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Chapitre 1 : Théorie queer : subversion de l’identité et du genre

1.1 Le « troisième sexe » et la genèse des études de genre

Pour cerner au mieux l’avènement de cette théorie, il nous faut impérativement remonter dans le temps et étudier, plus en profondeur, la genèse des études scientifiques sur le genre. Nous ne prétendons pas ici, faire le récit d’un siècle de recherches et de remises en cause des identités de genre, mais explorer, au cours du XXe siècle, l’émergence de quelques concepts ou découvertes, notamment dans les

domaines de la psychanalyse, de la médecine, et plus généralement des sciences humaines, qui nous permettrons d’éclairer au mieux le développement théorique dont il est ici question.

En effet, le XXe siècle a vu apparaître, notamment en Europe, une remise en

question fondamentale des catégories genrées d’homme et de femme. Comme nous l’avons dit précédemment, la pensée queer se focalise principalement sur tous types d’individus ne s’accordant pas de manière spécifique à un genre, principalement du fait de son orientation sexuelle. Les prémices de la reconnaissance et de la théorisation scientifique d’une catégorie intermédiaire, se sont mises en place à la fin du XIXe siècle, essentiellement par le biais de la psychanalyse. Il nous faut

également rappeler qu’à l’époque, le genre renvoyait au sexe biologique exclusivement, de façon binaire et asymétrique. Un homme ou une femme se définissaient par des caractéristiques biologiques (organes génitaux et autres attributs physiques), ainsi qu’un comportement sexuel et social en adéquation. Les désirs homosexuels, lesbiens et les différents comportements d’individus ne s’accordant pas à leur sexe biologique relevaient d’une « anormalité » et étaient bien souvent

condamnés.

En 1864, le juriste et journaliste Allemand, Karl-Heinrich Ulrichs, précurseur du militantisme homosexuel, publia sous un faux nom, cinq essais titrés

Forschungen über das Rätsel der mannmännlichen Liebe193 [L’Énigme de l’amour

entre hommes]. Il est le premier à articuler une théorie biologique de l’homosexualité, avant même que ce terme n’apparaisse en 1869, sous la plume de l’écrivain hongrois Karl-Maria Kertbeny. Quarante ans plus tard, le psychologue allemand, Magnus Hirschfeld, influencé par les travaux d'Ulrichs, introduira au début du XXe siècle, la notion de « troisième sexe » à travers l’étude de

comportements sexuels « originaux » et de différents cas de travestissements. Bien que ces premiers travaux soient à l’origine d’une reconnaissance de comportements humains ne répondant pas aux critères « biologiques » et « sexuels » habituels, ils ne démentent pas le présupposé « naturaliste » associé aux deux sexes. La sociologue Brigitte Lhomond, spécialiste des constructions sociales de la sexualité et des rapports de sexe, note dans l’article « Mélange des genres et troisièmes sexe » à propos de cette nouvelle catégorisation :

« Une troisième catégorie est construite pour englober celles et ceux qui ne se conforment pas aux définitions des hommes et des femmes. Cette solution permet à la fois de poursuivre la nécessaire catégorisation comme impératif « scientifique » et de maintenir sans changement les deux groupe de base, du premier et du deuxième sexe. Le « troisième sexe », nom donné par Hirschfeld à cette nouvelle catégorie, est le sexe de regroupement des inverti-e-s. Il est constitué en référence aux deux autres, non comme altérité radicale, mais comme mélange. C’est un sexe de métissage. Sur la base d’un continuum entre deux types idéaux, les hommes « absolus » et les femmes « absolues », l’espace entre ces deux pôles est occupé par les « types intermédiaires » dont relèvent les homosexuel-le-s.194»

Bien que ces études ne contredisent pas, encore une fois, le cadre binaire de la sexualité humaine, pas plus qu’elles ne différencient les cas de travestissements des comportements homosexuels, communément associés, pour la toute première fois, des recherches scientifiques établissent une possible divergence entre le sexe biologique (mâle/femelle) et le comportement sexuel d’un individu 193Voir notamment KENNEDY Hubert, Karl Heinrich : Leben und Werk, Berlin, Bibliothek Rosa

