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Chapitre 2 : Esthétique queer et déconstruction du genre

2.2 L’esthétique queer dans la sous-pratiques culturelles américaine

Nous retrouvons donc la pensée singulière queer, ainsi que ce goût pour les figures outrancières et androgynes dans différentes disciplines artistiques. Nous allons, à présent, essayer de déterminer la manière dont toutes ces formes ont réinvesti la figure du freak, et en quoi elle constitue un tournant de la pensée

224RENATE Lorenz, Art queer : une théorie Freak, Paris, B42, 2018, p. 38

féministe.

Nous la retrouvons, notamment, dans les pratiques drags. Comme le souligne Lorentz « Le terme freak n’indique aucune position de retrait, mais plutôt un mouvement de distanciation, de distance gardée par rapport aux idéaux de l’être blanc, de l’être hétérosexuel, de l’être valide, de l’être productif 226». Cette figure est

réhabilitée par cette pratique comme moyen de passer outre les injonctions normatives infligées aux corps. Elle poursuit :

« Ce qui devient visible […], ce ne sont pas des gens, des individus, des sujets, des identités, mais plutôt des assemblages qui n’œuvrent pas à faire « du genre, de la sexualité de la race », mais plutôt à défaire ces catégories. Si « je », comme l’a écrit Judith Butler, suis toujours constitué.e à travers des normes que je n’ai pas moi- mêmes produites, alors le drag est une manière de comprendre comment s’opère cette constitution, et de la reconstruire sur son propre corps. Mais en même temps, le drag est une manière d’organiser un ensemble de méthode efficaces, laborieuses, mi amicales, mi-agressives, pour produire une certaine distance227 . »

Le mouvement musical Punk américain est très souvent considéré comme étendard de la communauté queer. Des chanteuses telles que Joan Jett, Courtney Love ou Patti Smith sont des icônes du mouvement :

« Au cours des années 80 et 90, les artistes punks américaines avaient déjà donné le ton, en réinterrogeant la représentation féminine par l’entremise de leurs accoutrements. […] les femmes n’étaient plus le sujet des chansons, ni un objet de désir, ni des personnes associées à une image romantique, ni des groupies. L’idéologie punk a permis d’ouvrir un « front de libération », une nouvelle figure pour la féminité228. »

Pour la plupart, ce sont des artistes multi-disciplinaires. Si nous reprenons l’exemple de Patti Smith, elle est à la fois chanteuse, écrivaine peintre et poète. Rarement considérées comme des performeuses, la manière dont elles usent des attributs féminins sur scène (maquillage, talons aiguilles, porte-jarretelles…) en les exagérant fait pourtant écho à certaines performances des années 1960 et 1970. Seulement ici, la représentation féminine est plus outrancière et volontairement vulgaire :

226RENATE Lorenz, Art queer : une théorie Freak, Paris, B42, 2018, p. 46-47 227RENATE Lorenz, ibid, p. 38

228AUSINA Anne-Julie, « La performance comme force de combat dans le féminisme », dans « Où en

« […] Ces symboles appartiennent au registre du « trop » . Ils provoquent rires, répulsions ou fascination et permettent de renverser la représentation féminine et masculine, tout en utilisant ses codes et en inversant ses pôles représentatifs. Cependant ce « trop » sous-entend également une volonté de changement de dépassement229. »

Anne-Julie Ausina souligne ici la manière dont ces artistes se réapproprient des éléments culturellement très genrés pour mieux les dépasser. L’outrance devient un moyen de s’extraire des carcans féminins ou masculins, de réaliser et remodeler son propre genre au-delà de l’opposition binaire entre homme et femme.

Le néo-burlesque (new burlesque) est lui aussi considéré comme une pratique

queer, et féministe. Il s’est développé aux débuts des années 1990 aux États-Unis. Ce

sont des spectacles exclusivement scéniques réalisées par des danseurs et plus particulièrement des danseuses. Le néo-burlesque est une forme artistique populaire au sens où il a principalement été soutenu par des communautés minoritaires et dominées (femmes, gays, lesbiennes, trans…) dans des espaces comme les bars, salles de concert et plus rarement des théâtres, c’est une culture communautaire à proprement parler.

La troupe de néo-burlesque The Velvet Hammer dirigée par Michel Carr a été particulièrement importante pour la renommée de cette pratique. Là aussi, il est question de réhabiliter des corps considérés comme hors normes et/ou monstrueux (personnes handicapées, obèses, travesties). Le néo-burlesque est l’héritier de deux époques différentes, à la fois le burlesque originel du XIXe siècle en France, qui

émane des cabarets comme le Moulin Rouge et le Chat Noir, mais également de l’âge d’or du cinéma burlesque dans les années 1940 et 1950 aux États-Unis.

« Les performeuses burlesques vont en effet puiser leur inspiration dans les différents médias et supports de l’imagerie populaire: le cinéma, les comics, la littérature, la peinture et les représentations saintes. Cette utilisation de l’imagerie populaire s’explique notamment par cette volonté de lisibilité des gestes, de l’intrigue et du personnage qui est un aspect important de la forme cabarétique et de la tradition burlesque. Il n’y a pas de psychologie du personnage ou de sens caché : le sens se

donne dans l’immédiateté. Ces références communes permettent aussi de souder le public et les performeurs autour de figures connues de tous et avec lesquelles chacun

a déjà construit une relation personnelle, un attachement ou un rejet230. »

Ce mouvement est lui aussi politique, car il remet ouvertement en cause les standards de beauté féminins et masculins et développe la représentation des sexualités lesbiennes et homosexuelles par l’entremise de figures populaires et communes à tous :

