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La nécessité d’adapter le cadre concurrentiel applicable au secteur agricole – Bien

que le choix fût fait d’intégrer le secteur agricole au marché intérieur, les auteurs des traités soulignaient immédiatement le besoin de « mécanismes stabilisateurs, par exemple par stockage,

garanties de prix, etc »74. Ces mécanismes, assurés par les pouvoirs publics jusqu’au milieu

des années 1990, nécessitaient d’ores et déjà une adaptation des règles de concurrence applicables au secteur agricole. L’intervention des pouvoirs publics sur les prix et les volumes des produits agricoles mis en marché nécessitait d’adapter les règles de concurrence adoptées indépendamment du secteur d’activité, pour assurer l’instauration et le fonctionnement du marché intérieur. Ce besoin de règles concurrentielles adaptées s’est développé avec le mouvement de libéralisation des marchés agricoles, marqué par le désengagement des autorités publiques et la reconnaissance d’organisations économiques

73 Ibidem.

74 Comité intergouvernemental créé par la conférence de Messine, Rapport des chefs de délégation aux ministres des affaires étrangères, dit « Rapport de Spaak », précité.

agricoles. Ces dernières ont été rapidement amenées à jouer un rôle important dans la gestion des organisations communes de marché, et en particulier pour celles reposant sur des normes de qualité et de commercialisation (fruits et légumes, produits de la pêche, plantes vivantes et floriculture, tabac, houblon, secteur viti-vinicole, …), avant d’être reconnues dans l’ensemble des secteurs. La politique agricole commune a permis le développement d’accords entre producteurs, par la reconnaissance des groupements puis des organisations de producteurs, ou entre producteurs et acheteurs, par les accords interprofessionnels puis par les organisations interprofessionnelles. L’accompagnement des opérateurs par ces organisations économiques s’est substitué aux interventions des autorités publiques pour la mission de stabilisation des marchés agricoles. Le fonctionnement de ces organisations, reconnues par la politique agricole commune, implique nécessairement des concertations entre professionnels de la production et/ou du commerce des produits agricoles pouvant être contraire à l’article 101 du TFUE. Les auteurs des traités, conscients de la difficulté de concilier les approches radicalement opposées de la politique agricole commune et de la politique de concurrence ont dû assurer une adaptation des règles de concurrence applicable au secteur agricole, afin de permettre la réalisation des objectifs d’intérêt général de la politique agricole commune.

L’interprétation des dispositions concurrentielles applicables au secteur agricole –

Face au manque de clarté des dispositions concurrentielles du secteur agricole, il conviendra de les interpréter. Tout comme les autorités de concurrence et les juges le font, il est nécessaire de déterminer le sens et la portée des dispositions des traités et du droit dérivé européen en la matière. Plusieurs méthodes seront utilisées. D’une part, l’état du droit positif sera examiné. L’appréciation exégétique des dispositions concurrentielles de la réglementation portant organisation commune de marché permettra de déterminer la portée du régime concurrentiel applicable sur le secteur agricole. L’analyse grammaticale et l’examen du vocabulaire de ces dispositions permettra également d’identifier les messages implicites. En outre, par une appréciation téléologique, l’intention des auteurs des traités et du législateur européen sera étudiée. Cette méthode démontrera que la volonté de la Commission européenne et celle du Parlement européen sont parfois divergentes, entraînant une rédaction peu claire des dispositions et un impact important sur la sécurité juridique des opérateurs. De plus, la recherche de l’interprétation dite conforme, qui vise à s’assurer de la conformité aux règles supérieures, permettra d’analyser la portée des dispositions concurrentielles de la réglementation portant organisation commune de marché au regard des articles des traités. L’examen de la rédaction des

articles des traités relatifs à la politique agricole commune sera pour cela déterminant. D’autre part, l’interprétation des dispositions analysées doit se faire au regard des conséquences économiques et sociales recherchées. Cette méthode de raisonnement conséquentialiste est largement utilisée par les juridictions européennes. En l’espèce, la protection des intérêts des producteurs agricoles et des consommateurs doit autant guider les autorités de concurrence et juridictions, que notre analyse. Enfin, les analyses doctrinales permettront d’apprécier les différentes méthodes précitées. Cet examen permettra de mettre en exergue les intérêts en présence et le champ du conflit des règles de concurrence et de la politique agricole commune.

