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Partie 4. Le sens des priorités

2. La triple sélection scolaire

En dépit de l’importance que le club de La Roche Vendée Football accorde au recrutement (voir Partie 3 en page 63), la sélection des jeunes est largement conditionnée par l’établissement scolaire. En effet, chaque joueur/élève passe une sélection en trois phases. Et les acteurs sportifs ne sont pas inactifs dans ce processus puisqu’ils sont partie prenante de la solidification de l’empreinte scolaire sur les sections sportives. En définissant des critères de sélection sportifs qui se fondent à l’assortiment des valeurs de l’école, ils amplifient la concordance scolaire qui caractérise le profil des jeunes garçons qui peupleront chaque structure. Combiné à une sélection scolaire en aval de la sélection sportive, l’étau scolaire se resserre. L’écrémage est parachevé in vitro par la suprématie de l’établissement dans le maintien ou non en section sportive scolaire des élèves dissidents. Cette procédure soutenue par les responsables sportifs contribue à généraliser des profils d’élèves scolaires ou plutôt en possession d’un potentiel pour réussir scolairement. Cette aseptisation, plus ou moins profonde, des profils des élèves compte tenu de leurs possibilités scolaires complète la domination du scolaire sur le sportif.

La première sélection, que nous appellerons sélection primaire, se situe temporellement en amont de l’intégration des élèves en section sportive scolaire. Elle est réalisée par les acteurs du monde sportif. Elle consiste à évaluer lors du concours d’entrée pratique des contenus visant à détecter chez les jeunes joueurs des prédispositions scolaires. L’attention du recruteur se focalise principalement sur ces critères. En dehors des indices habituels d’évaluation en football (technique et physique), Michel Mora confrontait les joueurs à une épreuve atypique4 : la jonglerie à

4 Les épreuves présentées ici son propres à Michel Mora. Le concours actuel a quelque peu changé puisqu’il s’est retiré du processus de recrutement sportif. Néanmoins, Stéphane Arnaud stipule que sur le concours est construit « sur le même modèle, avec des tests qui se ressemblent (Tests techniques,

86 deux ballons. Plus que de réelles qualités techniques, le critère de réussite se situait davantage sur la capacité intrinsèque d’apprentissage. Confrontés à un exercice que la plupart n’ont jamais essayé, certains joueurs étaient capables en cinq minutes de s’en sortir et de faire des progrès fulgurants. Cet exercice est donc mobilisé comme un révélateur de l’aptitude à apprendre, caractéristique de la compétence scolaire. Dans le même ordre d’idée, les élèves étaient soumis à un test de jonglerie simple. Cet instant, générateur de stress pour de nombreux joueurs qui n’ont pas réalisé l’exercice depuis plusieurs années s’avère révéler des aptitudes morales utiles pour surmonter l’échec. Cette force de caractère est précieuse pour un élève qui souhaite entrer en section sportive compte tenu des contraintes auxquelles il sera confronté pour mener de front son emploi du temps scolaire et son emploi du temps sportif. Quant aux situations jouées5 incontournables lors d’une sélection en sport collectif, au-

delà de l’efficacité pure et de l’influence du joueur sur la rencontre, l’accent était mis sur la prise d’information, révélatrice de l’intelligence de jeu du joueur. Bien que ce soit une forme d’intelligence contextualisée, construite aux cours des expériences vécues lors de leur formation, cette indication peut dans une moindre mesure révéler des aptitudes réflexives et cognitives qui ne sont pas de trop dans le curriculum vitae d’un élève qui souhaite réussir à l’école. Tandis que ces concours ont vocation à détecter des aptitudes footballistiques, il n’empêche que la vigilance des recruteurs sportifs n’omet pas d’affiner les profils des joueurs au regard de caractéristiques révélatrices d’une forme de compétence scolaire. Tout comme le concours d’entrée dans un Pôle « espoirs », la classification n’est pas exclusivement basée sur des performances sportives mais consiste à repérer les joueurs les plus disposés parmi les plus performants selon des critères d’éducabilité. Ainsi, « l’opération de sélection fait ressortir des savoir-faire ou des "savoir se comporter" en fonction d’un contexte de plus en plus imprégné de la vie future » en section sportive (Privet, 2012, p. 56).

« Je faisais des tests athlétiques et des tests de coordination. En fait l’idée dans mes tests de coordination c’était de regarder par exemple "jongler avec deux ballons". C’est des trucs [sic] qu’ils

physiques, jeu) ». Bien que les exercices ne soient pas stricto sensu identiques, les logiques en jeu concordent.

