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Introduction du chapitre III

9. Faciliter la rencontre parent(s)-enfant et la co-construction du récit par le jeu

9.4. Le jeu, un outil de médiation multidimensionnelle

Pour mieux comprendre dans quelle dimension le jeu peut devenir un objet médiateur du récit du vécu émotionnel de l’enfant, il nous semble nécessaire de faire, en amont, un détour sur l’étymologie du terme « médiateur ». En latin, le mediator (intercesseur, intermédiaire) est le déverbal de mediatum, lui-même supin de medio signifiant « partager en deux » et « être au milieu ». Ainsi, le médiateur se positionne dans l’entre, mais le suffixe -tor (mediator), qui se rapporte toujours à une action, met en évidence que le médiateur se rapporte à la notion d’agentivité – il a la faculté d’action –, et en ce sens, on peut comprendre ce dernier comme celui qui agit « au milieu ou sur le milieu » (Cardinet, 1998 : 14). Ce milieu n’induit pas uniquement d’être au centre de deux pôles distincts, mais peut être aussi compris comme « ce qui est au milieu d’un tout et qui, alors, participe à la fois d’un pôle et de l’autre » (Cardinet, 1998 : 16). Ainsi, si le médiateur apparaît comme celui qui agit de part et d’autre, on peut l’appréhender sur deux versants, celui de la division et celui de la relation. Il s’agit de comprendre le médiateur comme un intercesseur – du verbe latin intercedere signifiant « intervenir pour, s’interposer » –, c’est-à-dire soit comme celui qui intervient en faveur des deux pôles, soit celui qui s’interpose et n’est plus qu’en faveur de l’un ou de l’autre. Autrement dit, en agissant à la fois sur les deux versants, cela met en évidence que ceux-ci peuvent être pensés de manière distincte, et en ce sens, le médiateur peut être compris à la fois comme l’agent

du partage (en reliant), mais aussi celui du départage (en séparant). En somme, ce petit détour étymologique nous permet de comprendre le médiateur comme relevant de multiples fonctions dont chacune d’elle peut être comprise comme étant complémentaire aux autres. Ainsi il est donc, comme le met en évidence Cardinet (1998 : 26), « tout à la fois, l’agent de liaison, le négociateur, le conciliateur des contraires et l’arbitre ». En cela, il nous semble que le jeu peut devenir un objet médiateur trouvant justement sa place dans ses fonctions plurielles.

9.4.1. Au cœur de la réalité et du fictif

Comme nous le disions précédemment (cf. §2.2), le modèle de mentalisation développé par Fonagy et ses collègues (2004) est constitué de l’intégration, chez l’enfant, du mode d’équivalent psychique (psychic equivalent mode) et du mode de simulation, également appelé mode fictif (pretend mode). Pour rappel, le premier renvoie à l’égocentrisme intellectuel théorisé par Piaget (1936), et le second correspond à la capacité de l’enfant à faire semblant en simulant une réalité imaginaire. Il nous semble que le jeu peut être moteur du mode de simulation chez l’enfant en lui facilitant justement l’accès au faire « comme si », et ce notamment parce qu’il se situe dans une aire intermédiaire entre la réalité et la fiction. Pour mieux comprendre, il est tout d’abord nécessaire de revenir sur les phénomènes transitionnels théorisés par Winnicott. Le bébé, qui dans les premiers mois de sa vie n’a pas encore une conscience de son corps propre, c’est-à-dire de ce qui est moi ou non-moi, de ce qui est moi ou de ce qui est la mère, vit dans une « illusion d’omnipotence » (Winnicott, 1971). C’est dans l’usage de l’objet – à comprendre au sens large – que l’enfant va pouvoir dépasser cette illusion et distinguer, par son biais, ce qui est moi de ce qui est non-moi. L’objet transitionnel naît de l’établissement d’une « relation d’objet de type affectueux » (Winnicott, 1971 : 28) au sens où l’objet, en l’absence de la mère, permet de rassurer et calmer les angoisses de l’enfant, et en cela, il se situe dans un espace potentiel d’illusion. En plus de ces fonctions de réassurance, l’enfant, par son biais, comprend la permanence de l’objet, c’est-à-dire que celui-ci continue d’exister même s’il ne le voit pas, et parvient ainsi à se détacher progressivement de la mère.

