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Conclusion de la première partie

Encadré 4 Tucson vs Phoenix – Miscellanées

2. Des villes de la frontier…

Dans l’histoire étatsunienne, l’Ouest représente des « terres pleines de promesses » (Trocmé et al., 1997), qui attirent les colons européens, émerveillés par son immensité et la beauté de ses paysages. La région désignée ainsi se caractérise par ses limites mobiles, repoussées et modifiées au cours du temps : d’abord limité au piémont des Appalaches, l’Ouest désigne ensuite les plaines qui s’étendent jusqu’aux Grands Lacs et au Mississipi, avant d’inclure les Montagnes Rocheuses et la côte Pacifique au milieu du XIXe siècle, souvent surnommé alors le « Wild West » (l’Ouest sauvage) (Ghorra-Gobin, 1993). Dès la fin du XIXe siècle, la conquête de l’Ouest est mise en récit. En 1893, l’historien F.J. Turner explique la conquête par la progression continue d’un front pionnier (frontier) dans lequel se forge l’identité nationale étatsunienne, d’autant plus que de nombreux Étatsuniens y voit la réalisation de leur « destinée manifeste95 » (Claval, 1989 ; Ghorra- Gobin, 2006). Derrière l’idée de frontier, il y a aussi celle de l’avancée de la civilisation face à la barbarie qui se réalise autour de trois acteurs principaux : la terre, l’Indien et le pionnier (Trocmé et al., 1997). La terre est l’enjeu premier de l’expansion et implique de dominer des espaces sauvages et hostiles. Le mythe de la wilderness (nature sauvage et primitive) à domestiquer vient mettre en récit les rapports des hommes à la nature, entre forte appropriation et mise en réserve, et façonne aussi l’identité étatsunienne (Nash, 1964 ; Arnould et Glon, 2006 ; Moumaneix, 2012). Cependant ces terres ne sont pas vierges de tout peuplement et « l’avancée de la civilisation sur la barbarie » se réalise au détriment des populations autochtones qui sont quasi-exterminées et regroupées dans des réserves à partir des années 1850. L’installation sur un territoire sauvage peuplé de tribus indiennes hostiles contribue cependant à façonner le mythe de la frontier et du pionnier. L’Ouest étatsunien fait donc l’objet d’une vision romantique, construite à partir d’un rapport particulier à la nature (la wilderness), au centre de laquelle se trouve le désert (Fowler, 2000). Dans sa préface à l’édition de 1999 du livre The Desert (1901) de J.C. Van Dyke, l’historien P. Wild montre comment ce texte a transformé les regards des élites étatsuniennes sur les déserts de l’Ouest au début du XXe siècle. Selon lui, cet ouvrage a jeté les bases des champs lexicaux encore utilisés aujourd’hui pour qualifier le désert, bien que ceux-ci soient bien souvent éloignés des connaissances scientifiques sur les

95 Cette idéologie définie à partir du milieu du XIXe siècle considère que, par volonté divine, les États-Unis sont destinés à dominer et de ce fait à civiliser le continent nord-américain.

milieux désertiques. Van Dyke a fait d’un espace jusqu’alors hostile « un espace luxuriant, un paysage excitant ». Ce livre, le premier à décrire les milieux désertiques en des termes positifs, paraît au moment où les Étatsuniens de la côte est commencent à prendre conscience des conséquences de l’industrialisation sur l’environnement et sur les ressources naturelles (Wild, 1996 ; Fowler, 2000) : « arrivant précisément au bon moment, Van Dyke parla aux Américains inquiets d’un endroit romantique et exotique où ils pourraient se régénérer. (…) Parsemée de ranches et quadrillée de clôtures, la région n’était pas du tout aussi sauvage que le professeur voulait le faire croire, mais ce qu’il disait était exactement ce que les gens voulaient entendre (…). Nos sociétés de masse, fortement urbanisées, aspirent à un endroit mystérieux, un désert romantique où l’âme peut rêver. »