5 Une situation jouée est couramment appelée du « jeu réduit ». Concrètement, cela consiste en l’opposition de deux équipes, dans un espace de jeu diminué, avec des équipes à effectif réduit, dans un temps de jeu contraint. Les règles du football à onze sont tout de même conservées.

87 n’avaient jamais fait. (…). L’objectif ce n’était pas de faire des singes

savants mais c’était regarder ceux qui étaient capables. En fait comme ils ne l’avaient jamais fait, il y en avait je voyais qu’ils apprenaient. En cinq minutes ils apprenaient. Et puis t’en a d’autres qui… sur leur aptitude à apprendre. (…) Et je regardais le test de jonglage, aussi, simple. Parce que ça leur sape le moral quand ils voient ce truc. Ils se disent "je ne sais pas faire, c’est trop dur". Et l’après-midi je faisais des jeux, des jeux à effectifs réduits, et là je regardais comment ils s’informaient » (Michel Mora, entretien du 17 décembre 2019)

La sélection secondaire fait référence à la sélection scolaire et à l’utilisation du dossier scolaire – plus particulièrement des appréciations – par la commission scolaire décisionnaire. L’état de la recherche actuelle dans le domaine de l’accès à la formation au métier de footballeur nous informe sur ce point que « les classements et les hiérarchies scolaires y sont mobilisés comme des ressources à part entière » (Bertrand et al., 2016, p. 98). Dans le cas du football, cette mobilisation – bien que « moins centrale » – se fait à des fins de sélection par une réinterprétation des résultats scolaires donnant des indices sur un « mental »6 (Bertrand et al., 2016, p. 93). La

transposition de cette analyse7 au recrutement des élèves des sections sportives de

PMF et du Roc met en lumière l’importance du dossier scolaire annoncée par tous les acteurs interrogés afin « d’estimer le niveau de l’élève par rapport à la difficulté du rythme de travail qu’il va avoir » (Entretien de Philippe Sulpice, 2020b). Ainsi, les dossiers scolaires doivent être solides sur « moyenne » et « appréciations » (Entretien de Stéphane Arnaud, 2020). Alors, là où le dossier est révélateur d’une attitude, d’un « prisme "comportemental" (…) qui permet d’écarter les jeunes "tordus" ou qui "mettent le bazar" » dans un centre de formation (Bertrand, 2014, p. 175), le dossier scolaire permettant d’entrer en section sportive scolaire indiquera en plus les probabilités d’accès au diplôme du baccalauréat sans redoublement ; « au nom d’une certaine morale de l’effort, de la discipline et du travail ». Stéphane Arnaud remarque

6 « C’est-à-dire des dispositions plus génériques à l’effort et à la docilité susceptibles de soutenir la forme totale d’engagement appelée par la formation. » (Bertrand, Coton et Nouiri-Mangold, 2016, p. 94).

7 Nous nous autorisons ici à transposer cette idée tirée du monde de la formation du football professionnelle puisque les conditions de sa production sont relativement ressemblant. Nous sommes ici sur le même sport, avec des logiques limitrophes, où les caractéristiques sociales des recrutés sont contiguës (d’après les annonces des enquêtés).

88 de ce fait que les deux lycées sont « assez exigeants et veulent des dossiers solides ». Bien que « les dossiers jugés fragiles, même admissibles en seconde, [soient] refusés » (Entretien de Stéphane Arnaud, 2020), Philippe Sulpice précise que les refus sont peu nombreux et qu’ils sont tout de même plus fréquents chez les footballeurs. Cette observation s’explique d’une part du fait de la sélection primaire opérée par le mouvement sportif, d’autre part compte tenu des possibilités variées d’orientations proposées par les lycées Pierre Mendes-France et Notre Dame du Roc8.

Enfin, l’ultime étape de sélection, la sélection tertiaire, consiste à contrôler d’un point de vue disciplinaire les comportements non conformes et à lisser les difficultés scolaires. Si la sélection primaire et secondaire a été performante, le recours à cette étape trois, plus proche de l’orientation que de la sélection pure, n’a pas lieu d’être. Elle permet de réguler l’activité des élèves au sein même de la structure. La première forme de celle-ci, la plus courante, revient à aménager l’emploi du temps sportif pour répondre à une chute des résultats scolaires. En ce sens, Michel Mora a toujours privilégié l’accompagnement personnalisé (AP) « quitte à rater [le foot] si ça tombait sur des créneaux d’entraînement ». Sinon, lorsqu’un « coup de mou » scolaire est repéré, il organise matériellement l’emploi du temps extrascolaire des élèves en identifiant les créneaux de travail à leur disposition. Si cette formule ne donnait pas satisfaction, il n’hésitait pas à enlever des séances9. La marque scolaire se fait ici bien

