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Un modèle de « l’articulation du discours »

La première version du modèle genevois est centrée, d’une part, sur l’analyse des différents modes d’articulation du discours et la description des marques linguistiques de ces articulations, et d’autre part, sur l’élaboration d’une conception dynamique des stratégies conversationnelles et interprétatives mises en œuvre dans les interactions en face à face.

Elle est influencée par la théorie des actes de langage élaborée par Austin et Searle, mais s’en distancie dans la mesure où ces auteurs réduisent l’énonciation aux actions (et non aux interactions) langagières de l’énonciateur. Partant de l’hypothèse de Bakhtine que le discours est interaction et que la structure du discours est largement déterminée par les contraintes de l’interaction verbale, et s’inspirant surtout des travaux des ethnométhodologues comme Goffman ou Sacks, qui resituent l’étude des actes de langage dans les domaines plus larges de l’interaction en face à face et de la structure de la conversation, la première version du modèle genevois insiste cependant sur « la nécessité de

dépasser la perspective interactionnelle de Bakhtine et des analystes de la conversation anglo-saxons pour concevoir le discours en tant que négociation » (Roulet et al. 1985: 14).

Le but de ce premier modèle est de poser un cadre permettant de réexaminer différents concepts d’une linguistique pragmatique (acte de langage, fonction illocutoire, connecteur) étudiés généralement hors contexte et sans référence à la structure du discours. Il vise également à montrer qu’il est possible de décrire celle-ci à l’aide de principes et de catégories simples. S’appuyant sur une conception du discours comme négociation, il procède au repérage des constituants du discours à différents niveaux et des marques des relations entre ces constituants, ainsi qu’à la reconstitution des processus d’articulation qui sont en jeu dans le discours: « l’étude des stratégies interactionnelles, interactives et interprétatives mises en œuvre par les interlocuteurs et la formulation des conditions d’enchaînement et d’interprétation qui déterminent l’articulation du discours, dans une perspective qui tente d’intégrer les approches argumentative et conversationnelle » (1985: 5).

Pour définir les constituants du discours à différents niveaux, la première version du modèle genevois part de la distinction établie par Goffman entre deux types de contraintes qui influencent la forme même de ces constituants: contraintes rituelles (souci de ménager les faces positive, l’image qu’on donne de soi, et négative, c’est-à-dire l’intégrité de son territoire et la liberté de décision) et contraintes communicatives (souci de communiquer avec précision). Les processus de figuration, qui permettent de neutraliser le caractère menaçant de tout acte pour les faces des participants à l’interaction sociale, constituent les traces des contraintes rituelles dans la structure du discours, tandis que les procédés qui visent à soutenir l’attention de l’interlocuteur et les procédés de reformulation paraphrastique (qui ont pour fonction de résoudre des problèmes communicatifs et d’assurer la bonne transmission du message) représentent les traces des contraintes communicatives.

Comme une interaction n’est pas une simple relation linéaire, sans orientation ni fin, la perspective interactionnelle bakhtinienne ne permet de saisir ni la structure hiérarchique du discours, ni les contraintes qui déterminent la construction et la clôture des constituants. C’est pourquoi le modèle genevois, qui conçoit le discours en tant que négociation, essaie d’en dégager deux contraintes qui déterminent dans une grande mesure la structure du discours, tant dialogique que monologique : la complétude interactionnelle (la satisfaction de la contrainte du double accord qui autorise la clôture d’une négociation et, par conséquent, de l’échange qui la constitue) et la complétude interactive (la clarté et le caractère justifié des interventions, qui permet à l’interlocuteur de prendre position et autorise la poursuite linéaire de l’interaction).

A partir de cette distinction nouvelle, il pose, pour toute conversation, une structure à trois niveaux hiérarchiques: échange, intervention et acte de langage. Ces unités, qui sont « le lieu même du discours comme négociation », s’insèrent dans des unités de rang supérieur, les incursions. D’après la fonction qu’ils exercent au sein des unités plus vastes, les échanges confirmatifs se distinguent des échanges réparateurs. Les premiers remplissent généralement les fonctions

d’ouverture et de clôture d’une incursion, et les seconds la fonction de transaction. Les interventions constitutives d’échanges, elles, peuvent avoir soit une fonction illocutoire initiative, si elles appellent une réaction, soit une fonction illocutoire réactive, si elles renvoient à une intervention antérieure. Quant aux plus petites unités constitutives d’une intervention, elles sont liées par des fonctions interactives.

Le recours à la notion de stratégie s’avère nécessaire dès que l’on cesse d’envisager l’étude du discours du point de vue de son organisation pour le mettre en rapport avec les pratiques des sujets parlants en situation, leurs intentions, motifs, buts communicatifs. L’intégration systématique de la notion de stratégie dans un modèle de description du discours devrait permettre, d’une part, de relier les faits de nature interactionnelle et les faits à proprement parler d’organisation discursive et, d’autre part, d’éviter un recours ad hoc à la notion de stratégie (1985: 195).

La première version du modèle genevois envisage deux manières différentes d’aborder la problématique des stratégies et en propose, par conséquent, deux conceptions différentes. Elles s’appuient toutes les deux sur le repérage des marques linguistiques responsables de l’organisation argumentative et hiérarchique du discours, conçues comme indicateurs de stratégies. L’analyse stratégique qu’elles proposent part de l’hypothèse générale selon laquelle les faits d’enchaînement et d’interprétation dans le discours sont contraints. Il en découle que les divers constituants du discours dégagés par l’analyse hiérarchique (actes, interventions, échanges) peuvent être considérés comme imposant ou satisfaisant des contraintes de nature différente, contraintes qui permettent de rendre compte à la fois de leurs interprétations, des enchaînements auxquels ils donnent lieu et de leur complétude.

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