa réalisation, contribuant ce faisant à la construire.

Or, dans la conception de services, il s’agit non seulement d’élaborer une valeur virtuelle car non réali-sée, mais encore une valeur immatérielle et expérientielle, que nous allons nous attacher à décrire dans la section suivante.

II/ LE DESIGN DE SERVICES