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Chapitre 2 : Mise en jeu du corps et figuration symbolique

2.1 Art corporel : corps et violence comme moyen d’action dans la

La mise en jeu des corps est en effet ce qui caractérise le plus l’art 71O'REILLY Sally, Le Corps dans l’art contemporain, Lydie Echasseriaud (trad.), Paris, Thames &

Hudson, 2010, [2009], p. 20

performance, à ses débuts, en particulier pour l’art corporel, et le happening73. C’est

au cours des années 1960 que l’expression body art émerge dans le vocabulaire des critiques d’art. À cette époque, ce terme englobe toute pratique artistique utilisant les corps comme matériau premier de création. Il n’était pas encore question de performance comme aujourd’hui. L’emploi de ce terme est ici anachronique. Ce vocabulaire est pourtant encore aujourd’hui problématique puisque le body art englobe aux États-Unis, toutes les modifications corporelles possibles comme le tatouage ou le piercing. Il faut également rappeler que le body art est un courant provenant des arts plastiques. L’utilisation du corps était pour ces artistes un moyen de s’approcher de l’art vivant. À l’époque, ce sont des expressions comme body as

art ou body art qui sont utilisées par les critiques d’art pour décrire le travail de Vito Acconci, Chris Burden ou Bruce Naumann. En France, l’art corporel est théorisé par François Pluchart dans la revue ArTitudes. Il analysera, au cours des années 1970, les performances de Michel Journiac ou encore Gina Pane. Ce courant, emblématique de l’art performance des années 1960 et 1970, se conçoit comme une pratique subversive en opposition aux pratiques artistiques traditionnelles. Pour ces artistes, l’enveloppe charnelle de l’être humain est le véhicule d’une quête identitaire. Elle permet aux spectateurs une réflexion sur eux-mêmes en observant le corps d’autrui. François Pluchart, à ce propos, note :

« L’art, est aujourd’hui une activité périmée s’il renvoie à une pratique élitiste, mondaine et engluée dans la sublimation quand ce n’est pas dans le sordide des rivalités de personnes. Contraint d’abandonner successivement la totalité de ses positions traditionnelles (représentation du monde, mise en images du divin et du sacré, valorisation sociale, etc.), l’art est clivé en deux points de vue irréductibles : le décoratif et le discursif, désaliénant et perturbateur. C’est dans ce second lieu que se situe l’art corporel. […] Dans une société post-industrielle, l’enjeu se situe entre une domination de l’homme par l’appareil ou son inverse. Le politique l’idéologique, le sens ne produisant plus de sens et l’appareil fonctionnant de lui-même sans modèle, la communication corporelle est l’ultime chance de l’homme hors d’un totalitarisme aveugle. Seul le parler du corps peut résister à ce qui est en marche, inexorablement. Ce langage de la chair et du désir est à inventer en chacun de nous, sans exclusif de quelque nature que ce soit. Cet engagement est difficile : il implique de renoncer aux schémas relatifs au goût, à la beauté, à la morale, à la justice, voire à la part aliénante de la sentimentalité. Aujourd’hui il ne s 'agit pas de faire la révolution (impossible, parce que insensée et innommable elle aussi), mais d’être un corps, viande, désir, 73Le happening est un événement artistique. Il se distingue de la performance par son caractère

infiniment74. »

Il est donc, selon François Pluchart, nécessaire d’en finir avec l’art « décoratif75» et

d’en revenir au corps. Il est, par ailleurs, moins question d’agir sur les corps, que de les laisser agir sur nous. Libérer la « communication corporelle76» humaine trop

longtemps écartée au profit du verbe ou de la représentation du monde, qui contribuent à l’aliénation sociale dans laquelle nous sommes tous plongés.

Bien que le body art américain s’apparente de très près à l’art corporel français, Gina Pane établira une distinction nette entre ces deux courants. Selon elle, cette différence se situe à l’endroit d’une dimension sociale ou sociologique plus prégnante dans l’art corporel français, en comparaison au body art américain, davantage conceptuel. François Pluchart, quant à lui, sera très ambivalent sur cette distinction. Au cours des années 1970, il défendra les spécificités du mouvement sur la scène française tout en internationalisant ce terme et l’appliquant à des artistes étrangers77. Cette distinction peut être remise en cause si l’on observe les actions de

l’artiste américano-cubaine Ana Mendieta qui a exploré des thématiques, elles aussi sociales, telles que la place de la femme dans la religion cubaine Santeria ou encore le viol. Nous n’appliquerons donc pas cette différenciation entre art corporel et body

art, qui se rejoignent sur leur utilisation conjointe du corps comme moyen

d’expression ; un attrait certain pour des performances extrêmes, voire violentes ainsi qu’une dimension politique et sociale.

Très rapidement, de nombreuses performeuses se sont jointes à cette nouvelle utilisation du corps. Ce médium était pour elles le meilleur moyen d’engager une remise en question de l’identité sexuelle ou de genre ainsi que la représentation de la femme. En effet, il constitue un moyen privilégié pour aborder frontalement les

74PLUCHART François, « Troisième manifeste », dans Art Corporel, Paris, Maison de la culture de

Nevers et de la Nièvre, 1981, p. 378

75PLUCHART François, ibid. 76PLUCHART François, ibid.

77Voir notamment BEGOC Janig, « Entre émulation et instrumentalisation : La place du Body Art

américain dans la constitution de l’art corporel en France », dans Janig Begoc, Nathalie Boulouch, Elvan Zabunyan (dir.), La Performance : Entre archives et pratique contemporaine, Rennes, P.U.R, 2011, p. 63-77

problématiques d’objectivation du corps féminin, d’identité féminine, du rôle laissé aux femmes dans la société ainsi que leur autonomie et leur droit à disposer de leur propre corps. Beaucoup d’artistes ont alors cherché à montrer ce qui définissait l’identité féminine et à remettre en question ses composantes.