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typologie des situations de travail propices au Sensemaking

IV Discussion et limites

Encadré 5: typologie des situations de travail propices au Sensemaking

Notre recherche identifie ainsi des situations propices au Sensemaking, en dehors de celles qui sont habituellement retenues dans les travaux des chercheurs, telles que : les crises, les catastrophes ou le changement organisationnel (Maitlis et Christianson, 2014). Ces situations comportaient presque toutes une dimension éthique, sur le plan des enjeux et des questionnements. Nous avons mis en avant des caractéristiques plus diffuses et moins spectaculaires, qui n’ont pas, ou peu, fait l’objet d’études. Cette typologie comprend des éléments qui ont parfois été identifiés par Weick ou les auteurs qui s’inscrivent dans la perspective du Sensemaking : incertitude, ambiguïté ou encore anormalité. Notre travail a alors permis de les préciser et de les incarner en fonction de contextes qui n’avaient pas encore été explorés : un service d’onco-pédiatrie ; une équipe régionale ressource de soins palliatifs pédiatriques, une équipe d’encadrement en poste de nuit dans un CHU. Ainsi, nous avons montré comment le caractère atypique de certaines équipes, l’absence de précision ou de visibilité concernant leurs missions, pouvaient constituer des situations « anormales », « incertaines » ou « ambiguës » et déclencher un processus partagé de Sensemaking.

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Mais notre recherche a surtout permis d’identifier ou de caractériser d’autres situations propices au Sensemaking : la mort ou la possibilité de la mort d’un enfant comme événement cosmologique, le dilemme éthique, la « mobilisation extrême » et les fortes émotions générées par ces situations ; la polyphonie des discours dans un espace social structuré et la reconnaissance de l’ensemble des parties prenantes.

1.1.1 La mort ou la possibilité de la mort comme événement cosmologique

Nous avons montré comment la mort ou la possibilité de la mort d’un enfant constituait un événement cosmologique au sens weickien. Cet événement cosmologique remet en cause l’ordre des choses non seulement pour les familles mais également chez des soignants d’un hôpital des enfants. Notre travail contredit l’idée reçue selon laquelle le sens au travail des soignants serait évident. En effet, notre étude souligne que cette situation entre en contradiction avec les motivations initiales de ces professionnels (enracinées dans l’éthique des vertus : accéder à une « bonne vie » en soignant, guérissant, en apportant du confort au patient) et bousculent leurs identités professionnelles. Quand soigner ou guérir n’est plus possible, quand les traitements font souffrir ou rendent malades le patient, quand le calcul coûts-bénéfices n’est pas évident, la réflexion autour du « bien vivre » s’enrichit de la question du « bien mourir ». Ces situations amènent les soignants à ré-agir à leur environnement afin de maintenir une identité narrative en harmonie avec leurs motivations initiales.

1.1.2 Le dilemme éthique

De même, si le dilemme est une catégorie weickienne bien connue, nous avons décrit un type de dilemme particulier : les dilemmes éthiques (Langlois, 2008), qui n’avaient jamais été traités comme des situations propices au Sensemaking. Les nombreux dilemmes que nous avons rencontrés sur nos terrains étaient les suivants : accepter ou non la prise en soin d’un jeune patient ? Prendre soin des équipes ou prendre soin du patient ? Prendre davantage soin d’un patient dans une situation de grande vulnérabilité au détriment peut-être des autres patients ? Prendre soin des familles ou prendre soin des enfants ? Apporter un soutien rapide ou bien prendre le temps de la réflexion ? Faut-il procéder à une nouvelle amputation ? A des nouveaux traitements ? A des protocoles expérimentaux ? A des réanimations ? Faut-il réaliser l’intervention sous anesthésie ou pas ? Faut-il réveiller un patient pour lui demander son consentement ? Faut-il accompagner l’enfant à l’hôpital, à domicile ? Dans d’autres établissements ? Faut-il accueillir la population d’indigents à l’hôpital ou mettre tout en œuvre

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pour la sécurité des patients et des agents ? Qu’est-ce qui est raisonnable ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? « Jusqu’où on va ? Jusqu’où on coupe ? Qu’est-ce qui est raisonnable, qu’est-ce qui ne l’est pas pour cette jeune fille ? Dans le contexte d’une maladie qui continue de progresser et qui ne guérira pas ? » (Pédiatre1).

1.1.3 Le travail comme lieu de « mobilisation extrême » suscitant de fortes émotions

Les situations de travail, empreintes d’enjeux éthiques, ont parfois été qualifiées par le terrain comme des lieux de « mobilisation extrême » suscitant de fortes émotions. Ainsi, si les travaux récents de Weick invitent à prendre en considération le rôle des émotions dans le processus de Sensemaking, peu d’études à ce jour ont été réalisées dans ce sens. Nos articles au contraire, ont montré comment des lieux de « mobilisation extrême » suscitant des émotions extrêmes, négatives telles que la peur, le sentiment d’horreur, la colère et la frustration ou des émotions extrêmes positives telles que le sentiment d’avoir accompli son devoir d’être humain sont à l’origine du processus de Sensemaking.

