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CHAPITRE 6 : Le désistement du crime : les facteurs structurels

6.1.3 Le passage dans le système de justice pénale et la précarité en emploi

La plupart des répondants provenaient de milieux appauvris69. Cette situation de précarité financière s’est prolongée dans leur vie adulte pour la grande majorité d’entre eux. Différents facteurs peuvent avoir eu un rôle à jouer dans le maintien ou la reproduction de

136 ce phénomène. Le premier est lié au fait que la plupart des répondants n’ont pas prolongé leurs études au-delà du niveau secondaire. Le second facteur est lié à l’usage de substances toxicomaniaques70, lesquelles sont souvent associées à des interruptions de l’insertion sur le marché de l’emploi en raison d’activités illicites, d’incarcérations ou encore d’absentéisme. Seul le tiers des répondants rencontrés dans le cadre de cette étude avaient pu s’intégrer de façon satisfaisante et durable au marché de l’emploi avant leur peine de sursis. Pour les deux autres tiers, l’instabilité qui caractérisait leur parcours professionnel n’était pas perçue comme étant problématique. Leur perception était plutôt qu’il y aurait toujours de l’emploi pour les personnes qui sont prêtes à essayer différents métiers. On a un exemple de cette perception d’ouverture du marché de l’emploi dans les propos de Sam :

[J’ai été] bûcheron, pêcheur, agent de sécurité, euh, euh…plein, plein de choses. [Intervieweuse : Qu’est-ce qui vous faisait changer d’emploi?] Si j’ai changé, c’est parce qu’il faut essayer. Comme pour la pêche, j’étais écœuré. Là- dessus, j’ai suivi un cours de cuisine, puis un cours de boucher. C’est tout simplement comme ça, si j’ai changé de job c’est parce que j’étais écœuré ou bien ça a adonné de même. –Sam.

Or, après le passage dans le système judiciaire, la situation est différente. Le stigmate du casier judiciaire les empêche désormais d’avoir accès aux ressources économiques disponibles dans la structure sociale. Ils sont contraints d’accepter des emplois qui se caractérisent par des statuts précaires. Dans l’extrait suivant, John montre combien il devient difficile de sécuriser un emploi :

Tu sais, je faisais des petites jobines, mais ça ne durait jamais. Ça ne dure jamais, parce que lorsqu’ils apprennent que tu as un dossier criminel… ils t’essayent puis au bout de trois mois, tu tombes automatiquement syndiqué… bien ils te mettent dehors deux semaines avant. Ils ne veulent pas syndiquer un gars qui a un dossier. –John.

Ne pas pouvoir avoir de stabilité d’emploi pose problème à divers niveaux. Évidemment, cela complique l’accès aux ressources financières disponibles dans la structure sociale,

137 mais en plus cela coupe les répondants des ressources que l’on qualifie désormais de « capital social71 ». Or, il y a un assez vaste consensus au sein de la littérature scientifique sur le fait qu’il faut « minimalement » avoir accès au capital social pour qu’il puisse y avoir désistement du crime (Giordano et coll., 2002; Maruna, 1998, 2001), ou même que c’est l’accès à ce type de capital qui, en lui-même, « provoque » le désistement du crime (Barry, 2006; Farrall, 2002; Laub et Sampson, 2001, 2003; Sampson et Laub, 1993, 2003; Shover, 1996). Les études les plus récentes sur le désistement du crime indiquent par ailleurs que le fait d’avoir un emploi jugé en accord avec leurs préoccupations ultimes permet aux répondants de se réaliser au travail en plus d’avoir le sentiment d’être appréciés, et ce sont ces facteurs qui les amèneraient à se désister du crime (Wadsworth, 2006). En somme, selon la littérature recensée, il semble assez difficile de débuter ou de maintenir le processus de désistement du crime sans emploi.