Fig. 25 – Winnicott (1951) : Fonction de l’objet transitionnel dans la relation mère-enfant

Il est toutefois nécessaire de comprendre que l’objet n’est pas en lui-même transitionnel, mais qu’il permet à l’enfant, par son usage, d’expérimenter ce que l’auteur appelle des phénomènes transitionnels. Pour expliquer ces derniers, Winnicott dépasse les dichotomies qui existent traditionnellement entre le moi versus le non-moi et entre le dedans versus le dehors, pour mettre en évidence une troisième aire qu’il désigne comme étant « l’aire intermédiaire d’expérience ». Celle-ci doit être comprise au sens, non pas d’un état, mais d’un processus dynamique (experiencing), « à laquelle contribuent simultanément la réalité intérieure et la vie extérieure » (Winnicott, 1971 : 30). Cette aire, en étant ni le moi/le non-moi, ni le dedans/le dehors, se situe donc dans l’entre-deux entre le subjectif et l’objectivement perçu. Pour l’auteur, l’activité de jouer (playing) se situe pleinement dans cette aire intermédiaire d’expérience parce que le jeu se déploie dans un cadre spatio-temporel qui lui est propre, et en ce sens, il ne fait ni partie du dedans, ni du dehors : « cette aire où l’on joue n’est pas la réalité psychique interne. Elle est en dehors de l’individu, mais elle n’appartient pas non plus au monde extérieur » (Winnicott, 1971 : 105). Ceci fait notamment écho aux réflexions de Huizinga (1938) et Caillois (1958) qui voient le jeu comme se situant dans un cadre spatio-temporel séparé de celui de l’ordinaire, comme nous le disions précédemment. Le jeu apparaît alors comme un « cercle magique » pour reprendre l’expression de Huizinga (1938), dans lequel l’individu qui joue n’est ni au dehors ni au dedans du cours normal de la vie, et en ce sens, il nous semble qu’il peut

permettre à l’enfant de lever certaines barrières. Nous pouvons ainsi penser le jeu comme agissant de la même manière que la métaphore (cf. §8.4.2), c’est-à-dire en permettant de situer l’expression du vécu émotionnel à un autre niveau, et en donnant ainsi la possibilité à l’enfant de parler de lui sans vraiment parler de lui (Mousnier, Knaff, & Es-Salmi, 2016) puisqu’il se situe dans cet entre-deux magique et hermétique. En ce sens, le jeu peut rendre l’élaboration du récit du vécu émotionnel moins angoissante pour l’enfant parce que ce qui s’y joue se déroule justement dans cet espace de protection :

Le jeu offre également à l’enfant l’opportunité de relier son expérience interne à la réalité externe qu’il partage avec autrui. En effet, certains événements de vie suscitent des émotions intenses que l’enfant peut avoir du mal à réguler. Le contexte du jeu lui permet de se représenter ces situations et la charge affective qui y est associée au sein d’un espace transitionnel. Dans cette aire d’illusion, les émotions exprimées et ressenties sont bien réelles, mais elles s’avèrent moins menaçantes, car représentées et vécues dans un contexte imaginaire.

