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La situation palliative : une situation empreinte d’enjeux éthiques

III – LA PLACE DE L’ETHIQUE DANS LE PROCESSUS DE CREATION DE SENS D’UNE ERRSPP

1. La situation palliative : une situation empreinte d’enjeux éthiques

Le tableau ci-dessous est le résultat de notre deuxième phase d’analyse qui a consisté à rapprocher les rubriques phénoménologiques, issues de la codification des entretiens codés sous NVIVO, de concepts weickiens et de concepts empruntés à l’éthique narrative (Pinsart, 2008). Il présente les catégories conceptualisantes et leurs énoncés. L’énoncé permet d’exprimer le contenu d’un extrait d’entretien présent dans les sources associées à une rubrique (Gavard-Perret et al. 2012).

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Tableau 1 : La situation palliative comme situation propice au Sensemaking Catégorie conceptualisante Enoncé de la catégorie

Evénement cosmologique : maladie grave d’un enfant qu’on ne pourra guérir et/ou la mort d’un enfant :

Interruption du récit familial

Difficulté à penser la mort d’un enfant, la question de la « bonne mort » y compris pour des soignants hospitaliers, en dehors de situations de crise ou d’urgence, qui vient malmener les identités professionnelles.

Prise en charge palliative, méconnue, repoussée au dernier moment et vécue comme un échec.

Emotions extrêmes suscitées par cette situation : tristesse ; frustration ; colère ; angoisse, sentiment d’horreur ; abandon ou surinvestissement du patient, désarroi.

Dilemmes éthiques Posés à l’ensemble des parties prenantes : faut-il procéder ou pas à des nouveaux traitements ? A des interventions chirurgicales ? A des protocoles expérimentaux ? A des réanimations ? Faut-il réaliser l’intervention sous anesthésie ou pas ? Faut-il réveiller le patient pour lui demander son consentement ? Faut-il accompagner l’enfant à l’hôpital, au domicile ? Ou dans d’autres établissements ? Qu’est-ce qui est raisonnable ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?

Propres à l’ERRSPP : accepter ou non la prise en soin ? Prendre soin des soignants, des familles ou prendre soin du patient ? Apporter un soutien rapide ou bien prendre le temps de la réflexion.

De multiples intervenants aux voix parfois discordantes

Des déontologies qui peuvent s’affronter ; une profession médicale hétérogène et structurée ( des spécialités poursuivant des objectifs divers et dont les valeurs et intérêts peuvent varier ; le poids des séniors vis-à-vis des juniors ; le poids de la recherche clinique qui peut pousser les équipes à tester un nouveau protocole au détriment du confort du patient ; la survalorisation de la technique et de la gestion de crise (statut de la réanimation) ; des conflits avec la famille pouvant aller jusqu’au dépôt de plainte ; des rôles et des discours qui peuvent parfois s’entremêler : quand le rôle social et le rôle professionnel s’entrecroisent (par exemple, la maman du patient qui est employée de maison du chirurgien).

Conséquences : difficulté à trouver un consensus nécessaire à la prise de décision ; interrogation sur le rôle de l’ERRSPP dans cette prise de décision.

1.1. L’événement cosmologique : la maladie grave d’un enfant qu’on ne pourra guérir et/ou la mort d’un enfant – l’histoire de Natacha

Natacha est une jeune fille de 15 ans qui est atteinte d’une pathologie congénitale extrêmement rare qui a été difficile à diagnostiquer et qui ne guérira pas. De nombreuses équipes sont associées à cette prise en soin. Depuis sa naissance, Natacha a fait l’objet d’hospitalisations longues et répétées, avec de nombreux épisodes difficiles, dans un contexte social et familial complexe. Sa maladie a entraîné l’amputation de trois de ses membres et son pronostic vital a été engagé à plusieurs reprises. Lorsque l’ERRSPP est sollicitée pour cette prise en soins « morcelée », il est question de l’amputation du 4e membre de Natacha. Les

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équipes soignantes impliquées « avaient du mal à trouver du sens et à ne pas être complètement déboussolées. […] C’est à ce moment-là, que nous, on est embarqués pour assumer les décisions, les réflexions que beaucoup n’assument plus et que d’autres assument trop. Nous, on arrive là-dedans, à essayer de trouver un juste milieu, dans toute cette… Dans tout ce bordel… » (Médecin).

