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Trouver son bouffon : ateliers avec Marc Doré

CHAPITRE 2 : Contexte et choix de la pièce

3.2 Trouver son bouffon : ateliers avec Marc Doré

C’est en janvier 2006 que Marc Doré vient donner une dizaine d’heures d’atelier afin de permettre aux jeunes comédiens de trouver leur bouffon. La recherche se fait grâce à des exercices physiques et d’improvisation. Tout d’abord, le bouffon s’inscrit dans le corps et les gestes et, par la suite, l’esprit en est contaminé.

Afin de trouver leur bouffon, Doré invite les participants à former un grand cercle. Un comédien se déplace à l’intérieur du rond et marche normalement. Il est suivi par un autre participant dont l’objectif est d’exagérer la démarche du premier. Celui qui déambulait normalement se voit marcher différemment, ce qui représente pour lui une source d’inspiration très riche pour la démarche de son bouffon. Une fois que cet exercice a été complété par chaque comédien, Doré demande aux participants de se déplacer dans l’espace tout en explorant leur démarche. De plus, il les invite à sentir leurs bosses internes et externes, et à intégrer ces sensations à leur nouvelle façon de marcher. En sculptant les corps, il permet la naissance des bouffons. L’asymétrie donne lieu à des démarches qu’on peut retrouver chez des handicapés physiques. Nous nous retrouvons au royaume du tout croche, de l’anormal, du bizarre, de l’accidenté, du profondément différent et du plaisir à être ainsi.

Dès lors, la position corporelle de chaque bouffon le conduit vers un schéma de pensée qui est régi par la moquerie, la folie et la légèreté du propos. Par exemple, Doré place tous les bouffons dans un salon funéraire. L’ambiance habituelle de ce lieu est souvent coincée, on ne rit pas trop, car ce n’est pas la place. On pleure, on transmet nos condoléances et on dit merci. Les bouffons se moquent de ces répétitions de mots. Le jeu bouffonesque fait éclater les paramètres de la normalité et il nous permet de voir l’envers

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d’une réalité que nous n’osons pas exprimer parce que nous sommes trop pris par les conventions mortuaires. Dans cette situation, chacun de nous a eu, à un moment donné, des idées moqueuses rapidement chassées de notre esprit. Quant aux bouffons, ils se nourrissent de ces idées malicieuses et ils vont jusqu’au bout de leur délire. Lors de cet exercice, Doré demande aux comédiens de prendre le temps de bien choisir l’élément (ou l’angle) dont ils veulent se moquer afin d’éviter l’éparpillement et la dilution du propos.

Il fait vivre une autre improvisation aux apprentis comédiens : le réveil du matin qui est constitué de plusieurs gestes que nous répétons chaque matin tel un rituel. Il enseigne aux comédiens comment les bouffons aiment insister sur un geste qu’ils affectionnent. Il leur montre le plaisir qu’un bouffon peut ressentir à enlever le petit bouchon d’un tube de pâte dentifrice. Il s’amuse à visser et à dévisser le bouchon tout en étant complice avec les spectateurs qui connaissent fort bien ce geste répété des centaines de fois, mais auquel ils ne prêtent plus attention tellement il est devenu machinal.

Doré propose aux jeunes comédiens une situation qui se déroule dans un magasin de vêtements où nous retrouvons l’acheteuse et la vendeuse. Nous voyons la « bouffon- vendeuse » mettre tout le magasin sur le dos de la « bouffon-acheteuse » qui transforme son corps sous le poids imaginaire de tous les vêtements essayés. Nous entendons la vendeuse dire à l’acheteuse que tout lui va tellement bien que celle-ci achète tout.

Lors de cette improvisation, Doré rappelle l’importance pour le bouffon de se sentir comme s’il était à bord d’un hélicoptère : regarder de haut, saisir ce qui est en relief, ne pas s’attarder aux détails et garder en mémoire l’essence de ce qu’il perçoit de la situation. Ce qui a pour conséquence que le bouffon ne s’implique pas dans l’émotion générée par les événements de la vie, au contraire, il s’en moque. De plus, il n’est pas

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pris par la psychologie, souvent complexe, du personnage. Il garde quelques éléments superficiels du personnage, cela lui suffit pour faire comprendre au public de qui il s’agit. Par exemple, pour le Petit Chaperon rouge, il retient sa démarche et sa naïveté. C’est suffisant. Le bouffon trouve une imperfection chez quelqu’un et il la regarde avec une loupe. Son objectif n’est pas de reconstituer fidèlement une situation réaliste, mais plutôt de représenter notre monde d’une manière exagérée, d’en rire et de s’en moquer.

Par la suite, Doré demande aux jeunes de bouger, dans l’espace, le parcours suivant: la plage, la forêt, la montagne, une rivière et un champ de blé. Ici, il met l’accent sur l’importance de faire les mouvements légers et fluides. Pour les bouffons, rien n’est forcé dans leur moquerie des gestes que peut poser, par exemple, l’alpiniste qui gravit une montagne. Ils se moquent de celui-ci en mettant, sans s’arrêter, des sangles et encore des sangles et toujours des sangles. En plus de rendre leur gestuelle légère, Doré invite les jeunes comédiens à alléger leur côté moqueur, à ne pas trop s’investir par rapport aux émotions et à ne pas chercher de logique dans leur moquerie, sinon on risque de perdre la parodie, la caricature.

Après avoir abordé le bouffon grâce à la démarche et aux gestes dans différentes situations amplifiées du quotidien, Doré invite les jeunes à expérimenter le discours disjoncté. Tout comme le corps bouffonesque, l’organisation des mots est anormale, chaotique, illogique. C’est la loi du non-sens duquel émerge une poésie du chaos. Le spectateur, quant à lui, s’efforce de trouver un sens, un fil conducteur dans cette prolifération de mots qui déferlent sans lien logique. Les bouffons poètes font de la « parlure automatique »: « La cuisine mange des oriflammes et le salon pleut des chiens. » Nous retrouvons aussi des bouffons prophètes qui mettent les gens en garde de tous les fléaux de la terre. Par exemple, nous avons entendu un bouffon nous parler de la

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bactérie mangeuse de chair : « La bactérie mangeuse de chair prend la forme des humains, elle devient une entité mangeuse de chair, tout le monde peut être atteint. Demandez aux autres s’ils l’ont : s’ils disent oui, c’est qu’ils l’ont, s’ils disent non, c’est qu’ils l’ont et qu’ils vous mentent. »

Autre élément qu’il fait travailler par les apprentis bouffons est la musique. Ils dansent au son de percussions qu’ils utilisent pour émettre des sons tribaux. Inévitablement, la danse, tout comme le discours disjoncté, se termine dans un formidable chaos où s’entassent, au sol, les corps. Pour se sortir de ce magma, ils roulent sur eux-mêmes en riant. C’est riche de ces apprentissages que le travail d’appropriation du bouffon se continue sans Doré, mais en ma compagnie, et où chacun des aspects qu’il a enseignés est travaillé pendant les dix-huit mois à venir avant le départ pour l’Europe.

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