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1/ De la présentification à la démonstration de la valeur

La notion permet en outre d’interroger le rôle de représentations fidèles ou non-fidèles dans les épreuves de valuation.

Les travaux sur les prototypes et visualisations du design de services tendent à suggérer que plus la représentation est fidèle, meilleure est l ‘évaluation du service futur, et que seules des raisons budgé-taires limitent les choix. Or, ce n’est pas le cas. Nous avons déjà vu que certaines propriétés matérielles tendaient à suggérer la plus ou moins grande possibilité de compromis (voir les idées « brouillon » et d’espace perceptuel évoquées dans la section précédente). Le choix d’un mode de représentation au détriment d’un autre pourrait être lié à cette capacité plus ou moins grande de réaliser matériellement un compromis dans la production de la représentation.

Les travaux sur les valuation devices montrent comment ceux-ci, intervenant dans la conception de virtualités, ne doivent pas nécessairement être envisagés comme des descriptions passives et fidèles d’une réalité future (Doganova 2011), c’est-à-dire dans un rapport uniquement de spécification (Goel, 1995 ; Visser, 2009). Les notions d’ouverture et fermeture ou de rôle commissionnaire ou médiateur des objets intermédiaires (Jeantet et al., 1996 ; Mer et al., 1995, cf. supra) tendaient en effet à suggérer que, au moins ponctuellement, les représentations n’ont pas que vocation à représenter fidèlement les produits ou services en cours de conception.

Mobiliser la notion de valuation device permet de dépasser une approche réaliste (Doganova, 2011) ou essentialiste (Doganova & Eyquem-Renault, 2009) des dispositifs, qui considère que la fonction prin-cipale des dispositifs (représentations) consiste à représenter fidèlement une réalité qui existe par ail-leurs (Doganova, 2011 ; Doganova & Eyquem-Renault, 2009) ou qui va exister telle quelle.

Au-delà de et dans l’explicitation de ces caractéristiques, certains objets semblent jouer un rôle spé-cifique dans l’intéressement d’acteurs parce qu’ils sont mobilisés et investis d’un rôle de démonstra-teurs (Rosental, 2009) de valeur (c’est-à-dire à la croisée de la preuve et de la persuasion, voire du spectaculaire ; Rosental, 2007). Ainsi, tout comme Kirsh (2010) et Blomkvist (2014) montraient com-bien les modèles et prototypes de services permettaient de démontrer la faisabilité des services, les

business models cherchent à fournir les preuves de la faisabilité d’un projet d’innovation, et permettent de gagner l’intérêt de parties prenantes en mobilisant à la fois le registre de la preuve et de la persua-sion, et les éléments logiques et rhétoriques des éléments qu’il contient (Doganova & Eyquem-Renault, 2009). Il s’agit à la fois d’argumenter et de démontrer la valeur du projet, ainsi que sa capacité à exister.

III/

C’est également le même type de mécanismes à l’œuvre lors des dossiers de candidatures à l’ACCRE pour les créateurs d’entreprises, qui doivent tout à la fois démontrer et argumenter la valeur de leur offre et leur capacité à mettre en œuvre le projet d’entreprise (Giraudeau, 2011, 2013) en constituant un dossier (voir chapitre 1).

Dans ce dossier, le candidat doit notamment fournir un certain nombre de « preuves » de l’intéresse-ment d’autres acteurs (par exemple : réalisation d’une étude de marché, accord préalable avec au moins un associé pour créer une SARL, évaluation des capitaux dont pourra disposer le candidat, qui suppose pour cela que des financeurs potentiels aient déjà été rencontrés et intéressés, etc.).

Dans ce cas, le dossier permet la démonstration de la valeur, qui repose à la fois sur la démonstration de la qualité du projet, mais également sur la mise en scène de l’intéressement d’autres acteurs. La valua-tion des services futurs est aussi relavalua-tionnelle : ceux-ci « valent » aussi par leur capacité à intéresser d’autres acteurs (Doganova, 2010), et c’est le dossier qui l’incarne. C’est en démontrant la valeur de l’offre et sa capacité à intéresser d’autres acteurs par le biais du dossier que les porteurs de projets peuvent intéresser l’institution de financement.

Ces éléments suggèrent ainsi un rôle actif, voire performatif, des représentations dans leur capacité à « faire exister » ce qu’elles représentent et sa valeur qu’il s’agira d’interroger. Alors, les valuation devices

sont « des moteurs plus que de simples caméras » (Kornberger & Carter, 2010, p. 333).

2/ Performativité & valeur prosthétique des représentations

Quattrone et al. (2013) en appellent à s’intéresser au « pouvoir imaginatif » des inscriptions et repré-sentations : leur capacité à envisager ce à quoi les business, les marchés ou les produits-services pour-raient ou devpour-raient ressembler. Ils suggèrent donc d’observer comment les représentations créent des manières particulières de représenter et d’intervenir dans des situations de valuation, c’est-à-dire d’in-terroger leur performativité.

Là où, on l’a vu, l’imagination joue un rôle central dans les activités de valuation (Dewey, 2011 ; cf. supra) en permettant d’entrevoir les potentialités d’une situation et en faisant émerger des idéaux que l’on s’efforce de concrétiser, la question du « pouvoir imaginatif » des représentations, dans ses différentes modalités matérielles paraît donc un aspect important à interroger.

Ainsi, si le business model « fonctionne », ce n’est pas parce qu’il est une représentation « fidèle » du futur business (ce que ses détracteurs ont raison de souligner ; Doganova & Eyquem-Renault, 2009), mais parce qu’il fédère des acteurs et représente une valeur en même temps qu’il la provoque.

Le business model peut être considéré comme le modèle réduit d’une nouvelle entreprise, produit, service, qui a pour but de démontrer sa faisabilité et sa valeur à des partenaires dont l’enrôlement est nécessaire (Akrich et al., 1988). Ce modèle réduit est construit dans le but de produire ces rencontres, au cours desquelles il est performé par son inscription dans un document et sa manifestation matérielle à un public. Le collectif engagé dans cette performance (les entrepreneurs, leur business model, les partenaires potentiels) est formé et façonné à travers ces rencontres, en même temps qu’il inscrit et présentifie une hypothèse de valeur. En tant que démonstration, le business model est performatif dans la mesure où il construit à la fois l’objet et le public de la démonstration : la nouvelle entreprise (ou le nouveau service) et son réseau. C’est dans le processus de fabrication de la démonstration, qu’il enrôle les acteurs qui rendent la valeur du nouveau projet possible (et non pas forcément réalisée telle quelle dans le futur). Celle-ci fera ensuite l’objet de négociation, requalification et compromis entre les acteurs du réseau ainsi constitué. Si le business model représente cette nouvelle réalité, c’est parce qu’il en est à la fois un porte-parole (Akrich et al., 1988) et un outil pour le construire (Doganova & Eyquem-Renault, 2009).

Autrement dit, le business model présentifie une forme « prosthétique » de la valeur (Caliskan, 2007), qui n’a pas nécessairement vocation à être réalisée en tant que telle. Cela suggère dès lors un lien entre rôle des valuation devices et nature ou statut de la valeur au cœur de l’épreuve, que nous chercherons également à interroger.

CONCLUSION :