2.1 Tucson, le Old Pueblo

Le bassin dans lequel se trouve actuellement la ville de Tucson est habité depuis 2100 avant l’ère commune (Roth et Wellman, 2001 ; Vint, 2017), ce qui en fait l’un des sites les plus anciens d’installation humaine sur le continent nord-américain. La ville de Tucson elle-même est l’une des villes les plus anciennes des États-Unis (Logan, 2002 ; Otero, 2010). A la fin du XVIIe siècle, des missionnaires jésuites fondent les missions de Tubac et de San Xavier en territoire Tohono O’Odham. Ce peuple amérindien, dont le nom signifie « peuple du désert », disposait d’un vaste territoire de la rivière Gila au nord à la rivière Sonora au sud (Erickson, 1994). Aujourd’hui, la majorité de la population Tohono O’Odham vit dans la réserve dont on peut voir les limites sur la figure 16.

La ville de Tucson est fondée en 1775 autour d’un fort militaire construit par les colons espagnols pour se défendre des attaques apaches, le Presidio San Agustín del Tucsón. En 1821, lors de l’indépendance du Mexique, le sud de l’Arizona actuel devient mexicain et est rattaché à l’État du Sonora. Il intègre finalement les États-Unis en 1853, lors de l’achat Gadsden. Cependant, isolée et soumise aux raids apaches, la région est peu attractive (Sheridan, 1992 ; Callis, 2015). Elle le devient à partir des années 1880, avec la fin des guerres indiennes et la construction de la voie ferrée du Southern Pacific Railroad qui permet de connecter Tucson au reste des États-Unis (Sheridan, 2012).

Les premiers colons étatsuniens sont arrivés dans les années 1850, dans le contexte de la ruée vers l’or – Tucson compte alors 400 habitants –, mais c’est dans les années

1880 qu’ils surpassent en nombre les Mexicains. L’organisation économique, politique, culturelle et sociale de la ville se transforme progressivement. Les formes urbaines évoluent, notamment les maisons en adobe disparaissent au profit de la brique et des structures en bois (Bufkin, 1981 ; Luckingham, 1982 ; Sheridan, 1995). Comme le souligne ironiquement l’historien C. Sonnichsen (1987), « les nouveaux arrivants préféraient geler en hiver et bouillir en été plutôt que de vivre dans une de ces laides maisons en boue96 ». C’est aussi au tournant du XXe siècle qu’apparaissent les pelouses devant les habitations bien qu’elles soient grandes consommatrices d’eau et extrêmement difficiles à entretenir dans le climat du désert de Sonora (McPherson et Haip, 1989). En effet, l’idéal étatsunien de la maison individuelle et du jardin (Ghorra-Gobin, 1992) accorde une valeur particulière à la pelouse bien entretenue, d’autant plus que le frontyard est offert à la vue de tous (voir Encadré 5).

En 1885, l’Université d’Arizona est créée à Tucson. C’est une université dite « land grant », construite sur des terrains cédés par le gouvernement fédéral. L’objectif est de former les futurs gestionnaires et élites du nouveau territoire, dans les domaines de l’agriculture, des sciences et de l’ingénierie, particulièrement importants pour la mise en valeur des ressources de l’environnement aride (Martin et Weaver Hart, 2014). L’Université se spécialise notamment dans les recherches anthropologiques sur les peuples amérindiens et étudie leur relation à l’eau, fondamentale dans cette zone désertique de l’Arizona (Fowler, 2000). Aujourd’hui, elle est le premier employeur de la ville. De 7 000 habitants en 1880, Tucson passe à 20 300 en 1920. Elle est alors la plus grande ville d’Arizona.

2.2 Phoenix, la ville américaine

Le premier établissement permanent de colons étatsuniens dans la région de Phoenix est le fort McDowell construit en 1865, en rive gauche de la rivière Verde. Bien vite, d’autres s’installent sur le site de l’actuelle Tempe et utilisent l’eau de la rivière Salée pour cultiver des champs et approvisionner ainsi le fort (Comeaux, 1982). D’autres encore s’installent à la confluence des rivières Salée et Gila et remettent en état des canaux hohokam afin de cultiver les terres des terrasses alluviales, elles aussi

96 “newcomers preferred to freeze in winter and stew in summer rather than live in one of those ugly mud houses”.

particulièrement propices à l’agriculture. Ce territoire est celui du peuple amérindien Akimel O’Odham, proches des Tohono O’Odham, mais dont le nom signifie « peuple de la rivière ». La plupart des Akimel O’Odham vivent aujourd’hui dans les réserves de la Gila River Indian Community et de la Salt River au sud et à l’est de Phoenix. La ville de Phoenix est fondée en 1867 et « incorporée97 » en 1881.

La métropole qu’est devenue aujourd’hui Phoenix était donc à l’origine un ensemble de petits bourgs agricoles, installés dans les sites reconnus comme les plus stratégiques pour l’approvisionnement en eau (confluences, gués, ruines de canaux Hohokam qui signalent l’intérêt d’un emplacement) et structurés par la gestion à grande échelle des infrastructures hydrauliques (Luckingham, 1989 ; VanDerMeer, 2002). Toutes les suburbs de Phoenix suivent la même trajectoire, de petits villages d’agriculteurs et de commerçants à centres d’une gigantesque métropole polycentrique (Gober, 2006 ; Leslie et O’ Huallachàin, 2006 ; Sheridan, 2012). Phoenix se construit donc en premier lieu comme une « irrigation city », une ville née des champs irrigués grâce aux eaux de surface relativement abondantes (rivière Salée, Verde, Gila, Agua Fria) (Figure 17) et comme une « garden city » où peuvent se multiplier les vergers et les plantations d’agrumes, deux modèles de croissance urbaine typiques de l’Ouest décrits par C. Abbott (2010) dans son livre How Cities Won the West.

En 1912, lorsque l’Arizona intègre l’Union en tant que 48e État, Phoenix est choisie comme capitale parce que plus centrale que Prescott au nord et que Tucson au sud, mais aussi pour des raisons politiques qui privilégient une « vraie » ville de la frontier (Turner, 1983), c’est-à-dire née de la volonté des colons étatsuniens de domestiquer la wilderness (Nash, 1964 ; Arnould et Glon, 2009) et non pas des efforts espagnols puis mexicains comme cela est le cas pour Tucson (Sonnichsen, 1987 ; Sheridan, 2012 ; Montès, 2014). Selon l’historienne L. Otero (2010), le passé espagnol et mexicain de Tucson représente un défi pour les élites étatsuniennes de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle. En effet, il invalide les récits nationaux de la Destinée Manifeste, de la frontier et de la wilderness puisqu’il se trouve que la région avait déjà été colonisée. Dans son ouvrage La Calle, elle étudie la disparition des maisons en adobe et l’arasement des quartiers centraux historiques de Tucson au profit de la construction d’un Central

97 Les aires incorporées aux États-Unis sont des territoires qui ont reçu une charte de l’État pour accéder au statut de “ville” et qui sont gérés dès lors par une équipe municipale.

Business District (CBD) et d’un Convention Center, formes urbaines typiquement étatsuniennes. L. Otero montre comment l’effacement de l’architecture mexicaine et plus largement des paysages spécifiques du désert de Sonora pour faire ressembler la ville à « n’importe qu’elle autre ville américaine98» a longtemps représenté un but pour les élites locales, aujourd’hui remis en cause. A Phoenix, les quartiers historiques les plus anciens se caractérisent par des habitations de type victorien ou de petites maisons imitant les cottages anglais construites à la fin du XIXe siècle. Les valeurs accordées à la pelouse aux États-Unis présentées dans l’Encadré 5 ont sans doute trouvé une expression exacerbée dans le contexte d’une ville comme Phoenix, capitale et vitrine étatsunienne de l’État récent d’Arizona, puisqu’elles permettent de prouver que la wilderness (les conditions climatiques arides et les sols argileux) a été domptée au profit de la civilisation et des valeurs morales américaines.