Winkel, 1988

194LHOMOND Brigitte, « Mélange des genres et troisième sexe », dans Marie-Claude Hurtig,

Michèle Kail, Hélène Rouch (dir.), Sexe et Genre : de la hiérarchie entre les sexes, Paris, Édition du CNRS, p. 109-114, p. 110

(homosexuel/lesbien). Néanmoins, ces études ont, pour un temps, quasi-uniquement traitées de cas masculins.

Si la psychanalyse a largement contribué à la reconnaissance d’un potentiel trouble entre genre et sexualité, les avancées scientifiques ont elles aussi favorisé cette remise en cause du sexe biologique comme unique élément déterminant le genre d’un sujet. Néanmoins, ces études ont, pour un temps, quasi-uniquement traitées de cas masculins.

Depuis les années 1960, de grandes avancées ont vu le jour dans le domaine des sciences moléculaires. L’objectif de ces recherches, quant aux questionnements que nous soulevons, a été de trouver l’élément scientifique qui détermine le sexe biologique d’un fœtus lors de son développement. Très longtemps, la distinction entre les sexes « mâle » et « femelle » a été fondée sur l’existence des caryotypes (arrangement chromosomique d’une cellule), du chromosome 46, XX pour les femmes et XY pour les hommes. Néanmoins, comme nous l’explique Evelyn Peyre, Joëlle Wiels et Michèle Fonton, « dès 1964 l’existence d’individu « mâles » ayant un caryotype 46, XX était démontrée, ainsi que celle, un peu plus tard, de « femelle » 46 XY.195». Encore une fois, comme ce fut le cas en psychanalyse, ces découvertes

n’ont pas constitué une remise en question des genres en eux-mêmes, mais la reconnaissance scientifique, chez l’espèce humaine, d’identités de genre « atypiques », perçus, à l’époque et bien souvent encore aujourd’hui, comme des situations pathologiques. En 1991, dans l’ouvrage Sexe et Genre : de la

hiérarchisation entre les sexes, ces trois scientifiques notaient qu' « il serait sans

doute judicieux de repenser l’hypothèse selon laquelle il existe un événement déclenchant – hypothèse qui fonctionne actuellement comme une certitude196». Elles

poursuivent :

« Cette certitude est le corollaire de l’idée qu’il existe une frontière infranchissable entre les deux sexes. Or la notion de frontière […] devrait être aujourd’hui relativisée […] il existe de nombreuses « variantes » à ces deux formules. On peut évidemment considérer, comme le fait généralement la communauté scientifique, ces « variantes » 195FONTON Michèle, WIELS Joëlle, PEYRE Évelyne, « Sexe biologique et sexe social », dans

Marie-Claude Hurtig, Michèle Kail, Hélène Rouch (éd.), Sexe et Genre : de la hiérarchisation entre

les sexes, p. 27-50, p. 30

comme des situations pathologiques. […] Mais ne vaudrait-il pas mieux admettre, étant donné le nombre de gens en réalité non-malades que cela représente, que ce ne sont pas des individus qui sont « anormaux » mais bien le cadre conceptuel à la bicatégorisation dans lequel on veut les faire entrer.197 »

Cette citation est particulièrement éclairante, dans la mesure où elle définit, à elle seule, l’enjeu véritable de la théorie queer. Non plus considérer les dites « déviances » comme anormales, mais repenser et déconstruire la distinction binaire du genre dans laquelle ces réalités humaines, qu’il s’agisse de personnes homosexuelles ou transgenres, ne peuvent s’inscrire.

