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5.3 Les conditions de vie et autres difficultés rencontrées que les répondants

5.3.2 Les troubles de santé mentale

La criminalisation des personnes qui ont des troubles mentaux n’est pas un phénomène nouveau. En 1841, Dorethea Dix œuvrait déjà à faire connaître les conditions souvent inhumaines d’incarcération des personnes atteintes d’un trouble mental. Elle a plaidé en faveur de l’établissement d’hôpitaux psychiatriques qui pourraient offrir des services adaptés à ces personnes. Son travail a été récompensé par la construction de nombreux hôpitaux psychiatriques partout en Amérique du Nord (Chaimowitz, 2012). Malheureusement, ces substituts à l’emprisonnement sont devenus progressivement des lieux surpeuplés où l’on soumettait parfois ces personnes à des pratiques abusives (Chaimowitz, 2012). Si bien que l’on en vint à considérer que les personnes qui avaient des troubles mentaux ne devaient plus être ségrégées dans ces lieux non plus.

Au Canada, la vague de désinstitutionnalisation débuta vers la fin des années 1950, mais elle connut son apogée au cours des années 1980 et 1990. À l’origine, on a perçu la « désinstitutionnalisation comme une démarche éclairée progressiste. La perspective d’une vie heureuse dans la communauté stimula et justifia ce mouvement » (Chaimowitz, 2012 : 2). Ce n’est que vers la fin des années 1970 que l’on commença à prendre conscience du fait que le phénomène de désinstitutionnalisation s’accompagnait de « transinstitutionnalisation », à savoir que si on libérait les personnes de l’hôpital psychiatrique, bon nombre de celles-ci toutefois se retrouvaient institutionnalisées à nouveau, mais cette fois dans un établissement carcéral (Chaimowitz, 2012). Depuis, de nombreuses études ont observé ce phénomène de transinstitutionnalisation. Par exemple, le Bureau de l’enquêteur correctionnel du Canada estime que c’est environ 38 % de la population carcérale masculine canadienne qui présentait un trouble de santé mentale pour l’année 2010-201164.

Étant donné que la caractéristique principale du sursis est justement de ne pas prévoir d’institutionnalisation, il apparaît, à première vue, étonnant de constater la prévalence des troubles mentaux chez les sursitaires. C’est effectivement presque les deux tiers (66,7 %)

111 des sursitaires (n=436) sondés par Robitaille et ses collaborateurs (2002) qui ont déclaré avoir des troubles mentaux. Près de 2 sursitaires sur 10 (18,3 %) avaient d’ailleurs déjà été admis au sein d’un hôpital psychiatrique (Robitaille et coll., 2002). Si la majorité des sursitaires déclarent avoir des troubles de santé mentale, les agents de probation qui sont chargés de leur suivi ont une perception différente. En effet, sur l’ensemble des sursitaires québécois qui étaient soumis à un sursis d’une durée d’un an entre 2003 et 2004 (N=290), les agents de probation ont identifié des troubles mentaux chez seulement 11,7 % d’entre eux (F.-Dufour et coll., 2009). Cela n’est guère surprenant dans la mesure où ces professionnels ne sont pas nécessairement formés pour évaluer la santé mentale des personnes dont ils ont la charge (Chaimowitz, 2012). Néanmoins, que l’on se base sur l’un ou l’autre de ces indicateurs, il ne fait pas de doute que les personnes qui sont soumises au sursis souffrent aussi de troubles mentaux.

Dans le cas de cette étude, c’est près du tiers des répondants qui ont dit souffrir d’un trouble mental. Pour la majorité d’entre eux, c’est dans le cadre de leur sursis qu’ils ont pris connaissance de ce trouble mental.

John a 33 ans lorsqu’il est soumis au sursis. Il a déjà été incarcéré trois fois pour des voies de fait. Pendant qu’il était en attente de son procès, son avocate lui a suggéré d’aller consulter un psychiatre. C’est alors qu’on lui diagnostique un trouble mental. Avant d’être sentencié, John entame un suivi thérapeutique d’une durée de trois ans. Sa peine de sursis lui a permis de poursuivre cette thérapie :