La conciliation des règles de concurrence et de la politique agricole commune par la théorie de conflits des normes – L’application conflictuelle des règles européennes

de concurrence et de la politique agricole commune nécessite de recourir aux différents outils juridiques permettant de déterminer la portée de chacune de ces dispositions. En effet, toutes les lois n’ont pas le même degré de généralité. Si les lois générales visent l’intégralité d’une catégorie et en constituent le droit commun, tel que les articles 101 et suivants du TFUE, d’autres lois, dites spéciales, s’occupent d’élaborer un régime spécifique à certaines sous-catégories, prenant en compte leurs besoins particuliers et en y apportant la réponse la plus adaptée, comme semblent vouloir le faire le législateur européen dans le cadre de la réglementation portant organisation commune de marché. Dès lors, l’articulation de ces deux catégories de dispositions doit répondre à la règle

specialia generalibus derogant : « puisqu’une règle plus spécifique a été adoptée pour certaines situations, afin d’apporter une réponse plus appropriée, elle doit s’appliquer à ces situations de préférence à la règle générale »75. C’est la raison d’être de la règle spéciale. En conséquence, les règles de

concurrence de droit commun semblent avoir vocation à être écartées pour laisser place aux dispositions spécifiques intégrées à la politique agricole commune qui a des objectifs propres. Néanmoins, comme la doctrine moderne le souligne, la législation contemporaine se forge par une multiplication de lois toujours plus spéciales et leur combinaison soulève des difficultés nouvelles76. Aussi, d’autres modes de résolution des

conflits de normes peuvent aider à l’interprétation de ces dispositions. Une méthode dite de solution, visant à mettre en balance les intérêts en conflit en cherchant la solution la

75 P. DEUMIER, Introduction générale au droit, LGDJ, 5e édition, p. 267, pt. 293.

plus équilibrée et la mieux proportionnée, s’est développée77. C’est le choix qui semble

avoir été adopté dans la jurisprudence en matière de droit de la concurrence appliqué au secteur agricole. Il ne s’agit plus de l’application d’un simple syllogisme judiciaire, mais de mettre en balance les intérêts et les valeurs en présence en s’assurant de leur juste proportionnalité78. En l’espèce, la proportionnalité entre la contribution de la

réglementation portant organisation commune de marché à l’intérêt général, et l’atteinte portée par ces dispositions à la concurrence, doit être assurée79. Une méthode

d’interprétation est ainsi proposée par la jurisprudence dont les atouts et les limites seront examinés.

B. Vers un droit de la régulation du secteur agricole ?

L’hypothèse d’un recours au droit de la régulation dans le secteur agricole – La

libéralisation progressive des marchés agricoles et l’émergence concomitante des organisations économiques agricoles accompagnée de dérogations à l’article 101 du TFUE, propres au secteur agricole, posent la question de la portée exacte du cadre concurrentiel applicable à ces organisations. La vision pragmatique du droit de la concurrence permet-elle une adaptation des règles de droit commun de la concurrence, et en particulier de l’interdiction des ententes, afin de prendre en considération les besoins propres du secteur agricole ? Certains auteurs ont pu voir dans la réglementation concurrentielle des marchés agricoles les prémices d’un droit de la régulation de ces marchés. Le droit de la régulation définit les règles du jeu applicables à des secteurs d’activité spécifiques, prenant en compte des impératifs d’ordre stratégique et le jeu de la concurrence. Il « s’appuie sur le dynamisme d’un marché concurrentiel pour mieux concrétiser un objectif

que celui-ci ne peut produire par ses seules forces, qu’une particularité technique l’entrave, comme une infrastructure essentielle, ou qu’il s’agisse d’imposer la préoccupation du bien commun »80. Il peut être

identifié pour les secteurs qui « doivent être construits et maintenus dans un équilibre entre un

principe de concurrence et d’autres principes »81. Les régulations imposées par le droit prennent

77 P. DEUMIER, Introduction générale au droit, précité, p. 286, pt. 318.

78 Sur l’impact de la proportionnalité sur le raisonnement, sous l’angle de celui déployé par la CJUE, A. MARZAL YETANO, La dynamique du principe de proportionnalité, Institut universitaire Varenne, 2014 ; sur la proportionnalité devant les différentes juridictions et dans différentes disciplines, A. MARZAL YETANO, Les figures du contrôle de proportionnalité en droit français, LPA, n° spécial, 5 mars 2009, n°46. 79 Voir notamment J. – B. DUCLERCQ, Les mutations du contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil

constitutionnel, LGDJ, 2015

80 M. – A. FRISON-ROCHE, Appliquer le droit de la régulation au secteur agricole, RLC, août 2005, n°4. 81 M. – A. FRISON-ROCHE, Définition du droit de la régulation économique, Rec. Dalloz, 2004, n°2, p. 126.

appui sur le principe de l’économie de marché. Cependant, cette dernière doit, dans certains cas, être « spécifiquement organisée, en raison de particularités d’un secteur »82. Outil d’une

politique d’équilibre des pouvoirs, la régulation permet de répondre à des finalités supplémentaires, par rapport à celles visées par l’économie de marché83. Elle permet

« d’accompagner le libéralisme des marchés et des échanges dans un souci de bien public »84. En

conséquence, “une régulation juridique du marché se justifie pleinement lorsque le bien en question

comporte une part « d’humanité et de risque » pour le consommateur”85. Elle assure l’aménagement

de règles de concurrence lorsqu’elles sont inadaptées ou génératrices d’effets pervers86.