Toujours lors des années 1960, les sciences humaines ont repris ces travaux sur le genre, mais en établissant, cette fois-ci, ce dernier comme une construction socioculturelle, et en le faisant apparaître en dehors du sexe biologique198. Citons les

recherches du psychiatre et psychanalyste américain Robert Stoller qui a popularisé, à la fin des années 1960, cette conception disjointe du sexe et du genre, notamment par l’entremise de l’ouverture d’un centre de recherche sur l’identité sexuelle en Californie. Notons également l’ouvrage Sex, Gender, and society écrit par la sociologue britannique Ann Oakley, particulièrement influencée par les travaux de l’anthropologue français Claude Levi-Strauss, dans lequel elle désigne le genre par l’expression sexe « psycho-culturel » :

« "Sex" is a biological term: "gender" as psychological and cultural one. Commin sens suggests that they are merely two ways of looking at the same division and that someone who belongs to, say, the female sex will automatically belong to the corresponding (feminine) genre. In reality this is not so. To be a man or a woman, a boy or a girl, is as much a function of dress, gesture, occupation social network and personality, as it is of possessing a particular set of genitals.199 »

Dès lors le genre devient l’objet et l’outil d’une possible relecture des rapports entre

197FONTON Michèle, WIELS Joëlle, PEYRE Évelyne, « Sexe biologique et sexe social », op.cit, p.

30

198LAUFER Laurie, ROCHEFORT Florence, « Avant-propos – Qu’est-ce que le genre ? Pour lutter

contres les stéréotypes, les discriminations, les inégalité », dans Laurie Laufer, Florence Rochefort (dir.), Qu’est-ce que le genre ?, Paris, Payot & Rivages, 2014, p. 7-12

199OAKLEY Ann, Sex, Gender and Society, Londres, Temple Smith : new society, 1972, [nous

traduisons par : Sexe est un terme biologique : « genre » est un terme psychologique et culturel. Leur sens commun suggère qu’ils ne sont que deux façons de regarder la même division et que quelqu’un qui appartient, disons, au sexe féminin appartiendra automatiquement au genre correspondant (féminin). En réalité, ce n’est pas le cas. Être un homme ou une femme, un garçon ou une fille, est autant déterminé par le costume, la gestuelle, les occupations sociales et la personnalité, que par un ensemble particulier de parties génitales.], p. 158

homme et femme, et alimentera l’analyse féministe de la seconde vague. Laurie Laufer et Florence Rochefort dans l’avant-propos au texte, Qu’est-ce que le genre, expliquent :

« L’outil du genre n’est pas une « théorie » au sens dogmatique et idéologique que ses concepteurs lui supposent, mais c’est une approche scientifique qui s’appuie sur des apports théoriques dans des champs variés. Les études du genre font appel aux savoirs et aux méthodes des sciences sociales, du doute et de la critique en médecine, philosophie, psychanalyse, histoire, sociologie, littérature ou encore économie pour comprendre les façons dont la différence sexuelle, modelée par des stratégies de pouvoir et de contrôle sur les corps, implique des inégalités, des dominations et des discriminations. Il ne s’agit pas de nier une différence (de nier le sexe biologique comme le font entendre les détracteurs), mais de comprendre comment celle-ci, qui n’est qu’une différence parmi toutes celles qui font de chacun un être unique, a été socialement et culturellement surdéterminée.200 »

Les études questionnant le genre ont alimenté, à bien des égards, les débats féministes des années 1960, cependant, comme nous l’avions étudié précédemment, la seconde vague féministe s’est largement rattachée aux catégories de genre, masculin et féminin, afin de soulever théoriquement, les problèmes d’inégalités entre les sexes, en les associant non plus à un phénomène naturel mais à une construction socioculturelle. Néanmoins, l’exclusion et la discrimination des minorités sexuelles s’est trouvée être un sujet mineur pour ce temps du féminisme. Les mouvements militants homosexuels, vont alors, dès la fin des années 1960, pallier à l’invisibilité de ces réalités humaines dans la sphère sociale et s’organiser à leur tour, parallèlement aux luttes féministes.