Si l’on suit les propos recueillis auprès de certains répondants, non seulement le fait de ne pas avoir d’emploi complique-t-il leur processus de désistement du crime, mais en plus, cela pourrait les inciter à recommencer à commettre des délits. C’est ce que mentionne Kevin dans l’extrait suivant :

Moi c’est sûr que les places avec un gros syndicat, puis des gros avantages sociaux… je ne pourrai jamais là… C’est de la merde ça. Je ne comprends pas que les employeurs aient accès à ça [le casier judiciaire]. Ç’a pas rapport avec le travail là. Tu sais, si c’est un délit puis que c’est grave, bien ça as-tu rapport avec le travail? Qu’il fasse son temps puis quand il sort de là, donne-lui une job là! Là c’est juste pour des… des… Ça permet juste encore aux criminels de vivre encore dans le crime. Pas de travail. Ou bien un travail au salaire minimum. Ben oui, il est habitué de vivre comme un pacha, donne-lui une job au salaire minimum… –Kevin.

Plusieurs répondants semblent surpris de la réaction que suscite chez les employeurs leur casier judiciaire. Pour eux, il est presque paradoxal qu’on leur refuse un emploi sur la base

71 Le capital social a été défini à la page 36 au chapitre deux comme étant : « les liens de réciprocité (relations

mutuellement fortifiantes) qui sont créés entre des individus, le partage d’idéologies facilité par la stabilité de ces relations qui servent à établir des obligations, des attentes et des normes, lesquelles facilitent à leur tour l’atteinte de certains buts ou favorisent l’engagement dans la société civile et la coopération ».

138 de cette information. Patrick résume bien le sentiment d’incrédulité que plusieurs répondants ont ressenti la première fois qu’on leur a refusé un emploi :

J’ai postulé chez X pour être chauffeur de lift. Ils m’ont refusé parce que j’avais un dossier criminel. C’était à 12 piastres de l’heure. C’est là que j’ai réalisé tabar… je ne demande pas la fin du monde là, je veux juste travailler!!! Une petite job à 12 piastres de l’heure, puis ils me disent non à cause de mon dossier [secoue la tête de gauche à droite en haussant les épaules]. –Patrick.

Au Québec, la dernière étude à avoir mesuré l’attitude des employeurs envers les candidats qui ont un casier judiciaire indique que 50 % d’entre eux hésiteraient à employer quelqu’un qui en a un alors que 20 % d’entre eux rejetteraient automatiquement sa candidature (Grenier et coll., 1979, cités dans Hattem, Normandeau et Parent, 1982 : 320). Des études récentes menées en Grande-Bretagne (Metcalf, Anderson et Rolfe, 2001) et aux États-Unis (Pager, 2003) confirment également que les employeurs demeurent réticents à engager quelqu’un qui a un casier judiciaire. Afin de contourner cette barrière, certains répondants de l’échantillon disent ne pas avoir dévoilé leur passé criminel, bien que cette tactique ne leur ait pas permis de conserver leur emploi à long terme. Les propos de John témoignent de l’impasse dans laquelle certains répondants se trouvent quant à la divulgation de leur casier judiciaire :

Ce n’est pas évident, parce que s’ils te demandent si tu as un dossier… là tu n’as pas le choix de répondre oui. Si tu réponds oui, tu n’as pas de job. Si tu réponds non, tu pensais que tout est correct, tu travailles, tu travailles, et à un moment donné ils arrivent en disant : « Tu nous as menti, alors envoye! » [signe de la main qui signifie « va-t’en »] –John.

Bref, pour plusieurs répondants il demeure difficile de conserver un emploi en raison de leur casier judiciaire, ce qui les prive d’un capital humain et social qui faciliterait le désistement du crime. Ces répondants devront faire preuve d’ingéniosité pour accéder quand même à du capital social et humain par d’autres moyens que par l’emploi, ce qui

139 sera exploré un peu plus loin dans les résultats. Pour l’instant, retenons néanmoins que sans l’accès à l’emploi, il est plus difficile pour ces répondants d’arriver à se désister du crime. Avant de conclure cette section, il importe de préciser que la peine de sursis a été adoptée pour que les personnes contrevenantes puissent, de façon générale, conserver leur emploi. Or, de nombreux répondants ont indiqué qu’ils avaient été l’objet d’un congédiement qu’ils considèrent comme « nébuleux » à la suite de leur condamnation. Il semble donc que le passage dans le système pénal nuise autant aux personnes qui étaient en emploi au moment de la condamnation qu’à celles qui tentent ensuite d’intégrer le marché de l’emploi.

