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Le climat de l’Arizona est en train de changer. Dans l’État, les températures se sont réchauffées d’un peu plus de 1°C en moyenne depuis un siècle. Cette évolution a des conséquences :

- Sur le manteau neigeux (snowpack) : les précipitations sous forme de neige se font de plus en plus rares et la neige fond de plus en plus précocement au printemps. Depuis les années 1950, le manteau neigeux a donc diminué en Arizona mais aussi dans toutes les zones montagneuses du bassin du Colorado. Cette réduction du manteau neigeux affecte le niveau des réservoirs d’eau qui tend à baisser également (Figure 8).

- Sur la disponibilité de la ressource en eau : le changement climatique va probablement impliquer une augmentation des besoins en eau en même temps qu’une diminution de la disponibilité de la ressource. En effet, la hausse des températures augmente les taux d’évaporation et d’évapotranspiration à partir des sols, des plantes et des eaux de surface. L’agriculture irriguée notamment va donc avoir besoin de plus en plus d’eau alors que cette dernière sera de moins en moins disponible puisque les précipitations risquent de ne pas augmenter suffisamment pour compenser cet excès d’évaporation (voir Figure 5 plus haut). En effet, les précipitations annuelles ont déjà diminué en Arizona au cours du siècle dernier et il est possible que cette diminution s’accentue. Les sols sont donc susceptibles d’être plus secs et les périodes sans pluie de s’allonger…

- Sur l’agriculture : l’augmentation des températures et l’installation de la sécheresse risque d’affecter les principales activités agricoles de l’Arizona : l’élevage, la production laitière et le maraîchage. Les températures élevées menacent en effet la santé du bétail qui mange moins, se développe plus lentement et produit des quantités moindre de lait. Les activités d’élevage pourraient également être perturbées par les incendies et la transformation des écosystèmes, qui de prairies (Figure 9) tendent à se transformer en terres arbustives caractéristiques des paysages désertiques. La réduction de la disponibilité de l’eau créerait également des difficultés pour les cultures irriguées, qui représentent les deux tiers de l’eau utilisée dans l’État.

Figure 8 : Le lac Mead en novembre 2016. En 2016, le niveau du réservoir qui approvisionne Las Vegas, Los Angeles, Phoenix et Tucson était particulièrement bas du fait des conditions de sécheresse : la retenue était alors remplie à 37,5% de sa capacité de stockage. En 2020, elle atteint 43%

Sur la fréquence des incendies et la transformation des paysages : la hausse des températures et la sécheresse risquent d’accroître la gravité, la fréquence et l’étendue des incendies. En moyenne, plus de 2% des terres en Arizona brûlent tous les dix ans depuis 1984. La multiplication des feux de forêts, associée à des conditions climatiques de plus en plus sèches, contribue à étendre les écosystèmes désertiques et à modifier ainsi les

paysages d’Arizona.

Sur la prolifération des parasites : les conditions plus chaudes et plus sèches rendent les forêts plus sensibles aux parasites. En effet, la sécheresse réduit la capacité des arbres à se défendre. De plus, avec des températures hivernales de plus en plus élevées, certains insectes ravageurs peuvent désormais persister toute l’année.

Sur la santé humaine : des températures trop chaudes pour le corps humain peuvent être dangereuses. Certaines personnes sont particulièrement vulnérables aux fortes chaleurs, notamment les enfants, les personnes âgées, les personnes malades et les populations défavorisées. Les températures élevées de l’air peuvent en effet provoquer une

déshydratation ainsi que des coups de chaleur, qui, s’ils sont graves, peuvent affecter les systèmes cardiovasculaire, respiratoire et nerveux. Dans les zones urbanisées, les

températures sont plus élevées que dans les secteurs environnants. Par exemple, à Phoenix, l’ilot de chaleur se traduit par des températures urbaines entre 5 et 8°C supérieures à celles observées en zones rurales (Chow et al., 2012). A Phoenix, en été, les

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populations les plus pauvres, notamment les sans-abris, sont exposés à des températures atteignant 40°C le jour et 30-35°C pendant la nuit, ce qui ne donne aucune période de répit au corps pour se rafraîchir et représente un danger pour la santé. Enfin, l’augmentation des températures contribue à accroître la formation d’ozone troposphérique. L’air est donc de plus en plus pollué ce qui aggrave les maladies pulmonaires, l’asthme notamment.

