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Un phénomène multidimensionnel sur un seul axe pédagogique

3.2 Continuum(s) vs catégories (orientation 1)

3.2.3 Un phénomène multidimensionnel sur un seul axe pédagogique

La consigne d’introduction de la manette de langage l’annonce : la variation joue sur plusieurs plans - proximité, connivence, compréhension -.

Extrait 25 (Vidéo, le 27 mars 2014)

Définition du côté doux :

1 E j’ai envie de me rapprocher du côté un peu doux - gentil - je me rapproche de la personne qui parle j’ai envie d’être vraiment très proche d’elle de lui montrer que je l’aime bien que je la comprends bien

Définition du pôle « dur » :

2 E je veux m’en éloigner je m’en éloigne voire peut-être jusqu’à peut-être même très très loin voire même jusqu’à être très très dur

Dans la consigne, l’axe le plus explicite relève de l’intention de communication. Ainsi, sur l’axe horizontal, une symétrie de « principe » (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 40) entre les interactants les amène à gérer des variations de mise à distance - « je m’en éloigne » (2) - ou de rapprochement (familiarité) - « être vraiment très proche d’elle » (1).

Manette de langage dématérialisée

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Dans l’intention se manifeste alors une tonalité particulière : « être très très dur » (2) vs « je la comprends bien » (1), tonalité que l’on peut interpréter par le désir de faire perdre la face à son interlocuteur ou le souci de la ménager, pour reprendre la distinction ouverte par Erving Goffman (cité par Kerbrat-Orecchioni, 1992). Le locuteur manifeste ainsi une intention qui va du « conflictuel » au « consensuel » (Maurer 2001 : 62 ; Kerbrat- Orecchioni, 1992 : 36). Les manipulations suivantes l’illustrent :

L’approche de la politesse par Penelope Brown et Stephen C. Levinson confirme cet axe de l’intention de communication.

« la politesse apparaît comme un moyen de concilier le désir mutuel de préservation des faces, avec le fait que la plupart des actes de langage sont potentiellement menaçants pour telle ou telle de ces mêmes faces. » (cité par Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 174).

Ici, la répétition de la forme interrogative et du conditionnel « est-ce que tu pourrais » associée à la forme de politesse pour Nour s’oppose à une intention beaucoup plus sèche dans le cas de Mehdi.

Parallèlement, cette dernière variante présente une forme orientée vers le non standard - « tu t(e) lèves là » - de même que « nom d’un chien » qui suit : l’axe des R/N réapparaît. Ici, il est lié à l’intention de communication mais ne s’y réduit pas :

« ‘Ta proposition est complètement absurde, comme à l'accoutumée, du reste' sera au moins autant agressif que le familier 'Ca va pas, non ?' En revanche, le 'Ça craint' des adolescents,

Tais-toi !!! [voix forte] Chuuut, j’aimerai bien que vous vous

taisiez là [baisse de la voix dans un

murmure]

est-ce que tu pourrais s’il te plait est-ce que tu pourrais Nour s’il te plait aller fermer la porte ?

Mehdi tu t(e) lèves là tu vas

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pour familier qu'il soit, évite l'expression d'un jugement sur l'autre et est une façon peu agressive de refuser une proposition. » (Maurer, 2001: 48).

Par ailleurs, un axe d’auto surveillance qui rappelle l’attention portée à son propre discours de William Labov apparaît dans la séance :

« Oh mais ! (plus doux) / Oh PU53 ! (dur)»

Cette dimension qui se retrouve également dans la critique des niveaux de Françoise Gadet, montre la descente d’un niveau soutenu à des niveaux plus « bas » : le familier « relâché, spontané, ordinaire », voire le populaire « vulgaire, argotique » (2007 : 139).

Plus tard dans la séquence, nous retrouverons également un axe important lié au travail réalisé à partir des personnages types. Les variations entre les fillettes, le Docteur, Monsieur Omar, Madame Kadidja, par exemple, sont l’occasion d’exprimer la nature de la relation sociale à autrui. Une relation « verticale » pour Catherine Kerbrat-Orecchioni qui traduit « le système des places » (1992 : 174), autrement dit, les statuts hiérarchiques entre les interactants et leur relation de pouvoir.

Différents axes apparaissent ainsi sans être clairement distingués sous la terminologie choisie du « dur » et du doux ». Ce « brouillage » terminologique semble d’autant plus opérant que, parfois, les axes de variation, eux-mêmes, s’enchevêtrent.

« La politesse croît avec la distance hiérarchique qui sépare L1 [Locuteur] et L2, c’est-à-dire que L1 doit être d’autant plus poli envers L2 que son statut est plus nettement inférieur, et ce sans réciproque (car la relation verticale, à l’opposé de la relation horizontale, est dissymétrique). » (Kerbrat-Orecchioni, 1992 : 263).

Le phénomène de la variation paraissant intrinsèquement multidimensionnel, un dispositif qui permettrait aux élèves d’afficher un repérage simultané dans toutes les dimensions de la variation semble alors relever de la pédagogie fiction.

Il faudrait, en effet, être capable de définir la totalité des continuums de la variation, si tant est que l’on puisse déterminer a priori des axes suffisamment univoques ; puis, une carte topologique reprenant chacun de ces axes positionnerait chaque variante dans un espace en trois dimensions - le triptyque renvoyant non aux R/N mais bien à cet espace autre que le plan. Une tâche qui paraît tout aussi impossible sur le plan didactique que théorique.

« [...] le casse-tête conceptuel consistant par exemple à identifier une dimension unique capable de ramener sur un axe l'ensemble des dimensions en jeu (formalité / informalité, attention / relâchement, sérieux / détente, familiarité / distance, convergence / divergence, opposition / déférence, connivence / distinction, présentation de soi / enjeux identitaires vis-à- vis des autres, etc.) est peut-être suffisamment insoluble et la quête suffisamment vaine pour

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que des simplifications nécessaires, associées à des approches et des méthodes diversifiées, apparaissent comme un moindre mal. » (Buson, 2009 : 31).

Tenir le cap de la prise en compte de la variation dans l’enseignement / apprentissage de la « maitrise de la langue » demande donc, pour l’heure, d’assumer le « brouillage » des dimensions impliquées plutôt que de conduire un « écrasement » sur un seul axe en première intention. Un axe qui est loin de se limiter aux pôles familier/soutenu. Derrière les termes du « doux » et du « dur » se travaille, en effet, tout autre chose : une variation qui parfois rencontre les catégories traditionnelles et souvent ne s’en occupe pas, une variation « en relief », certes balbutiante, insécurisante pour l’enseignant, qui ne laisse pourtant jamais douter de l’irréductibilité des variantes à la seule dimension des R/N et dont la mise en œuvre opérationnelle reste à poursuivre.

Cet enseignement / apprentissage s’envisage ainsi en tension : une première « tension didactique » avant celle de la variation croisée. Il s’agit bien, au final, d’appréhender le phénomène de la variation dans ses caractéristiques multidimensionnelles tout en situant la mise en œuvre dans une dimension matérielle appréhendable par tous. Le caractère unidimensionnel de la manette s’envisage uniquement sur ce plan didactique et témoigne de la nécessité de concilier deux inconciliables ; une « conciliation didactique » qui ne réduit pas pour autant le phénomène à sa mise en œuvre.