Tel semble être le cas dans le secteur agricole. La doctrine émergente en matière de reconnaissance d’un droit de la régulation des marchés agricoles souligne la nécessité de « se garder de la tentation, du fait des spécificités et de l’hétérogénéité du secteur agricole, de vouloir

l’exonérer de l’application des règles de concurrence au motif qu’elles seraient inadaptées ou bien qu’elles ne permettraient pas de répondre aux situations de crise »87. Elle souligne alors qu’ « à défaut d’un

régime d’exception, il est concevable d’aménager des règles de droit commun lorsque celles-ci s’avèrent être inaptes ou bien génératrices d’effets pervers »88. L’approche pragmatique du droit de la

concurrence se retrouve dans cette approche.

Une régulation au service de la multifonctionnalité de l’agriculture – L’application

du droit de la régulation en matière agricole permet d’écarter ou d’atténuer certaines règles de concurrence lorsque la réalisation d’autres objectifs le justifie. Si la politique agricole a été constituée autour de l’objectif de sécurité alimentaire de la population européenne, elle permet aujourd’hui de répondre à une diversité de missions d’intérêt général : elle remplit, dans une approche normative, des fonctions liées à l’environnement et aux ressources naturelles, au développement rural et à l’aménagement territorial, et continue d’assurer la sécurité alimentaire des Européens89. S’y ajoute également une fonction sociale visant

l’accompagnement des exploitants agricoles. La multifonctionnalité de l’agriculture explique le développement d’éléments environnementaux, sanitaires, ou encore relatifs à

82 Ibidem. 83 Ibidem.

84 M. – A. FRISON-ROCHE, Appliquer le droit de la régulation au secteur agricole, RLC, août 2005, n°4. 85 M. – A. FRISON-ROCHE, Pourquoi une régulation juridique du secteur agricole est-elle justifiée ?, précité.

86 P. BOULANGER, Vers des instruments équilibrés régulant les marchés agricoles ?, RLC, avril 2006, n°7. 87 Ibidem.

88 Ibidem. 89 Ibidem.

la santé dans la réglementation agricole européenne90. Elle a également conduit certains

observateurs du secteur à voir dans l’agriculture un « bien commun » à protéger. En effet, « c’est elle qui a la charge immense de nourrir 7,6 milliards d’individus aujourd’hui, 9,8 milliards

en 2050, tout en préservant l’eau, l’air, le sol, le sous-sol, la biodiversité… »91. Le droit applicable à

la production agricole doit permettre de concilier des valeurs sociales fondamentales, constitutives de notre société et de notre histoire, avec des finalités et des nécessités commerciales92.

Dès lors, les organisations économiques agricoles, organes décentralisés

de la gestion de la politique agricole commune, doivent être en mesure d’adapter le fonctionnement des marchés agricoles afin de pouvoir répondre aux différentes fonctions de la politique agricole commune. La régulation appliquée aux marchés agricoles assure la prise en compte des spécificités des produits et se construit autour de ces dernières (Partie 1).

Une régulation au service de la libéralisation des échanges – En sus de la protection

du caractère multifonctionnel de l’agriculture, les organisations économiques agricoles doivent respecter le principe de la liberté des échanges de produits agricoles, nécessaire au développement économique du secteur. En effet, l’intégration du secteur agricole au sein du marché intérieur entraîne la protection de la concurrence sur les marchés agricoles. L’économie de marché européenne implique le respect des principes libéraux de libre accès aux offreurs de produits agricoles, ainsi qu’une compétition entre eux93. En outre,

les acquéreurs de produits agricoles doivent disposer de la liberté d’acquérir un produit plutôt qu’un autre. Les critiques sur le coût de la politique agricole commune et l’internationalisation des économies ont renforcé la libéralisation des échanges agricoles. Le système actuel de la politique agricole commune repose fondamentalement sur la réforme de 1992 visant à assurer la compétitivité de l’agriculture européenne, permettant un rapprochement des prix européens de ceux pratiqués au niveau mondial, et l’orientation de la production européenne vers des pratiques conscientes des lois des

90 L. BODIGUEL, La multifonctionnalité de l’agriculture : un concept d’avenir ?, RDR n°365, août 2008, étude 6.

91 Agridées, Colloque « Les biens communs en agriculture, tragédie ou apologie ? », programme consultable sur https://www.agridees.com/evenement/les-biens-communs-en-agriculture/

92 L. BODIGUEL, Relecture de la notion juridique d’activité agricole par le prisme du droit anglais : reconnaissance de la dualité marchande et non marchande de l’agriculture, RDR n°2, février 2005, étude 2. Voir également L. BODIGUEL, Le droit rural à la confluence de la sphère marchande et des considérations sociales, dans D. BARTHELEMY (dir), La multifonctionnalité de l’agriculture. Une dialectique entre marché et identité, QUAE, 2008, p. 349, pt. 69-67.

marchés94. La protection de mécanismes concurrentiels est en conséquence nécessaire au

bon fonctionnement de la politique agricole commune dans son environnement juridique et économique libéralisé (Partie 2).

PARTIE 1 – La prise en compte des spécificités des marchés agricoles

PARTIE 2 – Le maintien d’une concurrence effective sur les marchés agricoles

PARTIE 1. LA PRISE EN COMPTE DES SPÉCIFICITÉS DES