« Parce que, c’est l’horreur dans toute sa splendeur, la mort d’un enfant. Pour les parents en premier lieu et pour moi, ayant partagé un petit bout de leur histoire. C’est douloureux. Certaines personnes parlent de distance, mais moi, non. Je m’attache aux enfants et aux familles. Bien sûr que je m’y attache. Le jour où ce ne serait plus le cas, il serait temps de partir […]. Les situations deviennent parfois extrêmement compliquées parce que les gens souffrent et que c’est insupportable. » (Psychomotricienne).

« La maman s’est mise à pleurer. Lui, il était tout content, tout ému aussi. Là, je me suis dit, que c’était énorme… On se dit que c’est du temps de donné, mais pas pour rien : donner à manger aux enfants, veiller à leur bien être. On est assez fière. » (Aide Soignante 1).

1.1.4 La polyphonie des discours dans un espace social structuré

Par ailleurs, Weick a répondu aux critiques qui lui étaient adressées par les institutionnalistes en précisant la nécessité de prendre en compte la structuration de l’espace social dans le processus de Sensemaking. Là encore, malgré cette invitation, peu, voire pas d’études, à notre connaissance ont décrit le rôle de ces structures. Notre travail, et en particulier le deuxième article, montre comment la structuration de l’espace social, à travers les nombreuses parties prenantes présentes tout au long de la trajectoire du patient et leur hiérarchie est le fruit de voix discordantes. Nous avons dressé la liste des conflits présents dans nos trois terrains, lorsque les éthiques professionnelles semblent en contradiction les unes avec les autres :

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respect du rythme de l’enfant et prise en charge de la douleur vs urgence de l’examen ou du traitement ; priorité donnée au traitement vs priorité donnée au respect de l’intégrité psychique de l’enfant et à sa protection contre la maltraitance domestique ; lorsque les soignants ne partagent pas la même façon d’envisager les relations avec les familles ; le point de vue des juniors contre celui des seniors ; la survalorisation de la technique, de la recherche clinique contre le confort du patient ; la survalorisation de la gestion de crise face à la réflexion et à la discussion.

Cette polyphonie de points de vue déclenche un processus argumentatif et narratif qui conduira à un consensus et/ou à la construction d’une histoire plausible pour l’ensemble des parties prenantes.

1.2 La sélection d’événements dans le flux expérientiel (étape 2)

Ces situations qui entravent ou interrompent l’action vont déclencher un processus de réflexion et de résilience. Les acteurs vont sélectionner des événements dans le flux expérientiel à partir desquels ils vont retrouver un ordre nécessaire au maintien ou à la reprise de leur activité, à partir d’un consensus ou d’une histoire plausible « On va essayer de trouver un consensus et il n’y aura rien de plus apaisant que de voir qu’on décide ensemble. » (Professeur Hospitalier 1). La dimension éthique de cette étape réside dans la reconnaissance de ceux qui sont les véritables sensemakers et sensegivers dans le processus de construction de sens ainsi que dans le type d’événements sélectionnés.

1.2.1 Qui sont les sensemakers et les sensegivers ? La reconnaissance des acteurs de terrain dans le processus de sensemaking

Le Sensemaking n’est pas seulement une activité réservée aux managers. Les sensemakers comme les sensegivers peuvent être des équipes ou des employés et parfois même des chercheurs. Notre thèse met ainsi en avant le rôle de parties prenantes qui habituellement n’est pas ou peu traité dans les recherches sur le Sensemaking.

En effet, une part importante de la littérature se concentre sur le Sensegiving et plus précisément sur le top-down Sensegiving, c’est-à-dire sur la tentative du top management d’influencer le Sensemaking des cadres intermédiaires ou des employés, à partir de leurs représentations de la réalité et de l’organisation (Gioia et Chittipeddi, 1991, p.442). D’autres études moins nombreuses ont montré le rôle joué par les cadres intermédiaires et les équipes lorsque le changement générait des contradictions et des paradoxes (Balogun et Johnson,

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2004, 2005 ; Beck et Plowman, 2009 ; Lüscher et Lewis, 2008 ; Vaara, 2003 ; Yu, Engleman, et Van de Ven, 2005). Mais ces études envisagent le Sensemaking comme un processus cognitif individuel dans lequel certains individus vont persuader les autres de penser comme eux. Le processus sera stabilisé lorsque suffisamment de membres partageront des compréhensions communes pour agir ensemble. Maitlis et Christianson (2014) expliquent cela par le fait que le leadership a été décrit comme le management du sens (Smircich et Morgan, 1982 dans Maitlis et Christianson, 2014) et que le Sensemaking serait devenu une aptitude managériale (Ancona, 2011 ; Shamir, 2007 dans Matilis et Christianson, 2014). Or, les individus ne sont pas les simples récipiendaires d’un sens qui serait construit par le top management. Ils peuvent résister et refuser ce qu’on cherche à leur transmettre et construire leurs propres interprétations et actions (Gioia et Chittipeddi, 1991 ; Gioia et al., 1994 ; Pratt, 2000 ; Sonenshein, 2010).