Figure 9 : Paysage typique de la région Arizona Upland du désert de Sonora (août 2016) - Pour les communautés autochtones : le changement climatique menace les ressources naturelles et soulève un problème de santé publique dans les communautés autochtones. La hausse des températures et l’aggravation de la sécheresse sont en effet susceptibles de réduire la disponibilité de certains poissons, gibiers et plantes sauvages dont les Dinés [Navajos] et d’autres tribus dépendent depuis des générations. L’eau pourrait se faire de moins en moins disponible pour la consommation domestique, en particulier pour ceux qui ne sont desservis ni par les systèmes municipaux ni par des puits individuels, c’est-à-dire 30% environ des membres de la nation Diné. Les sécheresses récurrentes et la hausse des températures contribuent à dégrader les terres : dans la nation Diné, par exemple, le champ de dunes de Great Falls a progressé de près d’un kilomètre au cours des soixante dernières années, menaçant les infrastructures routières, les habitations et les zones de pâturage. La chaleur extrême peut également causer des problèmes de santé pour ceux qui n’ont pas accès à l’électricité et donc à l’air conditionné : c’est le cas pour 40 % des habitants de la réserve Diné.

1.3 La pénurie

1.3.1 Définition

Dans la figure 6, on pouvait voir que l’U.S. Drought Monitor associe aux sécheresses sévères, extrêmes et exceptionnelles des situations de pénurie et la mise en place de restrictions imposées sur les quantités d’eau utilisées. Ce paragraphe propose de se pencher sur cette notion de pénurie. En effet, comme le soulignent A. Rivière-Honegger et J.-P. Bravard dans l’édito du numéro thématique de Géocarrefour paru sur la question en 2005, elle est « loin de constituer une évidence et encore moins de faire l’unanimité ». La définition la plus courante de la pénurie souligne un déséquilibre, celui d’une demande en eau (en termes de quantité et de qualité) qui dépasse les capacités d’approvisionnement disponibles (Margat, 2005 ; FAO, 2012).

Décrire une situation de pénurie nécessite aussi de mobiliser des indicateurs. Le plus couramment utilisé est l’indice de Falkenmark (Falkenmark et Lindh, 1976 ; Brouwer et Falkenmark, 1989) qui prend pour référence les besoins et usages individuels de l’eau afin de faire de la pénurie une « question sociale » (Honegger et Bravard, 2005). La pénurie se distingue ainsi de l’aridité et de la sécheresse qui relèveraient plutôt de données naturelles (Vorosmarty et al., 2005). M. Falkenmark considère une situation de pénurie lorsque l’approvisionnement disponible en eau se fait inférieur à 1 700m3 par personne et par an. Les travaux de P. Gleick (1996 ; 1998) ont contribué à définir la limite de 50 litres par personne et par jour qui est désormais reconnue par les instances internationales comme la quantité d’eau minimale nécessaire pour répondre aux besoins fondamentaux des individus (eau potable, hygiène, cuisine). Enfin, L. Ohlsson (1999) a souligné que la capacité d’une société à s’adapter à des situations de stress dépend de la répartition des richesses, du niveau d’éducation et des possibilités de participation de la population. Il propose donc de mettre l’Indice de Développement Humain (IDH) en regard du seuil de pénurie défini par M. Falkenmark pour établir un niveau de capacité d’adaptation des sociétés à la rareté de l’eau et définir un indicateur social de la pénurie en eau (social water stress index). Il existe aussi un indice de pauvreté hydrique (Water Poverty Index) (Sullivan, 2002), mobilisé notamment dans le cadre des approches développementalistes. En effet, inspiré des réflexions d’A. Sen, l’indice de pauvreté hydrique s’intéresse aux « capabilités » des individus pour accéder à l’eau et évalue leur qualité de vie. Enfin, on peut mentionner la notion de sécurité hydrique (water security), définie comme « l’accès

durable à l’échelle des bassins versants à des quantités suffisantes d’eau de qualité acceptable pour assurer la protection de la santé humaine et celle des écosystèmes59 » (Cook et Bakker, 2012 ; en Français, pour une présentation complète des enjeux de la cette notion, voir Renou, 2016).