Jean-Claude avait 40 ans quand il a reçu une peine avec sursis de deux ans. Il a été reconnu coupable d’avoir posé des gestes à caractère sexuel à l’endroit de ses deux filles. Depuis sa condamnation, Jean-Claude a divorcé et on lui a retiré la garde de ses enfants. Jean-Claude a été en mesure de conserver son emploi pendant quelques mois jusqu’à ce que son délit vienne à être connu de son employeur. Selon lui, c’est ce qui explique son congédiement :

[Intervieweuse : Avez-vous l’impression que les gens sont au courant de votre sursis?] C’est sûr. J’ai même perdu ma job par rapport à ça. [Intervieweuse : Tout de suite après la sentence?] Non. On m’a fait croire que la police avait dit… avait créé des doutes sur moi… mais j’ai l’impression que ça s’est su de bouche à oreille là. Quand ils l’ont su... bien, ils se sont organisés pour me tasser. Ils m’ont dit qu’il n’y avait plus de job. Ce n’est pas évident ça, madame. Depuis le 11 novembre 2007 que je ne travaille plus. L’an passé à ce temps-ci (été), je suis retourné à l’école. Pas évident, reprendre les études à 50 ans… Là, j’ai un contrat, mais je ne sais pas pour combien de temps. [Intervieweuse : Est-ce que les nouveaux collègues de travail sont au courant de votre passé?] Non, puis je fais toute pour pas qui sachent. Il y en a un que je présume… d’après son parler puis ses manières, là [qu’il est au courant]. Alors je n’ose pas trop élaborer sur qui je suis et sur ce que je faisais avant pour ne pas qu’il fasse de lien. Moi c’est à tous les jours ma peine [depuis le sursis]. Je marche sur des œufs à tous les jours (long silence). –Jean-Claude.

En conclusion, le passage dans le système judiciaire se traduit par des complications importantes sur le plan de l’accès aux ressources économiques disponibles dans la structure par le biais de l’emploi. Or, il est généralement admis que l’emploi est un des facteurs importants dans le désistement du crime des personnes contrevenantes, que ce soit parce qu’il leur donne accès à des ressources matérielles ou encore parce qu’il permet également

140 l’accès au capital social (Barry, 2006; Cusson et Pinsonneault, 1986; Farrall, 2002; Giordano et coll., 2002; Kruttschnitt et coll., 2000; Laub et Sampson, 2001, 2003; Savolainen, 2009; Maruna, 1998, 2001; Sampson et Laub, 1993, 2003; Shover, 1996). Il n’est donc pas surprenant que dans les propos des répondants, les difficultés rencontrées dans la recherche d’un emploi soient la barrière structurelle qui a été le plus souvent mentionnée. Il importe toutefois de souligner que ces mêmes répondants emprunteront diverses stratégies pour s’adapter à cette nouvelle réalité. Certains suivront des formations qui leur permettront de créer de nouvelles opportunités (comme Jean-Claude par exemple) alors que d’autres parviendront à s’approprier du capital social par le biais d’activités non rémunérées. C’est ce qui explique qu’en dépit de cette barrière, ils soient tout de même parvenus à se désister du crime. Ces stratégies seront traitées plus longuement dans la deuxième partie de ce chapitre qui porte sur les facilitateurs structurels qu’ont identifiés les répondants. Pour l’instant, il importe de présenter la dernière barrière structurelle qui a été identifiée comme un frein au désistement de la part des répondants.