(Chabot, Achim, & Terradas, 2015 : 221)

En somme, appréhendé en termes de dimensions spatio-temporelles étanches et protectrices, le jeu permet de faire cohabiter la réalité externe et objective avec la réalité interne et subjective de l’enfant. Dans cette perspective, le jeu agit comme un objet-médiateur parce qu’il permet justement de créer ce mouvement propre au playing en participant « à la fois d’un

pôle et de l’autre » (Cardinet, 1998 : 16) et en étant justement dans ce milieu entre le dedans et

le dehors. Par conséquent, il permet à la fois le départage et le partage par la séparation de ces deux mondes et la réunion de ceux-ci. En cela, le jeu peut permettre à l’enfant de faire plus facilement le récit de son vécu émotionnel parce qu’en tant que médiation, il joue également sur le versant du contenir et du signifier : l’expérience émotionnelle « n’est plus présente, mais représentée » (Chouvier, 2007 : 28).

9.4.2. Au cœur de la relation parent(s)-enfant

Il nous semble que le jeu peut également être l’objet d’une « médiation inter-personnelle » (Cardinet, 1998), et ce notamment dans la relation parent(s)-enfant. En effet, en se positionnement pleinement entre le binôme, il peut permettre à l’enfant de faire le récit de son vécu émotionnel de manière plus indirecte puisqu’il lui permet de ne pas être dans le face-à-face que nous évoquions précédemment sous les termes de pleine de discussion. Ceci nous semble pouvoir être opéré dans deux dimensions, d’une part par la matérialité du jeu en lui-même, et d’autre part, par le game.

Le jeu en tant qu’objet tangible peut permettre de déployer une certaine prise de distance entre, d’un côté, l’enfant et le récit qu’il construit, et d’un autre côté, entre l’enfant et son parent. En effet, Winnicott (1968) a observé que les enfants sont plus à l’aise lorsqu’eux et l’adulte se concentrent sur un troisième objet (third thing). C’est d’ailleurs dans cette perspective que le projet Alma Therapy Dolls (Nusboim, 2019)33, un ensemble de poupées en bois représentant chacune un ressenti émotionnel, a été développé pour être utilisé dans le cadre de thérapies infantiles (cf. fig. 26 et fig. 27). Comme le souligne la designer qui a collaboré avec des psychologues pour enfants, les jouets ont été conçus de manière à poser une distance subtile entre l’enfant, ses problèmes privés, et le thérapeute de sorte qu’il puisse laisser s’exprimer ses émotions librement.

Fig. 26 – Alma Therapy Dolls (Nusboim, 2019)

À cela il s’agit de comprendre que certaines situations comme celle de l’expression du vécu émotionnel peuvent occasionner le repli sur soi de l’enfant et nécessitent, par conséquent, un intermédiaire rendant possible la rencontre par l’« être ensemble par l’objet et pour l’objet » (Chouvier, 2002 : 32). Ce dernier prend ainsi, à la manière d’un rituel, corps dans l’espace, mais aussi dans le temps : l’objet-jeu transforme la temporalité et la spatialité du quotidien en dressant un cadre spécifique qui se distingue du cadre social habituel. Lévi-Strauss (1962) fait d’ailleurs une analogie entre le jeu et le rite : tout comme le joueur suit les règles du jeu lorsqu’il joue, ceux qui pratiquent le rite le jouent également en suivant un processus réglé. Dans une même perspective, on retrouve chez Huizinga (1938 : 26), un rapprochement entre le jeu et les pratiques sacrées : tous les deux se situent dans un espace-temps à part entière, et il n’y a pas de « différence formelle entre un jeu et une action sacrée », car les deux s’accomplissent « sous des formes identiques ». En cela, il est question de comprendre le jeu comme un objet-médiateur au sens de celui qui, d’une part, s’interpose formellement et tangiblement dans l’entre de la relation et de la discussion et, d’autre part, en tant qu’il s’interpose structurellement dans l’entre d’une temporalité.