Le rôle des équipes

Ainsi, notre travail montre que ce processus discursif et narratif est le fruit d’une construction collective dans laquelle les acteurs de terrains et plus particulièrement les équipes jouent un rôle primordial. Le sens collectif sera produit de façon itérative et ininterrompue car chaque acteur influencera le sens des autres dans des cycles qui se répèteront. Le processus sera interrompu lorsque suffisamment de membres engagés dans la discussion pourront trouver un consensus ou produire une histoire plausible leur permettant d’agir ensemble. Ainsi, notre travail rejoint la conception retenue dans des études récentes qui envisagent le Sensemaking comme un processus distributif et soulignent la possible importance du “share understanding” (Weick et al., 2005). C’est pourquoi, lorsque l’information est éparpillée parmi différents acteurs, on arrive à construire un nouveau sens collectif, en groupes, dans des organisations ou des communautés, pendant ou en dehors des crises (Kendra et Wachtendorf, 2006). Notre étude met en avant le rôle des acteurs de terrain : cadres intermédiaires mais également les membres d’équipes de la fonction publique hospitalière. La construction de sens au travail a été le résultat d’une narration partagée, échangée et construite entre membres d’une même équipe, entre les équipes et la Direction. Dans le cas n°3, le processus a conduit une équipe à définir le contenu de son poste et à orienter le programme de formation mis en place par la Direction. Ces cadres en poste de nuit se sont révélés de véritables sensegivers en transmettant le sens de leur travail à leur Direction.

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La place du chercheur dans le processus de Sensemaking

D’autre part, dans les trois cas mais surtout dans les cas 2 et 3, nous avons été co-producteurs de sens avec les équipes. En effet, l’analyse par catégories conceptualisantes qui nous a conduits à expliciter et interpréter ce que nous entendions à partir de concepts liés au Sensemaking ou enchâssés dans des traditions éthiques nous a positionnée dans un rôle de traducteur ou de « passeur » entre la réalité empirique et le monde des idées. Dans la mesure où ces analyses ont fait l’objet de restitutions auprès des équipes et auprès des directions, nous pouvons penser qu’elles ont été des événements qui peuvent être retenus dans la phase de rétention du Sensemaking.

1.2.2 Le type d’événements sélectionnés : les « histoires de terrains »

Afin de parvenir à maintenir ou à reconstruire du sens dans des situations chaotiques, folles ou invisibles, les acteurs ont sélectionné des histoires marquantes de leurs expériences professionnelles. Toutes ces histoires comportaient une dimension éthique, dans la mesure où elles mettaient en scène une chaîne de vulnérabilité : vulnérabilité des patients, vulnérabilité des équipes et vulnérabilité des cadres. C’est en cherchant à répondre à cette vulnérabilité que, par exemple, les cadres en poste de nuit ont défini ce qui constituait l’essence de leur mission. Ce sont ces histoires : leurs personnages, leur mise en intrigue, le dénouement et parfois leur morale qui les aident à maintenir ce que Ricœur appelle la « mêmeté » et l’ « ipséité » de leur être, c’est-à-dire qui leur permettent de maintenir ou de restaurer la cohérence de leur identité. Notre recherche souligne que parmi le flux d’informations et d’expériences qui leur parviennent, ce sont les histoires de terrain, empreintes d’enjeux éthiques qui permettent aux acteurs de retrouver un ordre et de continuer l’action en cours. Nous avons également montré à partir de ces histoires de terrain, le caractère rétrospectif du Sensemaking, le rôle de la métaphore sur le plan cognitif lorsqu’il s’agit d’expliciter le « difficilement visible », le lien entre le processus de résilience et les identités. Or, si quelques études se sont intéressées à la narration dans le processus de Sensemaking (Brown et Humpreys, 2003 ; Brown et al. 2008 ; Dunford et Jones, 2000 ; Patriotta, 2003 ; Sonenshein, 2010) ; peu se sont intéressées au récit d’histoires de terrains (Czarniawska, 1998 ; Boje, 2001, 2014) dans le processus de Sensemaking.