1.3.2 La production sociale de la pénurie

Cette approche par les indicateurs a été critiquée en ce qu’elle peut contribuer à décontextualiser et à dépolitiser la question de la pénurie (Molle et Mollinga, 2003 ; Buchs, 2012). Or les situations de pénurie sont bien le résultat de jeux complexes entre données physiques et actions humaines et dépendent intrinsèquement de dynamiques économiques, politiques et sociales. Ainsi, la FAO (2012) explique que les

causes [de la pénurie] sont toutes liées à l’intervention de l’homme dans le cycle de l’eau (…). Il faut s’attendre à ce que la pénurie s’accentue avec la plupart des formes de développement économique [augmentation de la demande] mais ses causes peuvent être en grande partie prévues, évitées ou atténuées si elles sont adéquatement prises en considération. Les trois principaux aspects qui caractérisent la pénurie d’eau sont : un manque physique de disponibilité en eau pour répondre à la demande ; le niveau de développement des infrastructures qui contrôlent le stockage, la distribution et l’accès à l’eau ; et la capacité institutionnelle à fournir les services d’eau requis.

La pénurie en eau relève donc d’une construction sociale comme le soulignent de nombreuses études (Aguilera-Klink et al., 2000 ; Kaïka, 2004 ; Alexandre, 2005 ; Benjaminsen, 2012 ; Bourblanc et Blanchon, 2017 ; Millington, 2018). Elle constitue une menace ou une réalité qui fait l’objet de discours (Bakker, 2000 ; François, 2006 ; Sonnett et al., 2006 ; Garcier, 2010). De plus, une situation de pénurie dépend fortement d’un système sociotechnique (Callon, 1986 ; Akrich, 2006), c’est-à-dire des choix de développement qui ont été faits – agriculture irriguée et métropoles millionnaires dans le cas étudié dans cette thèse –, des choix techniques (grandes infrastructures, barrages, canaux, pompes), règlementaires (arsenal juridique, contrats) et institutionnels (organismes de gestion) qui les ont rendus possibles « sur un territoire déterminé, marqué par une histoire, occupé par des groupes sociaux avec leurs intérêts et leurs conflits

59 “sustainable access, on a watershed basis, to adequate quantities of water, of acceptable quality, to ensure human and ecosystem health”.

d’intérêts » (Lorrain et Poupeau, 2013). Cette approche du service d’eau comme système sociotechnique – héritée des Science and Technology Studies (STS) (Pinch et Bijker, 1984 ; Bijker et al., 1987) et de la théorie de l’acteur-réseau (Akrich et al., 2006) qui émergent dans les années 1980 – s’intéresse au continuum nature-société en considérant les dispositifs techniques comme des éléments nodaux qui dévoilent des jeux d’acteurs, la domination de certains savoirs (Gandy, 2014 ; Aubriot et Riaux, 2013), mais aussi des « pratiques qui évoluent en fonction des attentes sociales, elles-mêmes parfois définies en fonction des conditions hydrologiques (assèchement des cours d’eau, baisse des niveaux des aquifères, etc.) » (Germaine et al., 2019).

L’expression de « dispositif » fait partie du vocabulaire de la sociologie des sciences qui la définit ainsi : « un ensemble d’instruments techniques [… fortement imbriqués] avec le monde social qui les a produits et sur lequel ils agissent » (Zittoun, 2013, cité dans Bourblanc et Blanchon, 2017). Ce sens du mot dispositif et son importance dans les études de STS sont fortement influencés par la pensée de M. Foucault (1977) qui propose la description suivante :

un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments […]. Par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui à un moment donné a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante… J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif donc est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux.

Dans une approche de political ecology qui s’intéresse aux rapports de domination dans l’accès aux ressources, il est intéressant de noter à quel point Foucault considère le dispositif comme imbriqué dans des jeux de pouvoir au point de résulter de relations de pouvoir et de savoir. S’appuyant sur ces réflexions de Foucault, le philosophe italien G. Agamben propose même une « théorie des dispositifs » (2006) dans laquelle il appelle dispositif « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants ».