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Introduction du chapitre I

3. L’expression du vécu émotionnel

3.3. Un objet débattu

3.3.1. Du côté des bénéfices

Comment expliquer cette propension qu’ont la plupart des individus à partager avec d’autres leurs vécus émotionnels ? Une étude réalisée récemment a mis en évidence que la plupart des personnes pensent qu’exprimer leurs émotions leur est bénéfique (Zech, 2004, cité dans Rimé, 2005), comme si la parole contenait, à elle seule, une fonction libératoire. Il convient donc de s’interroger quant à la véracité des bénéfices engendrés par l’expression du vécu émotionnel : qu’en est-il réellement ? Y a-t-il des effets positifs liés au partage social des

émotions ? Parler de son expérience émotionnelle permet-il d’atténuer le vécu douloureux ou négatif ? Ou, au contraire, la réévocation du vécu émotionnel n’amplifie-t-elle pas l’état émotionnel de l’individu ?

Plusieurs expérimentations réalisées jusqu’à présent ont mis en évidence la diminution du stress et de la détresse grâce au partage social de l’émotion, et au contraire, les aspects délétères dans le cas inverse. Par exemple, les travaux réalisés par Berry et Pennebaker (1993) ont montré les changements physiologiques dus à la non-expression du vécu émotionnel. En effet, celle-ci aurait un impact sur le système de pare-excitation et pourrait, par conséquent, provoquer davantage de stress et ainsi être nocive pour la santé (Berry & Pennebaker, 1993). Dans une perspective similaire, une autre étude a mis en évidence, au moyen de l’imagerie par résonance magnétique, que le fait d’identifier verbalement une émotion permettait de réduire les réponses provenant de l’amygdale et d’autres régions limbiques et contribuait ainsi à atténuer la réaction émotionnelle de détresse (Lieberman, Einsenberger, Crockett, Tom, Pfeifer, & Way, 2007). La diminution de la détresse subjective a également été mise en évidence par d’autres expérimentations qui ont démontré une corrélation entre l’expression du vécu émotionnel douloureux et la diminution des consultations en centres de santé dans les mois qui ont suivi (Pennebaker & Beall, 1986; Pennebaker, Colder, & Sharp, 1990), notamment parce que l’expression aurait des effets positifs sur les lymphocytes T, responsables des fonctions immunitaires (Pennebaker, Kiecolt-Glaser, & Glaser, 1988). Dans le même sens, une autre étude menée auprès de patientes atteintes d’un cancer du sein a montré que celles qui avaient exprimé davantage leurs émotions avaient un niveau de détresse plus faible que les autres (Stanton, Danoff-Burg, Cameron, Bishop, Collins, Kirk, Sworowski, & Twillman, 2000).

A contrario, d’autres expériences menées n’ont pas permis d’obtenir les mêmes

conclusions suite à la reproduction de certaines des études évoquées-ci dessus. Par exemple, à travers leur expérimentation, Greenberg & Stone (1992) n’ont observé aucune différence significative entre les sujets qui avaient exprimé leurs émotions négatives et ceux qui ne l’avaient pas fait, tant sur la diminution des consultations chez le médecin que sur les symptômes physiques auto-déclarés. Par ailleurs, les résultats d’autres études ont montré que l’expression émotionnelle peut, au contraire, intensifier l’émotion ressentie plutôt que de la

diminuer (Ebbesen, Duncan, & Konecni, 1975 ; Laird, 1974), et serait, par conséquent, un facteur pouvant augmenter la détresse.

En somme, les réponses quant aux potentiels bénéfices liés à l’expression du vécu émotionnel se contredisent et ne semblent pas faire consensus au sein de la communauté scientifique. En effet, selon certains auteurs, l’expression apparaît comme étant un moyen de diminuer la détresse, alors que d’autres mettent en lumière l’inverse : c’est le paradoxe de l’expression de la détresse (Kennedy-Moore & Watson, 2001). De surcroît, il semblerait que les mécanismes sous-jacents aux effets liés à l’expression du vécu émotionnel ne fassent pas non plus consensus au sein de la communauté scientifique. Pour cette raison, dans la prochaine section nous ferons un tour d’horizon de ces différents mécanismes de sorte à pouvoir, ensuite, mieux expliciter comment le designer peut se saisir de cet objet d’étude. En effet, il nous semble primordial de bien comprendre le fonctionnement des bénéfices afin de pouvoir aborder la problématique en définissant un angle d’entrée pertinent au regard de notre discipline.

3.3.2. Du côté des mécanismes sous-jacents

Si la plupart des individus pensent que le partage social des émotions engendre des bénéfices, peu de preuves permettent néanmoins de soutenir la valeur clinique selon laquelle l’expression du vécu émotionnel aurait un effet cathartique (Kotsou, 2014 ; Nils & Rimé, 2012 ; Rimé, 1989, 2005), et ce notamment en l’absence d’autres éléments (Lewis & Bucher, 1992). Cette croyance quasiment universelle reposerait sur le fameux mythe de la bouilloire et du réservoir dans lequel nos émotions sont comparables à la vapeur d’eau qui, au bout d’un moment, finirait par soulever ou faire sauter le capot :

À l’origine de cette métaphore, il y a le fait que les états émotionnels suscitent l’impression que le corps est envahi par une force difficile à contenir et qui s’exprime ensuite dans des mimiques, des gestes, des paroles, des actes. La pensée populaire conçoit volontiers que ce brusque surcroît d’énergie dans le réservoir entraîne le déséquilibre du fonctionnement de l’organisme. On pense dès lors que cette énergie en

excès doit se dévider, ou se décharger, d’une manière ou d’une autre. Les manifestations expressives de l’émotion sous la forme de gestes, cris, larmes, rires, paroles et autres apparaissent comme les moyens naturels de cette décharge. On en vient ainsi à penser que plus l’expression est abondante, mieux il en sera pour la restauration de l’équilibre de l’organisme.

(Rimé, 2005 : 221-222)

Ainsi, puisque les effets relatifs à l’expression du vécu émotionnel ne relèvent pas, comme dit précédemment, d’un simple effet cathartique, cette théorie nous semble, par conséquent, pouvoir être mise de côté. À présent, il convient donc de nous interroger sur les différentes explications possibles : si l’expression ne contient pas, à elle seule, une fonction libératoire, quels sont les mécanismes qui expliquent les répercussions positives démontrées par plusieurs études scientifiques ? Plusieurs théories mettent en lumière différents processus pouvant être à l’origine des bénéfices psychologiques et/ou physiologiques imputés à l’expression du vécu émotionnel :

- Les processus désinhibiteurs (disinhibition theory) : La peur de raviver l’expérience émotionnelle, notamment lorsque celle-ci est particulièrement douloureuse, peut conduire les individus à éviter de s’exprimer à ce propos (Kennedy-Moore & Watson, 2001). L’inhibition émotionnelle pourrait être délétère pour la santé sur le long terme, car elle pourrait occasionner davantage de stress pouvant accroître la possibilité d’avoir des problèmes de santé (Berry & Pennebaker, 1993). Selon cette théorie, la désinhibition émotionnelle serait donc responsable des effets bénéfiques de l’expression du vécu parce qu’elle

permettrait de réduire le stress.

- Les processus cognitifs (cognitive-processing theory) : Les effets positifs de l’expression du vécu émotionnel seraient imputés à la mise en route d’un travail cognitif. Selon cette théorie, la mise en mot des émotions permettrait de faciliter

la compréhension et la réorganisation de l’événement émotionnelle (Berry & Pennebaker, 1993 ; Kennedy-Moore & Watson, 2001 ; Rimé, 2005, 2007, 2009 ; Watson & Rennie, 1994), et conduirait ainsi à davantage de clarté sur ce qui est ressenti (Kennedy-Moore & Watson, 2001). L’expression pourrait donc permettre de dépasser plus facilement une expérience douloureuse (Berry & Pennebaker, 1993 ; Pennebaker & Seagal, 1999) et ainsi améliorer le bien-être (Kennedy-Moore & Watson, 2001).