Cette statue a été commandée par la Ville de Glendale pour célébrer son passé agricole et notamment l’importance des pratiques d’irrigation dans le développement de la ville depuis la fin du XIXe siècle.

98 Voir C. Sonnichsen (1987) : “to look like Nashville or Peoria”, C. Abott 2010 “to look like any city they were originally from” ou encore J. Schipper, 2008.

Figure 17 : The Irrigators, statue en bronze de Debbie Gessner (1985) (Bibliothèque municipale de Glendale, mai 2019)

A partir des années 1920, Phoenix et Tucson se développent suivant le même modèle économique structuré autour des 5 « C » historiques de l’État d’Arizona : citrus (agrumes), cotton (coton), cattle (bétail), copper (cuivre) et climate (climat) (Comeaux, 1982 ; Sheridan, 2012). Elles sont toutes deux les villes-marchés d’une région qui produit des denrées agricoles toute l’année et du cuivre en quantité pour approvisionner le pays qui s’urbanise et s’industrialise à grande vitesse. Cependant, le statut de capitale de Phoenix, situé aux carrefours d’axes nord-sud et est-ouest, à la fois routiers et ferrés, et disposant de ressources en eau plus importantes (voir partie 3 de ce chapitre), explique en grande partie que la ville se développe bien plus rapidement que Tucson.

La bibliographie étatsunienne consacre des ouvrages entiers de géographie (Robbins, 2007 ; Sisser et al., 2016) et d’histoire (Jenkins, 1994 ; Steinberg, 2006) à la pelouse, aux représentations sociales qui y sont associées et aux transformations écologiques qu’elles impliquent dans les villes, et surtout dans les suburbs étatsuniennes. Le gazon (sélection artificielle de graminées*) est introduit aux États-Unis au XVIIIe siècle et se répand au XXe siècle. Pour P. Robbins (2007), il représente l’une des facettes d’un « impérialisme écologique » débuté dès 1492 avec l’introduction d’espèces nouvelles par les Européens sur le continent américain.

L’intérêt pour les paysages engazonnés nait en France, puis se diffuse dans l’Angleterre du XVIIIe

siècle au moment où se développent les enclosures. Les grandes propriétés sont en effet en partie déforestées et plantées de gazon (Thomson, 2017) comme on peut le voir dans les célèbres portraits des élites anglaises du peintre Gainsborough. De là, la mode du gazon atteint les États-Unis où l’on trouve des étendues de pelouse dès la première moitié du XVIIIe siècle dans les grandes propriétés de Nouvelle-Angleterre et du Sud. Cependant, jusqu’au XIXe

siècle, aux États-Unis, la pelouse est surtout utilisée dans les espaces publics et autour des bâtiments administratifs et institutionnels.

Au milieu du XIXe siècle, deux facteurs principaux contribuent à la démocratisation et à la diffusion de la pelouse dans les habitations des classes moyennes étatsuniennes. D’abord, la parution en 1841 de l’ouvrage de A.J. Downing, intitulé A Treatise on the Theory and Practice of Landscape Gardening Adapted to North America, érige la pelouse en attribut nécessaire pour affirmer le pouvoir d’une élite émergente de propriétaires terriens mais aussi pour renforcer le sentiment d’appartenance à une « communauté ». Dans le contexte de l’urbanisation rapide du pays, et alors que les villes sont de plus en plus considérées comme des lieux de perdition morale à éviter, cet effort vise à préserver une forme de citoyenneté raffinée, définie par une esthétique harmonieuse, celle de la pelouse verdoyante bien entretenue, uniforme et sans mauvaise herbe. Downing confère aux pelouses le rôle de moteur pour façonner une citoyenneté urbaine « morale » et la « bonne » identité américaine. Ensuite, la naissance et la multiplication des parcs urbains, autour des travaux de Frederick Law Olmsted qui aménage notamment Central Park à New-York, marque l’avènement d’un paysage urbain où « l’herbe soigneusement coupée et gérée de manière intensive est partout,