« De nombreuses performeuses politico-burlesques, proposent aux femmes qui les regardent une réflexion alliée à un soulagement, à un relâchement de la pression sociale. Entre un bien être évident et un positionnement politique, les performeuses offrent un champ de liberté féministe qui ne pourrait exister autrement que par le passage à l’acte, par l’acte performatif.231 »

Nous pouvons également citer, concernant les années 1990, l’avènement du cinéma post-porn, pratique queer et féministe pro-sex par excellence. Ce mouvement constitue une catégorie particulière du cinéma pornographique étasunien qui revendique une dimension militante féministe dans sa représentation de la sexualité. Cette esthétique constitue un contre-discours, une alternative au féminisme « traditionnel ». Stéphanie Kunert, maîtresse de conférence en science de l’information et de la communication et membre fondateur de la revue Genre,

sexualité et société, note à propos de cette mouvance :

« La pornographie féministe telle qu’elle est née aux États-Unis est d’abord un métadiscours du féminisme, qui commente le mouvement féministe et se positionne par rapport à lui. Il émerge en réaction au discours féministe « dominant » (celui qui rencontre le plus d’écho dans la sphère publique) visant à abolir la pornographie et la prostitution. À ce sujet, on parle de sex wars – expression à distinguer de la locution française « guerre des sexes » puisqu’il ne s’agit pas du conflit opposant des hommes et des femmes dans le combat pour l’égalité entre les sexes, mais du conflit opposant les féministes dites « pro-sexe » aux féministes dites abolitionnistes ou prohibitionnistes visant à interdire la pornographie et/ou la prostitution232. »

Au cours des années 1990, le mouvement post-porn s’illustre aussi bien dans des productions audiovisuelles que scéniques. On y retrouve cette idée de 230SAINTAGNE Camille, « Les performeuses néo-burlesques : stéréotypes et/ou icône féminin(e)s de

la culture populaire », sur le site POP-en-stock, [en ligne] :

http://popenstock.ca/dossier/article/les-performeuses-néo-burlesques-stéréotypes-etou-icônes- féminines-de-la-culture#footnote3_y3p22yu (dernière consultation le 18/08/2019)

231AUSINA Anne-Julie, « La performance comme force de combat dans le féminisme », dans Estelle

Lebel (dir.), Recherches Féministes, n°27, Où en sommes-nous avec le féminisme en art ?, 2014, p. 81-96, p. 85

232KUNERT Stéphanie, « Les métadiscours pornographiques », dans Questions de communication,

dépassement du genre, une critique acerbe du phallocentrisme dans les circuits de diffusions pornographiques dominants. Les artistes post-porn revendiquent une sexualité au présent, loin des clichés habituels, où tous les corps, tailles, sexes, genres et orientations sexuelles sont représentés.

Les origines de ce mouvement ne sont par ailleurs pas étrangères à l’art performance, Julie Lavigne dans son article « La post-pornographie comme art féministe : la sexualité explicite de Carolee Schneemann, d’Annie Sprinkle et d'Emilie Jouvet233» fait la genèse de mouvement post-porn en remontant à la

performance-vidéo de Carolee Schneeman, Fuses234, dans laquelle elle filme ses

ébats sexuels avec son mari.

C’est un mouvement plus englobant, inclusif et, pour beaucoup, plus réaliste que la pornographie classique. Le post-porn a été un terrain de jeu formidable pour les artistes queers et féministes pro-sexe. Un nouveau moyen d’aborder la sexualité (féminine) dans les arts :

« Le geste de produire des images sexuellement explicites est considéré par ses auteures comme une réponse politique féministe à la domination masculine de l’industrie pornographique et des imaginaires sexuels, dans la mesure où ce sont ordinairement des hommes qui produisent, distribuent les produits de l’industrie pornographique. Peu nombreuses dans les métiers de la technique, de la réalisation et de la production des films pornographiques, les femmes se trouvent souvent devant la caméra, dans la position d’objets du désir. Ainsi des actrices américaines telles Annie Sprinkle, Candida Royalle (dans les années 80-90) […] ont-elles voulu devenir sujets et auteures de leurs propres discours. On assiste alors à l’émergence d’un mouvement politique qui défend les droits des travailleuses du sexe et, parallèlement, à la diffusion de zines (petits journaux photocopiés, fabriqués avec peu de moyens et de façon alternative), photographies et films qui explorent, exposent, interrogent, définissent et revendiquent les sexualités des femmes, des lesbiennes et des queers d’un point de vue situé, celui des femmes et des minorités sexuelles et de genre235 . »

Ces quelques exemples montrent combien le mouvement queer marque un tournant dans la pensée féministe. Ce mouvement et l’esthétique qu’il fait apparaître s’est principalement développé en lien avec des registres culturels populaires. Pour

233LAVIGNE Julie, « La post-pornographie comme art féministe : la sexualité explicite de Carolee

Schneemann, d’Annie Sprinkle et d'Emilie Jouvet », dans Recherches féministes, vol. 27, n°2, Où en

sommes-nous avec le féministe en art ?, 2014, p. 63-79

234SCHNEEMANN Caroline, Fuses, film cinématographique 16mm couleur, silencieux, présenté au

festival de Cannes devant le jury de sélection, 1968

autant, les expressions queers sont restées minoritaires, en marge des pratiques et autres industries culturelles qu’elles souhaitaient réinvestir. Elles ont tout de même réussi à dévoiler le phallocentrisme et l’omniprésence du désir masculin hétérosexuel dans la représentation des corps et de la sexualité humaine.