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La pédagogie selon Lev Vygotski

CHAPITRE 2 : Contexte et choix de la pièce

3.3 La pédagogie selon Lev Vygotski

Cette expérience théâtrale représentait pour moi un véritable défi pédagogique. Les rencontres avec Marc Doré concernant sa pédagogie du théâtre m’avaient inspirée et guidée. Mais il y avait aussi Lev Vygotski.

Vygotski est né le 5 novembre 1896, dans la ville d'Orcha en Biélorussie. Quelques années après la Révolution d'octobre, en 1924, il présente au deuxième congrès panrusse de psycho-neurologie un rapport qui suscite l’intérêt de Kornilov, le nouveau directeur de l'Institut de psychologie de l'université de Moscou. Kornilov lui propose de prendre part à la reconstruction de la psychologie, dans l'esprit du marxisme. Vygotski accepte. Il a 28 ans et a comme but d'apporter des solutions concrètes à la lutte contre l'analphabétisme et le handicap mental. La tuberculose mettra un terme à l'intense

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activité de Vygotski. C'est sur son lit de mort qu'il dicte le dernier chapitre de Pensée et Langage, qui sera publié peu après sa disparition. Il meurt à l'âge de 37 ans, le 11 juin 1934. Dès 1936, toutes les oeuvres de Vygotski sont interdites en Union soviétique parce qu’il était trop ouvert à l'influence des travaux occidentaux. Longtemps censurée dans son pays d’origine et ignorée dans le reste du monde, son oeuvre est aujourd’hui considérée comme l’une des plus importantes de notre siècle.

Ses travaux sur la zone proximale de développement (ZPD) mettaient des mots sur ma façon de transmettre mes connaissances théâtrales et sur les stratégies pédagogiques que j’ai utilisées tout au long du travail d’appropriation du bouffon. La ZPD repose sur la zone d’apprentissage de l’élève où il pourra compter sur l’aide d’un adulte qui le conduira vers des réussites et qui lui proposera des activités pédagogiques pas trop faciles (zone d’autonomie) et pas trop difficiles (zone de rupture). Voici un aspect de la ZPD qui a éclairé mon enseignement auprès des apprentis comédiens :

Cette zone est définie comme la différence (exprimée en unité de temps) entre les performances de l’apprenant laissé à lui-même et les performances du même apprenant quand il travaille en collaboration et avec l’assistance de l’adulte qui se définit comme suit : démonstrations de méthodes devant être imitées, exemples donnés, questions faisant appel à la réflexion intellectuelle et collaboration dans des activités partagées comme facteur constructif du développement11.

11 Ivan IVIC, Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée, (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIV, no ¾, 1994 (91/92), p.12. www.academia.edu/7282112, [Consulté le 4 aout 2018].

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Comme je l’ai mentionné précédemment, les notions pédagogiques de Lev Vygotski ont mis des mots sur ma façon d’enseigner le jeu bouffonesque à mes anciens élèves de la polyvalente Benoit-Vachon. Précisément, la zone proximale de développement (ZPD) m’a permis de comprendre la démarche pédagogique que j’avais préconisée tout au long du projet.

Assurément, je pouvais compter sur les années passées au CADQ où j’avais appris les fondements du jeu théâtral, sur mon expérience de mise en scène auprès des jeunes dont ceux faisant partie du projet Christoeuf, sur mes connaissances pratiques et théoriques de mon baccalauréat en mise en scène à l’Université Laval et sur les entretiens avec Marc Doré portant, entre autres, sur la pédagogie théâtrale du clown et du bouffon. Le projet était ambitieux. J’ai suivi une route que j’inventais de semaine en semaine.

Dès lors, je tenais à la première étape du projet qui relevait de la pédagogie. À mes yeux, elle était essentielle. En approfondissant la théorie de la zone proximale de développement de Lev Vygotski, je me rends compte qu’instinctivement j’ai utilisé des formes de travail qui ont facilité l’appropriation du jeu bouffonesque par les jeunes comédiens. Voici un schéma12 de la ZPD qui la situe dans les apprentissages de l’élève.

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Fig.1 La zone proximale de développement (ZPD) chez l’élève13

Cette zone repose sur l’aide apportée par l’adulte à l’apprenant. Ce dernier est en mesure d’apprendre en réalisant des réussites parce que l’enseignant adapte les apprentissages en fonction de ses capacités cognitives. Il réussit; il est motivé à poursuivre sa formation. Ainsi, l’adulte a le souci de présenter des exercices ni trop faciles ni trop difficiles afin de s’assurer que l’élève évolue tout au long de l’acquisition de nouvelles connaissances.

Voici une définition complémentaire à ce que j’ai déjà nommé concernant la zone proximale de développement qui permet de mieux saisir les paramètres qui définissent ma pédagogie théâtrale :

La zone proximale de développement (ZPD) se situe entre la zone d’autonomie et la zone de rupture. La ZPD se définit comme la zone où

13 Ibid.

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l’élève, à l’aide de ressources, est capable d’exécuter une tâche. Une tâche qui s’inscrit dans la ZPD permet à l’élève en apprentissage de se mobiliser, car il sent le défi réaliste. Afin de permettre aux élèves de se situer dans la ZPD, il pourrait être nécessaire pour l’enseignant de différencier les contenus, les structures, les processus et les productions pour éviter que des élèves se retrouvent soit en zone de rupture (trop difficile = non- mobilisation), soit en zone d’autonomie (trop facile = pas d’apprentissage). L’enseignant doit donc proposer à l’élève des situations d’apprentissage diversifiées qui visent sa zone proximale de développement. Ainsi, il lui sera possible de poursuivre le développement de ses compétences en mettant à profit ses connaissances antérieures, le soutien de l’enseignant et l’interaction avec ses pairs14.