En outre, si le récit est déjà, de par sa forme, conçu dans un rapport dialogique, nous pensons que le jeu, en tant que support de construction du récit du vécu émotionnel, peut encore davantage articuler cette dimension dialogique, notamment parce qu’il permet au parent d’accompagner l’enfant dans cette élaboration grâce au game. Il convient donc de penser le jeu dans son articulation entre le play et le game. Lors de sa réflexion sur le jeu de rôle sur table, David (2016) met en évidence que le play autorise l’expression créatrice, tandis que le game permet, quant à lui, d’ordonner « le chaos créateur ». Le jeu dans sa dimension du game donne alors la possibilité d’une rencontre dans la relation parent(s)-enfant parce qu’il permet de « partager un espace sémantique commun » (David, 2016 : 1). Ainsi, si le jeu apparaît, chez Lévi-Strauss (1962), comme disjonctif en désignant, à la fin de la partie, un gagnant ou un perdant, il nous semble que le jeu dont il est ici question soit davantage conjonctif, car, au même titre que le rituel, il établit une relation entre deux pôles qui jusqu’à maintenant étaient séparés. Il nous semble alors qu’il s’agit d’appréhender le jeu comme un turǧumān (truchement), c’est-à-dire comme celui qui sert d’interprète permettant le dialogue entre deux personnes ne parlant pas la même langue. Autrement dit, le game permet le truchement du play en tant qu’il est son

traducteur, et en cela, il permet « la réception, l’échange, en créant un espace imaginaire commun où se jouera la réception » (David, 2016 : 1). Finalement, le jeu fait très largement écho aux compétences du designer si l’on appréhende ce dernier comme un médiateur au sens où il est un « facilitateur de prise de parole et traducteur des expériences des usagers » (Catoir-Brisson & Royer, 2017 : 74) ainsi qu’un « connecteur de compétences » (Deni, 2014 : 129). Ainsi, par le biais du jeu, l’enfant et le parent peuvent – parce qu’ils sont en mesure de se comprendre – être ensemble, mais peuvent également – parce que la co-construction du récit du vécu émotionnel est rendue possible – faire ensemble. En d’autres termes, le jeu en tant qu’objet-médiateur permet au parent « de se faire le partenaire de l’enfant » (Orrado & Vives, 2016 : 925) dans cette activité créatrice et inter-créatrice. En cela, il s’agit bien entendu de comprendre que le jeu, dans cette dimension, ne vise pas les mêmes objectifs selon qu’il s’adresse à l’enfant ou à l’adulte. Si pour le premier le jeu aurait une valeur ludique, la perspective pour le second se situerait sur un autre plan que celui de l’amusement : il s’agirait davantage d’une finalité reposant sur la dimension communicative du jeu, et en cela il reposerait plutôt sur une valeur pratique au sens où le jeu aurait un objectif utilitaire (Floch, 1990). Pour mieux comprendre, nous pouvons considérer cela en termes de programmes narratifs (PN) : le PN de base de l’enfant serait de se distraire et de s’amuser, tandis que le PN de base de l’adulte serait de pouvoir entendre les maux émotionnels de l’enfant pour pouvoir l’aider si nécessaire. Ainsi, pour l’adulte, la phase de jeu apparaîtrait comme un PN d’usage devant être compris comme la compétence nécessaire à la réalisation de son PN de base (performance). En ce sens, nous voyons bien que les PN des deux sujets ne coïncident pas au sens où ils ne jouent pas véritablement pour les mêmes raisons. Autrement dit, l’objet de valeur de l’enfant se joue dans la performance, c’est-à-dire dans la réalisation effective du jeu, alors que cette phase-ci joue, chez l’adulte, un rôle instrumental. Ici, la rencontre entre le design et la sémiotique est encore une fois essentielle parce qu’elle nous permet de mieux saisir chaque « parcours “projectuel” » (Deni, 2019 : 98) afin de pouvoir mettre en pratique une stratégie qui prendra en compte le parent dans la phase de jeu et non uniquement l’enfant.

En somme, nous pouvons ainsi penser le jeu comme un médium au sens de ce qui est positionné au milieu (medium), mais aussi en tant que support, et dans cette perspective, le jeu

devient, par sa présence, son cadre et ce qu’il permet, tant un outil de distanciation, un outil de distraction qu’un outil de communication.