- Les processus régulateurs : Les événements douloureux pourraient engendrer la rumination mentale, c’est-à-dire la manifestation de plusieurs formes de pensées intrusives et spontanées (Kennedy-Moore & Watson, 2001 ; Rimé, 1995, 2005). Elles ont une incidence sur les capacités d’action et troublent le fonctionnement mental de l’individu (Rimé, 2005). Ces manifestations pourraient être à l’origine de l’augmentation du stress, potentiellement responsable d’effets délétères sur la santé (Derlega, Metts, Petronio, & Margulis, 1993). L’expression du vécu émotionnel, lorsqu’il facilite la compréhension et permet une meilleure structuration de l’expérience négative, pourrait permettre moins de rumination et ainsi la régulation des pensées néfastes (Kennedy-Moore & Watson, 2001 ; Pennebaker & Seagal, 1999 ; Rimé, 2005). Les fondements de cette théorie sont donc fortement corrélés avec les processus cognitifs évoqués précédemment.

- Les processus sociaux : L’interlocuteur du partage social de l’émotion jouerait un rôle majeur. Ce sont ses réactions face à l’expression du vécu émotionnel de l’autre qui seraient principalement responsables des effets positifs ou négatifs ressentis par l’individu (Christophe & Di Giacomo, 2003). Dans le même sens, Rimé (2005 : 339) confère une importance similaire aux réactions de l’interlocuteur, et soutient l’idée que la personne « trouvera dans ces manifestations les garanties d’intégration sociale dont elle a besoin ».

Parmi ces différents processus pouvant être à l’origine des bénéfices liés à l’expression du vécu émotionnel, nous pouvons remarquer une différence fondamentale entre le premier et les trois suivants. En effet, les bénéfices de l’expression dans les processus cognitifs, sociaux et régulateurs sont tous les trois obtenus par la mise en route d’un élément supplémentaire alors que ce n’est pas le cas pour le processus désinhibiteur qui, lui, repose uniquement sur lui-même, c’est-à-dire sur le fait que la non-expression pourrait être délétère. Autrement dit, pour les trois derniers mécanismes, c’est la compréhension, la structuration, et l’apport de l’interlocuteur qui permet d’occasionner des bénéfices, tandis que le premier mécanisme met en évidence un type de personnalité dit « répresseur », c’est-à-dire des individus qui, face à une expérience émotionnelle négative, mettent en place des systèmes de défense comportementaux tels que l’évitement, le déni ou la répression (Byrne, 1961) et qui pourraient, effectivement, ressentir une forme de soulagement par la levée de ces deniers. C’est dans cette perspective que Pennebaker (1985) souligne que c’est surtout le fait de ne pas exprimer son vécu émotionnel négatif lorsqu’on en éprouve le besoin qui pourrait être à l’origine de problèmes de santé. En somme, la majorité des mécanismes présentés ci-dessus font état d’un éclairage similaire : l’expression du vécu émotionnel serait à l’origine de la mise en route d’éléments particuliers. Ainsi, dans la section suivante, nous verrons que ce sont justement l’assemblage de tous ces mécanismes et l’actionnement des éléments qu’ils permettent qui peuvent occasionner, de manière subjective, des bénéfices pour l’individu. En ce sens, comme nous le verrons ci-dessous, pour que l’expression puisse avoir des effets positifs, il est nécessaire que celle-ci soit élaborée d’une certaine façon : ce point est fondamental car il ne s’agit pas uniquement d’imaginer un artefact qui puisse faciliter l’expression du vécu émotionnel, mais plutôt de penser celui-ci de sorte qu’il accompagne l’enfant à travers le processus nécessairement imputé à ces potentiels bénéfices.