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Chapitre 1 : Théorie queer : subversion de l’identité et du genre

1.3 Introduction de la théorie queer dans le monde universitaire

Suite à ces mouvements populaires, la pensée queer va se structurer dans le milieu universitaire. Cependant, à cette période tout du moins, une frontière sépare ces deux mondes, la communauté queer accusant la recherche universitaire d’être trop élitiste et de se situer trop loin des problèmes concrets vécus par les personnes concernées.

Teresa de Lauretis, universitaire d’origine italienne et professeure à l’Université de Californie, introduit pour la première fois en février 1990, l’expression théorie queer. Elle importe cet adjectif dans le milieu académique universitaire. L’historien et théoricien queer américain David Halperin fait la chronique de l’introduction de ce terme dans le milieu universitaire dans le texte « The Normalization of Queer Theory » :

« Queer theory originally came into being as a joke. Teresa de Lauretis coined thes phrase "queer theory" to serve as the title of a conference that she held in february of 1990 at the University of California, Santa Cruz […] She had heard the world "queer" being tossed about in a gay-affirmative sens by activists, street kids, and memebrs of the art world in New York during the late 1980s. She had the courage, and the conviction, to pair that scurrilous term with the academic holy word […].209 »

La théorie queer propose une conception féministe plus mixte et ouverte aux hommes. Contrairement à un féminisme que nous pourrions qualifier de « traditionnel », ce mouvement énonce une nature performative et fluide de l’identité, conteste l’idée d’une identité commune et universelle, même au sein des

209HALPERIN David. M, « The Normalization of Queer Theory », dans Journal of Homosexuality,

vol. 45, n°2/3/4, 2003, p.339-343, [nous traduisons par :À l’origine, l’appellation « théorie queer » était une blague. Teresa de Lauretis a utilisé l’expression « théorie queer » comme titre pour une conférence qu’elle a tenue en février 1990 à l’université de Californie, Santa Cruz […] Elle avait entendu des personnes gaies, activistes, enfants des rues et acteurs du monde de l'art new-yorkais s’approprier ce terme avec une connotation affirmative à la fin des années 1980. Elle a eu le courage, et la conviction, d’associé ce terme trivial avec le saint monde académique.], p. 339

sexes biologiques. C’est cette conception du genre, qui entraîne parfois un clivage entre la pensée féministe dite « radicale » et le mouvement queer. En effet comme l’explique les féministes britanniques Debbie Cameron et Joan Scanlon :

« Le féminisme radical est une analyse matérialiste qui soutient que le genre n’est pas produit seulement par du discours et de la performance, mais que c’est un système dans lequel un genre (le masculin) possède le pouvoir économique et politique et l’autre (le féminin) ne l’a pas – et un système où le groupe dominant a intérêt à préserver cet état de fait. Le féminisme radical inclut une reconnaissance du fait que l’on ne peut pas produire (ou remettre en question) le système de genre seulement par le discours ou la performance individuelle – du fait d’adopter certains vêtements, un certain langage, ou même par des changements anatomiques. En dehors de certains contextes limités, la culture dominante interprétera toujours ces gestes à la lumière des codes sociaux dominants, et elle cherchera à vous classer dans la catégorie homme ou femme.210 »

Le mouvement queer implique tous les sexes biologiques (homme, femme, inter-sexe), tous les genres (cisgenre, transgenre, non-binaire), les différentes orientations sexuelles (homosexualité, bisexualité, asexualité) et toutes les identités de genres, c’est-à-dire la perception subjective par le sujet de son propre genre (certaines personnes pouvant par exemple se qualifier comme non-binaires ou

agenres en dépit de leur sexe biologique). En somme, nous pourrions définir la

théorie queer comme une des potentielles finalités des études du genre, à savoir l’abolition complète des deux catégories de genre « absolues ».

Elle comporte, néanmoins, une autre dimension, particulièrement prégnante ; une réflexion sur la sexualité humaine. Le mouvement queer est très en lien avec les mouvements pro-sex des années 1980 et 1990, qui interrogent les sujets tabous de la pornographie et du travail sexuel. À propos de cette caractéristique de la pensée

queer, Michèle Riot-Sarcey décrit la manière dont certains regroupements féministes

ont, auparavant, participé à la diabolisation de ces questions :

« Déconstruire les oppositions binaires qui structurent les rapports de domination constitue l’une des tâches parmi les plus importantes réalisées durant ces trois dernières décennies par les études féministes et les études sur le genre. Ainsi les oppositions masculins/féminins, nature/culture, raison/sentiments, privé/public, hétéro/homo, entre autres, ont fait l’objet d’une attention particulière, et de nombreux travaux montrent comment l’ensemble de ces oppositions hiérarchisées se structure en 210CAMERON Debbie, SCANLON Joan, « Convergences et divergences entre le féminisme radical et

la théorie queer », Annick Boisset, Martin Dufresne (trad.), dans Nouvelles Questions Féministes, février 2014, vol. 33, p. 80-94, p. 91-92

un système symbolique qui consolide la domination des hommes, hétérosexuels, riches et blancs. Une opposition pourtant, sans doute moins évidente et frontale, résiste non seulement à la déconstruction, mais s’avère avoir été renforcé par certains courants du féminisme. Il s’agit de l’opposition, ou plutôt du clivage, entre le travail et la sexualité […] Je parle de clivage pour souligner à quel point le sexe est le mauvais objet du travail.211 »

La théorie queer fait de la sexualité une partie essentielle de la construction de « soi » et propose une conception pluri-sexuelledu féminisme. En d’autres termes, elle affirme une diversité de pratiques sexuelles dépassant largement le cadre des rapports hétéro-normés.

Pour résumer, la théorie queer incarne une nouvelle étape de la réflexion féministe et des études sur le genre. Une pensée plus inclusive, plus représentative de l’ensemble des femmes et des minorités sexuelles et de genres discriminées. Le mouvement queer prend une certaine distance quant au combat pour l’égalité entre les sexes. Il est moins question d’un affrontement entre une population masculine dominante et une population féminine dominée, qu’une relecture des genres, de leurs origines et de la manière dont ils déterminent ou non notre identité. Il ne faut pas, pour autant, considérer le mouvement queer comme un contre-féminisme mais davantage comme la possibilité d’une critique interne d’un mouvement qui a pensé la condition féminine selon l’unique prisme des rapports hétéro-sexuels et a parfois omis une réflexion plus importante sur les discriminations portées à d’autres communautés.

Chapitre 2 : Esthétique queer et déconstruction du genre