sentir contrairement à ce qui a pu être observé dans le centre de formation de « l’AS » (Bertrand, 2014, p. 179). De plus, Michel Mora a toujours fait appel à un système de contrat (tel que présenté dans la Partie 4.1 en page 80). La seconde forme, de manière un peu plus prononcée que pour un élève lambda, revient à sanctionner – jusqu’à l’exclusion de la structure sportive – une attitude non propice au monde scolaire par un retrait temporaire du forfait « entraînement ». Cette option reste néanmoins marginale selon les dires des enquêtés. Ces actes forts, engagés par les responsables sportifs, les rendent crédibles aux yeux de la communauté scolaire et affirment leur légitimité.

8 Que ce soit au Roc ou à PMF, les jeunes peuvent s’orienter dans une filière générale ou technologique. À Mendes-France, il est impossible de s’orienter en L. En plus, Notre Dame du Roc permet aux joueurs de continuer leur scolarité dans une formation professionnelle et en BTS.

89 « Stéphane Arnaud et le collègue qui porte la natation sont des

personnes qui heureusement pour les élèves et les parents d’élèves mettent toujours en avant la réussite scolaire avant le parcours sportif. Donc ce discours – qui se traduit par des actes forts à chaque fois qu’un élève est en difficulté scolaire avec une décharge d’entraînement, une rencontre avec la famille et l’élève afin de comprendre ce qui se passe, une participation aux conseils de classe –, leur présence, leur honnêteté par rapport à tout cela font que la communauté scolaire et les équipes pédagogiques leur font confiance » (Alain Mongis, entretien du 6 avril 2020)

Nous observons néanmoins, et cela a le mérite d’être souligné, que le degré de rigidité des deux dernières phases de sélection – pour lesquelles les agents scolaires prononcent le verdict définitif10 – divergent selon l’établissement qui en a la

responsabilité. Stéphane Arnaud juge la sélection (ici appelée sélection secondaire) plus rude scolairement dans le privé et remarque « plus de souplesse dans le public ». D’ailleurs, Philippe Sulpice affirme qu’un « jeune qui n’aura pas le niveau scolaire (…) ne rentrera pas, même s’il a été sélectionné sportivement » alors que Alain Mongis n’est pas aussi strict lorsqu’il évoque le dossier de l’élève. Aussi, Stéphane Arnaud a connu des élèves qui ont été renvoyés du lycée Notre Dame du Roc alors que cela ne s’est, selon lui, jamais produit au lycée Pierre Mendes-France.

« Je pense qu’il y a un peu plus de souplesse sur le public. Clairement, c’est plus dur sur le privé. Il est arrivé même qu’en cours de cycle, des joueurs soient remerciés de la section et du lycée au Roc. Alors que ce n’est pas le cas dans le public. Mais après, sans demander des dossiers exceptionnels, les deux sont assez exigeants et veulent des dossiers solides. Les dossiers doivent être solides sur les moyennes et les appréciations. » (Stéphane Arnaud, entretien du 25 février 2020)

10 Notons que lorsque les décisions disciplinaires à prendre sont superficielles, la direction de l’établissement délègue majoritairement la décision de la sanction au club. Mais preuve de son autorité et de sa domination dans la relation, dès lors que la décision à prendre est sensible, le lycée est seul maître du verdict rendu. « Quand il y a un problème, on demande aux entraineurs de remettre de l’ordre s’il y a besoin. (…) [Mais] c’est nous qui avons la décision disciplinaire sur le jeune » (Entretien de Philippe Sulpice, 2020a).

90 Au bout du compte, il parait évident, compte tenu de ce qui a été avancé dans la partie précédente (voir Partie 1.1 Subordination incorporée en page 80) que ce triptyque sélectif participe au processus de reproduction de la hiérarchie entre le sport et l’école au sein des sections sportives scolaires tant elles contribuent à miser sur des élèves disposés scolairement. Évidemment, cette triple sélectivité reste tendancielle. Il serait faux de penser que la sélection sur des critères sportifs soit complètement abandonnée compte tenu de son importance dans l’implication du club dans ces dispositifs. Néanmoins, l’empilement de ces phases successives est loin d’être négligeable et ne peut donc pas être ignoré. Le repérage des savoir-faire ou capacités cognitives, l’importance des savoir-être implicitement décrits sur les bulletins scolaires et la régulation des comportements déviants conduisent donc à valoriser le scolaire au profit du sportif.