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La notion de valuation device permet par ailleurs de comprendre comment les représentations agissent comme support des conflits et des compromis.

1/ Divergences & alignement par les valuation devices

Les travaux montrent bien que c’est à travers les valuation devices que les compromis se font : ce sont eux qui organisent les confrontations, mais ce sont également eux qui structurent la convergence des acteurs.

On peut évoquer par exemple la « Technology list », analysée par Doganova et Karnøe (2015). S’intéressant à la construction du marché des clean tech, ils analysent l’établissement d’une liste des « meilleures techniques disponibles » (en l’occurrence ici de réduction des émissions d’ammoniaque pour les fermes d’élevage) par le Ministère de l’Environnement danois. La législation danoise impose en effet aux éleveurs des limites d’émission d’ammoniaque. Figurer dans la « Technology List » du Ministère de l’Environnement représente donc pour une entreprise l’opportunité d’être positionnée comme l’un des rares produits que les éleveurs seraient contraints d’acheter s’ils veulent accroitre leur production. Néanmoins, cette liste fait figurer plusieurs variables dans des tableaux (par exemple la réduction du volume d’ammoniaque émis ou le coût de la solution ; Doganova & Karnøe, 2015).

Ces tableaux (et en particulier l’estimation des coûts) sont cruciaux à la fois pour le gouvernement, qui décide alors si la solution est raisonnable et n’est pas trop couteuse (ce qui a des effets sur l’applicabilité de la législation), et pour les éleveurs, qui doivent décider quelle « meilleure technique » choisir et ache-ter. Dès lors, l’inscription sur la liste et l’établissement de ces chiffres est, en soi, un enjeu de contro-verses. La classification, en tant qu’elle fait intervenir et négocier de multiples acteurs (gouvernements, laboratoires, experts, entreprises de clean tech, éleveurs) est alors le produit d’un effort collectif. C’est le valuation device (la liste) qui cadre les caractéristiques et leur mesure, qui suscite le conflit sur les caractéristiques à conserver et sur leur mesure. Puis c’est par convergence autour de cette classifica-tion que s’élabore un compromis entre les acteurs.

De la même manière, Beunza & Garud (2007) analysent la manière dont l’entreprise Amazon à sa créa-tion est valuée par des analystes financiers. Ils montrent que ceux-ci produisent des rapports qui

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nissent des cadres de calcul (calculative frames) ou des cadres de valuation (Stark, 2009) concurrents composés de :

- Catégories : Amazon est identifiée comme « une compagnie internet » ou « une librairie » ; - Analogies : Amazon est comparée à Dell ou à Barnes & Noble ;

- Métriques : Sa valeur réside dans ses revenus ou dans ses profits.

C’est leur mise en conflit et en négociation par le biais des rapports qui contribue à former la valuation d’Amazon, malgré l’incertitude qui entoure l’entreprise à ses débuts.

Ainsi, si la formule DCF (voir plus haut) permet de configurer la rencontre entre acheteurs et vendeurs potentiels de projets de R&D pharmaceutiques, c’est bien parce qu’elle permet d’aligner (littéralement) les valuations des différents acteurs, en les affichant côte à côte dans le classeur EXCEL ou le logiciel spécialisé. Alors, les acteurs sont en capacité de calculer, recalculer mais aussi débattre et négocier des différents termes de la formule, mis en regard matériellement par les lignes et colonnes du tableur (Doganova, 2011). Les cadres de valuations sont littéralement alignés par le dispositif, qui structure ainsi la discussion (Doganova, 2015).

Autrement dit, la notion de valuation devices permet d’interroger les effets des représentations dans le travail collectif (parfois conflictuel) sur la valeur des services futurs. C’est parce que les représenta-tions rendent la combinaison des hypothèses de valeur visibles et manipulables qu’elles permettent des opérations sur la valeur, notamment des opérations de cadrage de la valeur et d’alignement des acteurs (Doganova, 2015).

Dès lors, il s’agit d’interroger les effets de la matérialité des représentations sur leurs rôles dans les opérations de valuation, et notamment dans leur capacité de circulation et de constitution d’un réseau d’acteurs.

2/ Mais la matérialité des représentations forme et contraint également les

valuations.

La matérialité des représentations tend à cadrer les valuations elles-mêmes. Par exemple, Pollock & D’Adderio (2012) analysent la construction et la mobilisation d’un dispositif de classement (le « cadran magique », voir figure 18) qui repose sur une matrice en deux axes. Les auteurs montrent alors que ce dispositif fait plus qu’aider à la production ou à la communication du marchés, il participe activement à sa formation. Les classements font plus que noter ou décrire : ils interviennent dans la réalité qu’ils observent (Pollock & D’Adderio, 2012), notamment parce qu’ils changent la manière dont les acteurs

sont les contraintes socio-matérielles des matrices qui forment ces représentations du marché, c’est-à-dire leurs contraintes et affordances.

Les matrices permettent de placer un certain nombre d’acteurs sur le schéma sous forme de points. Les consultants ne peuvent pas surcharger l’image (Quattrone et al., 2013) pour deux raisons. D’abord, cela produirait une image difficile à lire et à comprendre pour les clients. Surtout, cela donnerait l’impression d’un marché trop complexe, trop confus pour permettre la prise de décision. A l’inverse, il ne peut pas non plus y avoir trop peu de « points » (acteurs) sur le graphique, car cela sur-simplifierait le marché. Cela signifie que les classements (et les acteurs qui classent) décident ce « qu’est » le marché, en définissant l’espace de concurrence : qui sont les acteurs qui composent le marché, quelles sont les frontières du champ, etc., notamment en fonction de ce que le dispositif est en mesure de capter et de communiquer (Pollock & D’Adderio, 2012).

Alors, les valuations performées par les acteurs sont formées par des ressources graphiques et vice-versa : les acteurs qui produisent ces valuation devices en viennent à déterminer ce qui est valué et les caractéristiques à prendre en compte (en d’autres termes, le travail de cadrage ; Callon, 2009) en fonction de ce que le graphique est en mesure de décrire (Pollock & D’Adderio, 2012).

La notion de valuation devices permet ainsi d’éviter une perspective instrumentale qui considèrerait les dispositifs comme des véhicules transparents de représentation et d’évaluation d’un service et permet

Figure 18  : Exemple de « carré magique », source : Recommind, 2014, http ://www.recommind.com/blog/ gartners-2014-magic-quadrant-e-discovery-software-provides-roadmap-selecting-ediscovery-vendors

d’interroger les types de représentations mobilisés dans le design de services en regard de leur capa-cité à susciter et façonner les valuations des acteurs.

Au-delà du type de représentations, la notion de valuation devices permet d’interroger la notion de fidélité dans son rapport avec les valuations des acteurs.