• Aucun résultat trouvé

2.4 Choisir les orientations

2.4.2 De la langue de scolarisation pour un public « fragile »

Talon d’Achille de la classe ordinaire, en ligne de mire des ambitions de réussite pour tous, la langue de scolarisation est au cœur des réquisitoires. Pour ne se référer qu’à Basile Bernstein (cité par Rochex, 2011) ou Pierre Bourdieu (1982), la critique n’est pas récente mais elle se poursuit.

« Si les élèves échouent toujours parce qu’ils n’ont pu entrer, en compréhension ou en production, dans les français de scolarisation, alors on peut légitimement prendre le pari que c’est la langue qui peut, à l’inverse, devenir gage principal de réussite à condition d’être enseignée – et plus seulement évaluée –, et bien comme langue en contact, dans un portefeuille de compétence plurilingue pour beaucoup des élèves vulnérables » (Adam-Maillet, 2012 : 89).

Ainsi, la langue de scolarisation est la condition sine qua non de la réussite scolaire et il convient de renverser le paradigme au profit d’un public dit ailleurs « fragile », « défavorisé » ou « en difficulté » selon la résistance aux euphémismes qui règnent sur le sujet. L’enjeu « langue de scolarisation » est caractéristique de certains milieux d’enseignement plurilingues.

« [...] ce qui importe d’abord et avant tout, c’est une maîtrise à la fois fonctionnelle et réflexive de la langue majeure de scolarisation dans sa diversité. Et ceci tout particulièrement pour les enfants de milieux défavorisés et les enfants de l’immigration. » (Coste, 2013 : 31).

Dans notre étude, la « fragilité » est une donnée des acteurs de la circonscription et elle se confirme à l’examen des conditions socio-économiques des élèves.

Cette analyse est conduite à partir des fiches de renseignement remplies par le(s) parent(s) à l’inscription de leur enfant, des signalements sociaux et judiciaires ainsi que des informations échangées avec l’enseignante et la directrice. Les données concernent l’ensemble des élèves qui participent à la séquence didactique. Deux caractéristiques sont à noter.

69

 Des familles monoparentales matricentriques

Sur un total de 25 élèves, 9 vivent avec un parent seul. Dans ces familles monoparentales, à part une élève qui vit avec son père en raison du décès récent de sa mère, les autres élèves résident chez leur mère. L’absence, voire l’éloignement des pères est alors flagrant : les fiches de renseignements qui les concernent sont rendues vides ou barrées et certains font également l’objet d’une mesure judiciaire qui les éloigne de leur enfant. Sur les 8 familles monoparentales, 7 sont donc matricentriques ; le père n’étant jamais en contact avec l’école.

 Un faible maintien de la mixité socioéconomique

Résidence chez le père Résidence chez la mère avec informations sur le père Résidence chez la mère sans information sur le père Résidence chez la mère avec éloignement judiciaire du père

Caractéristiques du ménage composé par un

parent seul

Agriculteurs exploitants 0% Artisans, commerçants, chefs d'entreprise 4% Cadres et professions intellectuelles supérieures 18% Professions intermédiaires 15% Employés 48% Ouvriers 15%

Catégories socioprofessionnelles

des familles

Caractéristiques du ménage composé par un parent seul

Catégories

socioprofessionnelles des familles

70

Sur un total de 50 parents comptabilisés, un peu plus de la moitié ont un emploi. Cette faible proportion est cependant peu significative en raison d’un nombre important de situations non déclarées (34%). Certains parents sont, en effet, absents ou les situations professionnelles inconnues. En revanche, l’analyse des situations professionnelles déclarées en comparaison avec les dernières données nationales de l’INSEE40

, présente des particularités notables.

A part les agriculteurs exploitants comme on peut s’y attendre en milieu urbain, toutes les catégories socioprofessionnelles - CSP - sont présentes. Cependant, remarquons par rapport à la moyenne nationale, la chute importante du nombre de professions intermédiaires (15% contre 25%) et la surreprésentation de la catégorie des employés (48% contre 28%). Caractérisée par une forte proportion d’emplois féminins - emplois exercés par une population active jeune qui travaille souvent à temps partiel ou en contrat à durée déterminée -, cette catégorie renforce la place prépondérante et fragilisée des mères dans les familles des élèves.