Bien moi j’ai un trouble de la personnalité limite. (Silence) Puis je n’étais pas diagnostiqué. Alors, j’étais comme une bombe sur deux pattes. Puis j’étais dépendant affectif… Mais ça remonte à loin ma criminalité aussi. Depuis que j’ai 18 ans, je me battais tout le temps. C’était surtout ça, des voies de fait. (Silence) Après ça euh… là c’est comme j’ai dit, j’étais, j’étais dépendant affectif, puis mon ex, étant que je buvais pas mal, elle n’en pouvait plus. Alors elle m’a laissé. Puis bien moi bien je ne l’ai pas pris. Je lui ai fait des menaces de mort. Puis c’est comme ça qu’elle a porté plainte. […] Quand je me suis fait arrêter c’était en… en août 2006. Là j’ai décidé que je changeais ma vie. Je me suis inscrit à une thérapie pour les troubles de la personnalité. Ç’a duré trois ans en tout, mais quand je suis arrivé devant le juge, bien je m’étais déjà pris en main alors il m’a donné mon sursis, parce que sinon j’aurais été fait! Mais

112 je voulais vraiment changer. Quand je suis arrivé chez le médecin puis là il m’a diagnostiqué un trouble de personnalité là, tout est devenu clair. Parce que j’avais tout le temps une… une mélancolie. Tu sais, c’est parce que j’avais un trouble, un débalancement chimique au cerveau. C’est vrai que je ne me suis pas aidé, l’alcool, la drogue puis toute, ça magane, ça mêle un gars. Alors c’est là que j’ai commencé à prendre des antidépresseurs, quatre antidépresseurs différents. Parce que moi, je n’étais pas fin, j’étais égocentrique. J’étais en dehors de la réalité de toute manière. C’est ça que j’ai appris en thérapie. Ça, les troubles de personnalité limite, moi je suis narcissique en plus, faut que je ramène tout à moi. Parce qu’avant, je n’avais peur de rien, je n’avais pas d’angoisses… J’étais complètement en dehors de la réalité. Ça je l’ai réalisé avec les antidépresseurs. Puis là bien, ça va bien. –John.

À partir des données recueillies auprès des huit répondants qui ont signifié avoir des troubles de santé mentale, il est désormais un peu plus aisé de comprendre le recours au sursis pour les personnes qui souffrent de troubles mentaux. Selon les propos des répondants, il semble que la motivation de la magistrature soit de permettre à ces personnes d’entreprendre un suivi thérapeutique qui réduirait les impacts de leurs troubles mentaux. D’ailleurs, comme la peine de sursis permet d’obliger les sursitaires à poursuivre ce traitement, faute de quoi ils pourraient être incarcérés, on peut présumer que l’on tente d’abord cette option avant d’envisager une peine plus sévère. Que ce soit d’abord pour éviter l’incarcération ou en vertu d’un réel désir de changement, il est quand même intéressant de noter que tous les répondants qui étaient sommés d’entreprendre un suivi thérapeutique l’ont complété. La majorité d’entre eux disent aller mieux. En fait, sur l’ensemble des répondants qui s’identifient un trouble mental, un seul déclare que cela constitue encore un obstacle quotidien.

Hubert a 34 ans lorsqu’il est condamné avec sursis. Il avait déjà été incarcéré à deux reprises. Il a passé une bonne partie de sa peine de sursis dans une ressource communautaire d’hébergement pour personnes contrevenantes, car il n’avait pas d’endroit où résider. Hubert connaît parfois des périodes d’itinérance. Il est père de deux filles qu’il n’a presque pas vues depuis leur naissance. Dans l’extrait qui suit, Hubert montre qu’il est parfois désorienté au point de ne plus se rappeler ce qu’il a fait au cours des deux ou trois jours précédents. Il craint alors d’avoir commis un délit dont il ne se souviendrait plus. Il a

113 également l’impression qu’il ne peut pas prévoir ce qu’il fera dans l’avenir. Ses propos illustrent à quel point il a le sentiment de ne pas maîtriser sa vie :

En 2009 là voyez-vous, j’ai été hospitalisé trois fois en psychiatrie. Ça ne marchait pas mon affaire. Le psychiatre X m’a amené la médication puis là ça pressait. J’avais une dépression mêlée avec anxiété puis… je ne dormais pas t’sais. Moi j’ai été des années à souffrir d’insomnie. J’ai commencé à crucher [s’enfoncer] pas à peu près. Je voyais ça aller qu’à un moment donné… Hou Hubert! T’sais, t’sais, tu es deux trois jours-là, tu ne sais pas trop ce que tu as fait la veille… là tu freaks, tu as peur, tu te sens coupable, tu as honte... En tout cas moi... Là tu te dis… Ouais à un moment donné… y va arriver de quoi de grave! –Hubert.