Pour les familles, la maladie de Natacha a constitué un événement cosmologique, au sens weickien, venant interrompre le récit familial. Dans une moindre mesure, elle a également bousculé les identités professionnelles des soignants. En effet, en dehors des situations de crise ou d’urgence, il y a une difficulté à penser la mort d’un enfant, qui reste un affront au savoir médical et aux raisons pour lesquelles les personnels soignants ont choisi leur métier. Cela explique que la prise en charge palliative soit méconnue, repoussée au dernier moment, vécue comme un échec et si difficile à définir. « Ils [les médecins] prennent vraiment la prise en charge palliative comme un échec. Un échec médical. Le fait qu’on n’ait pas réussi à les guérir. Du coup, on arrive à des situations complètement folles. » (Médecin).

La situation de Natacha suscite des émotions intenses (tristesse ; frustration ; colère vis-à-vis de certains parents ou vis-à-vis de certains collègues ; sentiment d’horreur face à certaines situations, angoisse) pouvant conduire ces derniers à un surinvestissement ou à un abandon du patient. « Parce que c’est l’horreur dans toute sa splendeur, la mort d’un enfant. Pour les parents en premier lieu et pour moi, ayant partagé un petit bout de leur histoire. C’est douloureux. […]Les situations deviennent parfois extrêmement compliquées parce que les gens souffrent et que c’est insupportable ». (Psychomotricienne). « Tout le monde était hyper angoissé. » (Psychologue).

1.2. Les dilemmes éthiques

La situation de Natacha a soulevé de nombreux dilemmes éthiques (Langlois, 2005), d’abord au sein de l’ERRSPP. Par exemple, fallait-il apporter un soutien rapide ou bien prendre le temps de la réflexion ? Quand l’ERRSPP accepte finalement d’intervenir autour de la situation de Natacha, elle sera alors confrontée à d’autres types de dilemmes. En effet, le résultat du calcul coûts-bénéfices, qui sert habituellement de fil conducteur aux soignants n’avait rien d’évident dans l’histoire de Natacha. Au moment, où nous étions présente, le dilemme concernant cette jeune patiente était le suivant : « Jusqu’où on va ? Jusqu’où on coupe ? Qu’est-ce qui est raisonnable, qu’est-ce qui ne l’est pas pour cette jeune fille ? Dans le contexte d’une maladie qui continue de progresser et qui ne guérira pas ? » (Médecin).

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1.3. Un morcellement de la prise en charge qui implique de nombreuses parties prenantes dont les voix peuvent être discordantes

La prise en soins de cette jeune fille montre également comment les déontologies des différentes professions peuvent s’affronter et sont hiérarchisées. Elle a ainsi suscité des conflits entre médecins, psychologues et puéricultrices. Cependant, à l’hôpital, le discours médical prime presque toujours sur les autres discours. De plus, la profession médicale n’est pas une communauté homogène. L’histoire de Natacha a mis en scène des spécialités médicales poursuivant des objectifs divers et dont les valeurs et intérêts peuvent varier. Chaque spécialité définit un mode de relation particulier avec les autres parties prenantes, voire un type particulier de médecine. Par exemple, les conflits entre les équipes de réanimation et l’ERRSPP sont fréquents et s’expliquent en partie par un rapport au temps différent (le temps de la réanimation étant souvent celui de l’urgence) et des objectifs divergents (réanimation à tout prix contre confort de l’enfant). Il est alors difficile de trouver un consensus, acceptable par l’ensemble de ces parties prenantes et nécessaire pourtant à la prise de décision et à l’action. « Ce qui est compliqué […] c’est qu’il n’y a pas de consensus. Les médecins n’arrivent pas à trouver un consensus. » (Psychomotricienne).