Ainsi, la « fragilité » peut paraitre un puissant moteur d’enseignement, de missionnaire dit- on parfois. Le public appréhendé via ses manques n’est jamais très loin41.

Ce moteur, pour ma part, alimente un triptyque plutôt solide face aux hésitations et incertitudes qui marquent, au jour le jour, la recherche du « comment faire » et les tâtonnements didactiques de la séquence à venir.

40

Recensement INSEE 2010.

http://www.insee.fr/fr/themes/tableau_local.asp?ref_id=EMP3&millesime=2010&niveau=2&typgeo=FE&codgeo=1 Dernière consultation le 14 août 2014.

41

« [...] manques de repères, d’éducation, de culture, de vocabulaire, de motivation, manque d’ancrage dans le langage, déficits divers et variés, voire handicaps socioculturels quand ce n’est pas cognitifs » selon la liste dénoncée par Maryse Adam-Maillet (2012 : 89). 1Agriculteurs exploitants 2% Artisans, commerçants, chefs d'entreprise 6% Cadres et professions intellectuelles supérieures 17% Professions intermédiaires 25% Employés 28% Ouvriers 22%

Catégories socioprofessionnelles

au niveau national

Catégories

socioprofessionnelles au niveau national

71

 Nulle « objection de conscience » : ne pas renoncer à l’enseignement de la langue de scolarisation sous prétexte qu’elle serait critiquable. Comme nous le verrons (§ 3.5.3), les questionnements sur la langue légitime n’implique, en effet, nullement d’exclure du champ de l’enseignement la forme standard de la langue.

 Non à « l’entraînement sur objectifs spécifiques » : refus d’un exercice adapté à la langue de scolarisation sous prétexte que les conditions d’accès à la langue de scolarisation seraient encore plus inadmissibles que la langue elle-même. En classe, travailler la langue légitime avant tout - pour ne pas dire sinon rien - ne serait pas une position acceptable. Il ne s’agit pas de communiquer sur objectifs - tout utile qu’ils puissent paraitre - à partir d’une compétence langagière fractionnée et étroitement utilitaire42. Il importe de travailler une compétence langagière (§ 3.3), une compétence de communication plurilingue, pourrait-on dire si l’on devait, pour se faire entendre, aller jusqu’au pléonasme.

 Aucune simplification de la langue de scolarisation sous prétexte que certains de nos élèves seraient trop loin de celle-ci : L’exploration didactique n’a ainsi pas vocation à proposer un enseignement qui réduirait les différences entre les façons de parler, sous prétexte, qu’un enseignant qui parlerait la langue des élèves - et quelle langue d’ailleurs ? - aurait plus de chance de mener son programme jusqu’au bout (3.5.)43.

Si les postures de « refus » sont relativement claires, la « solution » didactique ne l’est pas pour autant. Comment faire ? Tout un défi pour Daniel Coste :

« Le défi est de faire en sorte que tout ce qui se pratique en dehors et à côté de la langue majeure de scolarisation bénéficie à cette dernière et, inversement, que la manière dont celle-ci est travaillée et développée permette aussi l’ouverture sur la pluralité. » (Coste, 2013 : 33).

42

Quand l’aspect « prioritaire » et urgent de l’enseignement est en question, notons une interrogation de Jacqueline Billiez qui résonne comme un avertissement : « « Pour terminer je m’interroge sur le fait qu’on est peut-être en train de vivre, en France et en Suisse (recherches que je connais le mieux), une quatrième phase que je caractériserais volontiers comme étant une période de tensions dans les travaux et entre les chercheurs : tensions entre les tenants d’un plurilinguisme prôné et soutenu par les instances européennes qui serait disqualifié par d’autres, un peu comme lors de la première phase, parce que l’essentiel serait d’intégrer d’abord la personne migrante en la dotant au plus vite des compétences minimales indispensables dans la langue majoritaire du pays d’accueil (en France, le français) afin de favoriser son insertion dans le tissu social et son accession à un emploi. Cette orientation se rattache, à l’évidence, à la mise en place en France des « contrats d’intégration », selon une conception de cette intégration comme étant univoque alors qu’il ne s’agit pas d’un état, mais d’un processus qui s’effectue dans des interactions réciproques marquées par le respect et la reconnaissance des personnes, de leurs langues comme de leurs identités qui peuvent être multiples. » (Billiez, 2012).