Cette définition de la ZPD explique précisément comment j’ai procédé pour enseigner le jeu bouffonesque aux membres de la troupe. Comme le mentionne Vygotski, l’apprenant compte sur ses apprentissages antérieurs dans le but d’en faire de nouveaux. Pour ce qui est de mes élèves, je les ai formés, et d’autres metteurs en scène ont contribué à augmenter leur expérience théâtrale lors de leur passage au cégep et à l’université. Lorsque Marc Doré leur enseignait les fondements du jeu bouffonesque, je pouvais les observer et évaluer ce qu’ils avaient appris de nouveau par rapport au jeu, leur aisance à improviser et à s’amuser. J’étais en mesure de situer leur ZPD, c’est-à-dire, la zone où les apprentissages ne sont pas trop faciles et pas trop difficiles; une zone de réussites et non d’échecs. Je devais compter sur ce qu’ils savaient sur le jeu, sur ce que je pouvais leur apprendre et sur ce que les pairs avaient à ajouter.

Tout au long des ateliers que j’ai animés, j’ai eu à adapter ma façon d’enseigner. J’étais consciente que je devais diversifier les formes de travail, les stratégies d’enseignement

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afin d’emmener les apprentis comédiens à explorer les différentes facettes de leur bouffon. Tout comme Marc Doré avait fait lors des ateliers d’appropriation du jeu bouffonesque, j’avais à m’assurer que les exercices que je leur faisais vivre se solderaient par une réussite afin de vérifier que j’avais encore et toujours des jeunes motivés à aller jusqu’au bout du projet. Les activités que je préparais devenaient de plus en plus exigeantes, ce qui impliquait que je devais accompagner les comédiens dans leurs apprentissages. Lors de la lecture d’un article intitulé Tenir compte de la « zone proche de développement » des étudiants dans son enseignement, j’ai noté que « plus l’apprenant avance dans sa zone, plus il apprend, mais plus il a besoin d’aide pour ne pas vivre un échec qui le sortirait de sa zone15. » Comme Vygotski le mentionne dans ses écrits : « Grâce à l’imitation, dans une activité collective, sous la direction d’adultes, l’enfant est en mesure de réaliser beaucoup plus que ce qu’il réussit de façon autonome16. » Par contre, il ne faut pas oublier, toujours selon Vygotski, « […] ce que l’enfant peut accomplir aujourd’hui avec de l’aide, il sera en mesure de le faire demain de façon indépendante17. »

Cette indépendance a été vécue après que les comédiens aient peaufiné leur bouffon. Ce fut la première étape de l’autonomie. La seconde s’est réalisée lors des représentations de Christoeuf. Vers la fin des apprentissages, lors des improvisations, je laissais les

15 Katia RENAUD, François GUILLEMETTE et Céline LEBLANC, LE TABLEAU, Échange de bonnes pratiques entre enseignants de niveau universitaire, Tenir compte de la « zone proche de développement » des étudiants dans son enseignement, , UQTR, volume 5. numéro 1. 2016, https://learning-

raph.com/2016/04/05/vygotski-zone-proximale-développement [Consulté le 7 aout 2018]. 16 Ibid.

17 BODOVORA, Elena et Deborah J.LEONG, L’approche vygotskienne dans l’éducation de la petite enfance, 2012, Presses de l’Université du Québec, Québec, 358 p.

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comédiens prendre leur espace et leur temps. J’intervenais de moins en moins. Lors des derniers enchainements de la pièce, je leur partageais quelques commentaires sur le rythme, sur la projection de la voix et sur la générosité du comédien. Ainsi, dans la ZPD de chaque comédien, mon aide diminuait de plus en plus. J’étais consciente que je devais conduire chacun vers une autonomie dans le jeu. Notre confiance mutuelle, développée au fil des mois, leur a permis d’exploser sur scène, de s’amuser et de jouer avec un pur plaisir. La constance de l’aide apportée a conduit les élèves vers des apprentissages réalisés avec succès. Ils avaient confiance en leur jeu.

Voici un autre élément théorique établi par Vygotski : il est important de partir du social pour aller vers l’individu. Je l’ai observé chez Marc Doré lorsqu’il a travaillé la démarche des bouffons en faisant un cercle où chaque participant avait à en imiter un autre afin de s’aider à trouver sa façon de marcher. J’ai aussi remarqué ce principe de Vygotski lors des improvisations que Doré proposaient aux jeunes comédiens. Les explorations sur des thèmes précis ont permis à tous de mieux saisir l’esprit bouffonesque et de ramener ces observations vers leur bouffon. Un autre aspect de la pédagogie de Vygotski, je le rappelle, porte sur l’interaction des pairs. En voici un exemple: lorsque nous avons travaillé collectivement le costume de chacun des comédiens, les propositions des pairs étaient entendues, mais il revenait à chacun de garder ce qui faisait sens selon le regard de son bouffon.

Finalement, Vygotski a confirmé ma démarche en deux temps: « l’apprentissage qui précède le développement18 ».Les apprentissages nous ont permis de créer les bouffons,

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et le développement s’est fait lorsque nous avons abordé la pièce Christoeuf. Tout ce qui avait été appris se développait grâce aux personnages de la pièce, à l’histoire racontée, à la mise en scène, à la compréhension des répliques, aux rythmes, aux ambiances à créer, etc.

Afin de mieux comprendre les différents points de la ZPD de Vygotski, j’expliquerai, de façon pragmatique, comment j’ai pu guider les participants à approfondir la recherche de leur bouffon et de les diriger vers l’autonomie qu’exige la représentation théâtrale.

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