43

Ainsi pour Laurence Buson : « Les erreurs de positionnement sont d'autant plus faciles à commettre dans les établissements défavorisés, où les enseignants sont parfois démunis devant l'ampleur et la difficulté de la tâche, et peuvent être tentés de "s'adapter" à leur public, en proposant des contenus moins ambitieux qu'ils ne l'auraient fait dans d'autres contextes scolaires (voir par exemple, Guerin, 2006 : 94-95) » (Buson, 2010 :380).

72

3 L’exploration de la variation stylistique à partir du

répertoire plurilingue de la classe

73

Sur le terrain didactique, des pistes ouvertes grâce au croisement des compétences adaptation / communication / plurilingue tentent une réponse à la position défendue par Daniel Coste, à savoir de « tenir les deux bouts » (Coste, 2013 : 33), celui de la langue de scolarisation et celui de la pluralité. Pour répondre au défi de cette « option fondamentale » (Coste, 2013 : 32) qui « ne saurait relever du compromis ni du dosage ou d’un partage territorial » (Coste, 2013 : 33), une proposition didactique : celle de la variation croisée (§3.5). Cette tentative se décline à partir de trois orientations intrinsèquement liées.

 Travailler la variation non pas à partir de catégories prédéfinies qui hiérarchiseraient à l’avance les formes sur l’axe vertical des niveaux /registres mais travailler sur un continuum à définir (orientation 1).

 Travailler la variation en articulant différentes compétences et en mêlant les champs de l’oral et de l’écrit (orientation 2).

 Travailler la variation en prenant appui sur répertoire plurilingue de la classe (orientation 3).

Trois conditions permettent d’envisager un suivi de ces orientations. Du point de vue de la méthode tout d’abord, cette séquence repose sur une approche socioconstructiviste dans laquelle le langage se construit en situation d’échanges et grâce à l’implication des élèves dans un projet - l’album bistyle - (condition 1). Par ailleurs, elle s’appuie sur une autre évidence pédagogique : les acquis des élèves sont à prendre en compte (condition 2). Puis, du point de vue de la réflexion, cette séquence ne manque pas d’interpeler la norme linguistique qui prévaut dans l’enseignement scolaire du français et les choix didactiques à faire en conséquence (condition 3).

Dans tous les cas, l’exploration est conduite grâce aux enseignements de la sociolinguistique et de l’anthropologie. Dans sa dimension didactique, elle propose une démarche qui associe l’éveil aux langues et aux styles ainsi que les principes didactiques et pédagogiques de l’enseignement élémentaire.

Cette démarche est dite « exploratoire » car elle rend compte des incertitudes, des tâtonnements et des évolutions au cours de la séquence ; une exploration souvent vécue comme incertaine mais nécessaire.

Pour rejoindre Maryse Adam-Maillet, il est temps.

« On a à peu près tout essayé, tout fait, en éducation prioritaire, sauf l’essentiel : se concentrer

sur la focale de la réussite scolaire, c’est-à-dire sur la langue et son apprentissage, sur la

compétence langagière, et en tirer toutes les conséquences opératoires en termes de pédagogie et de didactique des disciplines.» (Adam-Maillet, 2012 : 89).

74

Une focale qui pour ma part interpelle directement la variation stylistique dans le répertoire plurilingue des élèves.

3.1 Présentation des séances

Les séances ont été conduites du 20 février au 20 mai 2014 - 12 séances -, en ateliers de langage de quatre à sept élèves. Les objectifs principaux sont issus d’un cadrage des instructions officielles ainsi que des apports de l’éveil aux langues et aux styles :

 « Adapter sa prise de parole, (attitude et niveau de langue) à la situation de communication (lieu, destinataire, effet recherché) » (MEN, 2006) et développer la compétence de « souplesse stylistique » (Buson, 2009 ; Gadet, 2007).

 Comprendre que toute langue est soumise à des variations (Candelier coord., 2012) et mobiliser la compétence de « souplesse stylistique » dans les différentes langues du répertoire plurilingue.

Ces séances se sont réparties en trois temps principaux44.